Procès du 13-Novembre : le journal de bord d'un ex-otage du Bataclan, semaine 21
Depuis le 8 septembre 2021 le procès des attentats du 13-Novembre se tient à Paris. David Fritz Goeppinger, victime de ces attentats est aujourd’hui photographe et auteur. Il a accepté de partager via ce journal de bord son ressenti, en image et à l'écrit, durant les longs mois que durent ce procès fleuve, qui a débuté le mercredi 8 septembre 2021 devant la cour d'assises spéciale de Paris. Voici son récit de la 21e semaine d'audience.
>> Le journal de la vingtième semaine
Assez
Mardi 15 mars. Je traverse le Pont-Neuf sous de fines gouttes de pluie. Je traîne des pieds, je n’ai pas envie d’être là. Depuis le 8 septembre dernier, ma vie trempe comme un sachet de thé dans la grande tasse que représente le procès. Je prends conscience il y a quelques jours que l’audience n’est pas ma vie et qu’à vrai dire, après plusieurs mois, je commence à me demander s’il enlèvera, ou pas, quelque chose à ma douleur. Dans tous les cas et malgré les plusieurs jours de pause, j’ai l’impression d’être un élastique tiré à son maximum. En venant, je me demande s’il ne faudrait pas, à l’inverse, tenir un journal de bord du quotidien, puisque l’audience ne représente qu’un fragment de ce que nous vivons dehors depuis sept ans. L’hypervigilance, les cauchemars, la précarité financière, le deuil, les douleurs physiques et psychiques, sans évoquer les démarches administratives interminables et fatigantes. Le procès n’est qu’un élément de plus sur ces couches. Je suis fatigué. Fatigué de voir que même si je m’éloigne géographiquement et mentalement du procès, mon esprit reste tourné vers l’Île de la Cité et à la date fatidique de la fin de l’audience, dans trois mois seulement. Malgré tous mes efforts pour tenir les rênes grâce au journal de bord, le sentiment de pause est gigantesque, comme un coup de hache dans mon quotidien déjà précaire, le procès en détruit l’équilibre. Alors que nous reste-t-il ? Cette question, infinie et perpétuelle me suit dans mes longues marches pour venir au centre de la capitale, que restera-t-il de tout cela après le verdict ? Malgré mes appels de phares à des maisons d’éditions pour publier le journal de bord, je n’en ai toujours pas, peu à peu mon désir de publier le journal s'effrite et celui de venir à l’audience aussi. Lors des "grosses" journées comme celles d’aujourd’hui j’ai, au fond de moi, le sentiment que les cartes sont rebattues et le constat est que finalement, ce qui restera après l’audience n’est que mon statut de victime, sans tour de cou orange. Arrivé Place Dauphine j'aperçois la silhouette d’Antoine Megie, un des chercheurs présents depuis le 8 septembre dernier à v13. Antoine suit les procès du terrorisme de façon générale et fait partie du paysage des habitués du sanctuaire. Nos discussions philosophiques sur la condition de victime et la place de la victime dans le procès font souvent écho dans la salle des pas perdus, nos rires aussi. Il fait partie de mes grands alliés dans le sanctuaire. Alors que je commence l’écriture de ce billet, Salah Abdeslam est interrogé par le président de la Cour. Comme d’habitude, lorsqu’il est interrogé, c’est un grand rendez-vous. Sa voix est devenue le rythme de l’occupation des bancs des salles de v13 alors même que certaines journées, plus discrètes, résonnent plus fort pour tout le monde. Les silhouettes de parties civiles que je n’ai jamais vues emplissent les bancs de la salle principale. L’espace réservé à la presse est noir de caméras alors que la salle des criées résonne du bruit des claviers de journalistes qui s’activent pour retranscrire l’interrogatoire du Président de la cour, Jean-Louis Périès. Après avoir assisté à la plupart des questions-réponses de la cour à Salah Abdeslam, je constate qu’il adopte à chaque fois un comportement différent des fois précédentes. Tantôt il se souvient précisément, tantôt il élude et semble avoir "oublié" les moments pointés du doigt. Aujourd’hui les parties se penchent sur la période entre fin août 2015 et le début du mois de novembre 2015. C’est durant cette période clé, avant les attentats, que tout se fait. Mais comme d’habitude jusqu’ici le principal accusé n’apporte que peu de réponses et d’éléments intéressants sur le fond de l’affaire, à l’aide de : "Je ne me souviens pas (...)", "je ne veux pas dénoncer des personnes" et le président d’insister : "Même si elles sont décédées ?" "Oui, je ne suis pas là pour dénoncer d’autres gens" et s’il