Procès du 13-Novembre : le journal de bord d'un ex-otage du Bataclan, semaine 23
Depuis le 8 septembre 2021 le procès des attentats du 13-Novembre se tient à Paris. David Fritz-Goeppinger, victime de ces attentats est aujourd’hui photographe et auteur. Il a accepté de partager via ce journal de bord son ressenti, en image et à l'écrit, durant les longs mois que durent ce procès fleuve, qui a débuté le mercredi 8 septembre 2021 devant la cour d'assises spéciale de Paris. Voici son récit de la 21e semaine d'audience.
>> Le journal de la vingtième-deuxième semaine
Six ans d’attente
Mercredi 30 mars. Après l’interrogatoire de Mohamed Abrini hier et toutes les révélations qu’il a pu faire, celui d’aujourd’hui prend un sens tout particulier. Nous entendons Salah Abdeslam sur la journée, puis la soirée du 13-Novembre. Mohamed Abrini n’a pas cessé de dédouaner voir de diminuer l’implication de son ami d’enfance quitte à s’exposer personnellement.
En marchant dans la galerie des prisonniers, avant d’entrer dans le sanctuaire, je repense à la première fois que j’ai vu Salah Abdeslam. J’ai 23 ans. Nous sommes le 15 novembre, je vis encore chez mes parents en banlieue et mon corps fait toujours écho au fracas de l’attentat. J’ai mal aux jambes, au bras, au dos et d’insupportables acouphènes résonnent dans ma tête. Comme la veille, je me réveille automatiquement et sans avoir eu l’impression de dormir. À travers la porte de ma petite chambre filtrent les sons de la grande TV noire de mes parents qui diffuse, en boucle, les informations liées aux attentats. Mon esprit continue de reproduire scène après scène, coup de feu après coup de feu, l’attentat, la prise d’otage et la libération par la BRI. Je sors de ma chambre et adresse un regard à mon père qui me pointe la télévision du doigt et dit, en espagnol : “Regarde, ils ont trouvé un mec lié aux attentats !” À l’écran, un portrait façon pièce d’identité d’un homme. Son nom : Salah Abdeslam, avec écrit : "APPEL À TEMOINS". Je me souviens l’observer avec attention, en écoutant les dernières informations le concernant : il est en fuite et a été contrôlé à trois reprises par la police française lors de celle-ci. Je ne réalisais alors pas la place qu’il aurait aujourd’hui dans l’audience des attentats et dans ce journal.
La salle d’audience principale est pleine à craquer. Des avocats, des journalistes, des parties civiles discutent. Peu de temps après, je passe les doubles portes de la salle des criées et commence à écrire ces mots.
La sonnerie retentit, le président demande à Salah Abdeslam de se lever pour répondre aux questions et l’autorise à enlever son masque. Après une courte question de Jean-Louis Périès, Salah Abdeslam se lève et prend la parole : “Monsieur le président, mesdames et messieurs de la cour, bonjour à tous. Je souhaite aujourd’hui garder le silence.” Au fond de moi, j’étais certain que cela arriverait tôt ou tard, que la posture passée de l’accusé allait refaire surface. Ai-je été naïf de croire qu’il parlerait du jour à l’origine de nos souffrances ? Au fond de moi, la colère gronde. Salah Abdeslam continue en donnant ses arguments mais le président insiste, alors qu’il ne l’a jamais fait jusqu’ici : “Vous savez que c’est une posture dangereuse pour vous ?” Mais il en faut plus pour faire changer d’avis le principal accusé : “C’est un droit que j’ai, et je n’ai pas à me justifier pour ça (...) c’était dur de garder le silence pendant six ans. C’était la posture que j’avais choisie. J’ai dit des choses, aussi à l'égard des victimes, avec respect. Je ne peux plus m’exprimer.” Le président persiste : “Pour quelles raisons ?” Salah Abdeslam, stoïque : “Je n’ai pas à me justifier de garder le silence. Par respect pour vous, pour la cour et pour toutes les personnes ici présentes. J’ai entendu la semaine passée une avocate des parties civiles dire que les accusés ont le droit de garder le silence et qu’on ne pouvait pas les juger.” Le président de la cour ne cache pas sa déception : “Bon… bon je vais faire comme j’ai l'habitude de faire jusqu’à présent, je vais poser des questions, mais je n’aurai pas de réponse.” L’accusé demande l’autorisation de s’asseoir et le président ajoute : “Si vous changez d’avis, vous faites signe.”
Je suis tellement en colère que j’ai du mal à me concentrer sur le monologue du président. Le président regarde l’accusé après chaque question. Chaque point sur lequel il aurait voulu avoir des réponses. Salah Abdeslam et Mohamed Abrini sont les deux seuls hommes à pouvoir donner des détails sur les ultimes préparatifs avant les attentats. Sa posture, bien qu’elle m’énerve profondément, est finalement peu étonnante et fait écho aux six années de silence qu’il a fait subir aux enquêteurs et aux victimes. J’ai beau essayer de pousser ma réflexion au maximum, je ne comprends pas. Le président poursuit en faisant référence à sa présence dans le 18e arrondissement de la capitale : “Pourquoi vous être dirigé vers le nord de Paris pour finalement redescendre (...) Vous allez dans le 18e alors que vous avez encore votre ceinture sur vous. Mais votre ceinture, vous en débarrasserez en banlieue sud. (...) Pourquoi, dans la voiture, on trouvera un papier avec écrit place de la République, Charles-de-Gaulle, boulevard Saint-Martin ?” Le président apparaît tendu à l’écran et poursuit en citant le communiqué de revendication de l’État Islamique qui fait référence 18e arrondissement alors qu’aucun attentat n’a eu lieu dans ce quartier. Le président, dans une ultime tentative : “Pas d’autres explications, monsieur Abdeslam ?” Mais le principal accusé reste impassible, muet et regarde devant lui malgré les relances du président de la cour et conclut ses questions : “La cour a-t-elle des questions… sans réponses ?”
Frédérique Aline entame un dialogue impossible, seule.
Avant le début de l’audience, la peur prépondérante de la plupart des parties civiles qui m’entourent est que Salah Abdeslam restera immobile dans sa posture, à garder le silence. Le premier jour d’audience nous a donné tort. Par la suite, l’homme opte pour des réponses fragmentées, parfois donnant, parfois retenant des informations importantes pour l’avancée de l’audience. En écrivant ces mots, je comprends que l’accusé Salah Abdeslam est devenu une sorte de marqueur rythmique de l’audience, dont le premier battement date du 8 septembre. Depuis, tous les acteurs les attendent mais aujourd'hui, pas de battement, juste un silence insondable avec au fond, nos questions qui n’obtiendront jamais de réponse. Je suis triste.
Nicolas Le Bris porte la voix du PNAT et commence à son tour un long monologue. Monologue teinté de remarques acides en direction de l’accusé qui s'est entre-temps levé. Je quitte la salle des criées pour rejoindre Gwendal et Bruno dans la salle principale. Comme je disais hier, j’ai pris désormais l’habitude que les avocats généraux soient particulièrement pointus dans leurs questions et postures, tantôt démontant les thèses avancées par les accusés et plus rarement validant certaines d'entre elles. Mais aujourd’hui Nicolas Le Bris n’est pas dans la nuance et je crois ne pas me tromper si je dis qu’il est en colère. Après plusieurs remarques acerbes sur l’implication de l’homme dans l’entreprise terroriste, démontant une à une les hypothèses probables sur sa renonciation préméditée. Autour de moi Gwendal et Bruno opinent du chef, on est tous les trois d’accord, l’avocat général n’a pas de temps à perdre dans sa quête de vérité. Avant de partir de la salle principale, je l’entends dire : “Tout foutre en l’air.” Pour conclure son monologue, Nicolas Le Bris tonne, en direction de l’accusé : “Ce silence apporte malgré tout à l'audience la confirmation avec vous, monsieur Abdeslam, que la lâcheté est la marque de fabrique des terroristes. Qu’après avoir fait votre pseudo buzz, il n'y a pas une once de courage chez vous, c'est vraiment de la lâcheté à l'état brut.”