confirme avoir rapatrié des personnes d’autres pays, il se justifie pourtant : "Ces personnes, ce sont mes frères pour l'islam. Ils vivaient dans une zone de guerre. Il y avait le régime de Bachar Al Assad, Vladimir Poutine. Et tous ces gens combattaient l’islam, et le prophète nous a interdit d’abandonner nos frères." Sorte de magnétophone cassé, il donne, pendant une heure, les mêmes réponses au président ainsi qu’à la première et seconde assesseure. Après une pause d’une demi-heure sur les marches, la cour reprend l’interrogatoire et les mêmes réponses indignes résonnent dans l’enceinte du Palais. Huit mois d’audience et j’ai l’impression de commencer à entrevoir les contours de certaines des stratégies de défense des accusés mais concernant Salah Abdeslam, j’ai du mal à savoir pourquoi il se terre aujourd’hui dans une forme de provocation vis-à-vis des parties. Lorsque l’avocate générale, Camille Hennetier l'interroge, il pousse l’irrespect jusqu’à lui dire "Vous qui êtes amoureuse de la téléphonie (...)" accueilli par un regard étonné mais sévère de l’avocate générale, hochement de tête à l’unisson dans la salle des criées, tout le monde est consterné. Malgré le comportement de l’accusé, l’avocate générale insiste pour obtenir des réponses même parcellaires pour que tout le monde avance. Malgré le temps qui passe, j'ai tout de même le sentiment que nous tournons autour du pot et que nous sommes englués. Aux questions de Maître Topaloff, avocate de parties civiles, l’accusé s’emporte à deux reprises et tient des propos particulièrement provocants. Après que l’avocate ait longuement exposé une hypothèse (en lien avec les propres réponses de Salah Abdeslam), l’accusé lance un "Vous avez accouché ?" suivi d’un grand brouhaha que nous n’entendons qu’en partie dans la salle des criées, ma colère, elle, continue de grandir et il poursuivra en répondant à l’avocate de parties civiles : "Vous m’avez bousillé la vie, je vous le dis". Réponse de l’avocate : "C'est qui, 'vous' ?", "c’est la France voilà, vous comprenez bien que la prison ça laisse des traces, faut y aller pour comprendre." Le président intervient pour calmer la discussion. Je quitte la salle des criées pour rejoindre Arthur Dénouveaux dans la salle des pas perdus et observe quelques minutes après les portes de la salle principale s’ouvrir, une suspension est annoncée. Durant la pause, on m’apprend qu’un incident a eu lieu à la suite d’une question posée par Maître Chemla à Salah Abdeslam. Visiblement, des applaudissements auraient retenti dans la salle. Maître Vettes, l’un des deux conseils de l'accusé, prend la parole et pointe du doigt la nature des questions posées par l’avocat de parties civiles et reproche au président de la cour de ne pas avoir repris Maître Chemla. Le président aurait perdu son sang-froid, suivi d’une salve d'applaudissements dans la salle d’audience, il conclura : "Suspension !" Je regagne rapidement la salle des criées après la courte suspension. Le président prend la parole : "C'est un appel au calme, il est inadmissible d'avoir des cris et des commentaires de la part du public. Ce n’est pas comme ça qu’on doit rendre la justice." Maître Vettes reprend la parole posément, suivi de Maître Ronen, tous deux demandent à la cour d’acter les différents incidents : les applaudissements, les micros coupés et une remarque d’une des deux assesseures et de conclure : "Sur les bancs de la défense, nous quittons nos fonctions pour aujourd’hui pour bien signifier que l’audience doit se tenir sereinement." Son intervention est suivie de regards surpris dans la salle des criées. Le président de répondre qu’il n’a pas l’intention d’acter ce qu’il ne considère pas comme des incidents. Sur l’écran de retransmission, les robes volent ou coulent comme un liquide noir, alors que les avocats de la défense quittent l’audience. Pour ma part, la journée me rappelle le ras-le-bol ressenti à mon arrivée aujourd’hui. "Le procès patine", "on n'apprend pas grand-chose", "pourquoi il agit comme ça ?" entends-je aux suspensions. Aujourd’hui, les masques nous protégeant du Covid sont tombés et sur les visages que je découvre, je vois une forte lassitude derrière un drap de colère. Il y a un an je n'aurais jamais pensé en être "là" aujourd’hui, au final ce ne sont ni les mots entendus, ni le procès, ni la voix des accusés qui me travaillent le plus mais tout simplement la longueur infinie des débats. Au fond de moi, la voix d’une amie résonne : "Attends-toi à être déçu !" À demain.