Au Palais de Justice de Paris. (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)
Au tour des avocats de parties civiles, c’est maître Bahu qui démarre et s’adresse à l’accusé. Maître Sellami, ensuite, aborde le fait que quelques-uns de ses clients sont de confession musulmane : “Vous êtes croyant, il y a une sourate qui parle de repentance. Le devoir de réparer. Je représente quelques parties civiles musulmanes qui attendent des réponses, ils attendent des réponses.” Sans aucune réaction de l’accusé dans le box. Maître Topaloff interroge aussi Salah Abdeslam, ainsi que maître Josserand-Schmidt, qui changera la donne puisque l’accusé répondra à quelques-unes de ses questions. À la fin de sa longue liste de questions, Salah Abdeslam prend son micro en main et dit : “Je suis désolé de ne pas pouvoir vous répondre à vos questions. Je vous écoute avec attention mais … je vais répondre à quelques questions.” Il explique qu’il a constaté la détermination de son frère le 12 novembre et poursuit : “Je ne veux pas m’exprimer aujourd’hui parce que je sais que m’exprimer ou garder le silence, ça ne sert à rien du tout, pour moi en tout cas.” Et il ajoute qu’il souhaiterai un “procès équitable” et aurait voulu entendre “cette femme qui a perdu six enfants dans un bombardement français”. Sur son dernier rendez-vous avec sa fiancée, il confie qu’il a versé des larmes car il se savait impliqué dans les rouages des attentats alors que celle-ci lui parlait de ses projets d’avenir. À la fin de sa courte intervention le président s'adresse à lui : “Pour que le jugement soit équitable il faut donner des explications à tout le monde !” Il n'obtient aucune réaction de l’accusé.
Entre deux questions avocats de parties civiles, maître Josserand-Schmidt se permet d’intervenir mais le président est ferme, elle ne doit avoir qu’une question. L’avocate n’en démord pas : “Vous voyez que l'échange est possible. Est-ce que vous acceptez, oui ou non, qu'on poursuive un peu l'échange ?” Et contre toute attente, Salah Abdeslam accepte, en partie, et continue : “J’ai dis que j’ai renoncé à actionner ma ceinture, pas par lâcheté, pas par peur, mais c'était ma décision.” Maître Josserand-Schmidt : “Le mardi 10 novembre, vous n'êtes pas encore dans l'optique de porter une ceinture explosive sur vous ?” Réponse de l’accusé : “Pas encore”. Et d’ajouter que tout change au moment où il rencontre Abdelhamid Abaaoud, juste avant les attentats. L’avocate lui demande pourquoi il a dit à ses “frères” que la ceinture n’a pas fonctionné et ajoute, méticuleuse : “C’est un mensonge ?” L’accusé valide et confirme : “C’était un mensonge, j’avais honte de ne pas avoir été jusqu'au bout et j'avais peur du regard des autres. J’avais 25 ans aussi.” Fin du court échange de Salah Abdeslam et de l'avocate de parties civiles.
Par la suite, plusieurs avocats parviennent à tirer le principal accusé de son silence, tantôt pour de courtes remarques, tantôt pour de longues tirades. J’écoute avec attention mais ne retranscrit pas pour autant. L’intervention de maître Seban m’interpelle, il semble en colère et regarde avec force l’accusé qui reste muet tout au long du monologue de l’avocat. Maître Seban : “Vous aviez les moyens de dire non ! Pourquoi vous n’avez pas appelé ? Je ne vous remercie de rien. Je sais qu’il y a 130 morts et je ne vous remercie de rien. Je dis juste que vous auriez pu empêcher ça. Que vous avez emmené repérer les lieux et que si tous ces gens sont morts, monsieur Abdeslam, c’est parce que vous avez participé à ces attentats. Aujourd’hui encore, vous leur crachez à la figure, en ne leur expliquant pas pourquoi ils sont morts, pourquoi ils sont blessés. Voilà ce que ressentent mes clients !” À part une remarque de maître Violleau au sujet d’une écoute, les avocats de la défense n’ont aucune question.
Pendant la suspension, je lis le tweet d’un ami qui me touche et fait écho au silence du jour : “La justice des hommes, c’est donner une voix aux morts à faire entendre aux assassins qui font le choix de se taire.”
À mon retour, le prochain témoin, le chef du pôle explosifs de la Préfecture de police de Paris, est déjà à la barre et projette des plans contenant des données électriques. L’homme livre avec force détails si, oui ou non, le gilet (celui que Salah Abdeslam a abandonné dans une benne à ordures, à Montrouge) était fonctionnel. Son intervention est suivie de plusieurs interventions des parties.
Le président demande à Salah Abdeslam de se lever pour répondre à ses questions au sujet du gilet explosif. Après un premier refus, l’accusé finit par accepter de répondre et finit par céder qu’il a arraché les “piles 9V” du gilet. Les questions s’enchaînent, mais l’homme ne répond plus, ni aux assesseures, ni aux avocats des parties civiles.
J’arrête l’écriture pour aujourd’hui car j’ai rendez-vous à l’extérieur. Je ne suis pas sûr de venir demain, mais je reviendrai vendredi si la diffusion des audios du Bataclan a lieu.À vendredi, peut être.
David Fritz-Goeppinger. (FAO WARDSON)