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Insolite et Faits divers

DOCUMENT FRANCEINFO. Le 13-Novembre d'un voisin descendu porter secours aux blessés "dès que les terroristes sont partis"

À l'approche du procès des attentats du 13 novembre 2015, franceinfo révèle une série de documents inédits. Ils sont victimes, témoins, policiers, secouristes... ils racontent leur 13-Novembre. Jean-Luc Wertenschlag habite près de La Belle Équipe dans le 11e arrondissement de Paris. Ce soir-là, il est l'un des premiers à venir en aide aux blessés.  Jean-Luc Wertenschlag est un quinquagénaire au visage rond, très jovial. Il n'est pas une victime directe des attentats du 13-Novembre, mais ce soir-là, sa vie à basculé. Vendredi 13 novembre 2015, ce kinésithérapeute qui a aussi de solides connaissances en premiers secours était chez lui, dans le 11e arrondissement de Paris. Et les terroristes sont venus frapper en bas de son appartement : sur la petite terrasse de la brasserie La Belle Equipe où 20 personnes sont mortes. Dès le départ des tireurs, Jean-Luc Wertenschlag est descendu tenter tout son possible auprès des victimes agonisantes. Ce vendredi-là reste gravé en lui. Et c'est précisément dans ce café la Belle équipe qu'il nous a donné rendez-vous pour nous livrer son récit. Avertissement : les témoignages qui suivent relatent des événements particulièrement dramatiques et violents, susceptibles de choquer.  Jean-Luc Wertenschlag : Ce soir-là, aux alentours de 21h30, on est avec ma fille dans le canapé du salon, et l’on regarde une série. A un moment, on entend une espèce de pétarade dans la rue, très forte, très violente. En premier, on pense à des pétards et puis très vite, comme j'ai fait mon service national, je reconnais le bruit d'une arme automatique. Là, je dis à ma fille : "On se sauve, on ne reste pas dans la pièce !" On part à l'autre bout de l'appartement. Une fois à l'abri d'éventuels tirs, on essaie d'appeler les forces de l'ordre, la police. Je prends mon téléphone fixe, on fait le 17. Avec mon téléphone portable, j'ai le numéro du commissariat du 11e. J'essaie de les appeler. Les deux numéros sont en attente. Je ne sais pas encore qu'il y a eu des attaques. Donc, je suis en attente, pas de réponse. Et puis, la curiosité l'emporte, j'ai envie de comprendre ce qui se passe. Et avec précaution, je me rapproche de la baie vitrée. C'est encore un réflexe de mon service national : je sais que je peux, en reculant d'un pas, ne plus être dans la ligne de tir.  Je me rends compte que j'ai mon téléphone à la main, en train d'attendre que la police réponde. Et puis je me dis : mais il faut que je fasse des photos. Encore un autre réflexe : je coupe mon flash et je fais quatre photos que je donnerai par la suite à la police. Ces photos, la police m'a dit que je pouvais les supprimer. En vrai, je n’ai jamais pu. Je n’ai jamais pu parce qu'elles ancrent la réalité de ce qui s'est passé ce soir-là et je ne peux pas les enlever. C'est du réel, elles existent. Elles font partie des toutes premières, alors c'est violent. Vous avez le tireur, je crois que c'est un des frères Abdeslam, mais je ne sais pas lequel c'est. En vrai, je m'en fous. Quand on voit ses attitudes... Il est en train de tuer des gens. Qu'est-ce que ça veut dire ? Et puis, sur une autre image exploitable, ils sont en train de remonter dans la voiture. La voiture s'en va. À l'époque, je suis encore masseur-kiné hospitalier, j'ai une formation très solide en premiers secours. Dès que je vois que la voiture est partie, qu'ils ne sont plus là, je grimpe prendre ma trousse dans l'armoire... je fais tomber tous les médicaments. Je dis à ma fille de 15 ans : "Tu restes à l'abri, tu appelles maman, moi je dois descendre". J'arrive sur la terrasse. Je reconnais deux commerçants du quartier, Philippe et Fred, qui sont déjà là. Ils sont déjà en train d'essayer de faire quelque chose. Moi, j'arrive sur le côté gauche de la terrasse. Devant moi, il y a une première personne qui est morte. Je ne peux rien faire. J'avance. Il y a une jeune femme devant moi qui a une plaie à la cuisse qui saigne par jets. Là, ma vision se resserre. Je vois la plaie, j'ouvre ma sacoche, j'essaie de prendre ce que j'ai dedans, des compresses, je mets ces compresses sur cette plaie hémorragique à la jambe. Je demande à la jeune femme d'appuyer dessus. Elle me répond qu'elle ne peut pas parce qu'elle a aussi une balle dans le bras. Donc là, j'enlève ma ceinture. Je fais deux tours autour des compresses. Je serre le plus fort possible pour arrêter le sang. Un garrot de fortune. Ce qui est impressionnant, c'est qu'au moment où je fais ça, il faut serrer fort, et cette jeune femme ne crie pas. Il n'y a pas de cri. Je savais qu'il fallait que je marque un T sur le front de la victime. Je me souvenais plus pourquoi, mais je savais qu'il fallait faire un T. Comme je n'avais pas de stylo, j'ai mis mes doigts dans le sang et j'ai marqué le T sur son front. En fait, c'est pour "Time" et derrière, il faut marquer l'heure à laquelle vous avez posé le garrot. La plaie est tellement béante que je ne crois pas que cette personne ait survécu. Je n'en sais rien... Et puis après, j'ai une espèce de black-out, un trou noir. La jeune femme qui a survécu, la première, m'a dit que je lui avais parlé, que je l'avais rassurée. Je ne m'en souviens absolument pas. La seule chose dont je me souvienne après, c'est le moment où les pompiers arrivent, beaucoup plus tard. On est restés presque une demi-heure sans personne, à devoir se débrouiller avec ce qu'on avait sous la main, ce qu'on n'avait pas, avec des gens qui sont morts autour de nous. Après avoir rendu compte aux pompiers qui venaient d'arriver, j'étais torse nu, j'avais besoin de remonter chez moi et surtout de voir ma fille pour la rassurer. Quand je suis arrivé chez moi, j'ai retiré mes chaussures. Et là, j'ai vu sous mes chaussures tout ce qu'elles avaient pu rencontrer au sol. Parce qu'on imagine du sang. Mais il y avait tout un tas d'autres choses. On ne peut pas imaginer les éclats, des morceaux de chair, de matière cérébrale... Une quantité de choses que jusque-là je n'ai pas évoquées parce que je me rendais compte que c'était extrêmement violent. Je pense que nous ne sommes pas des victimes, mais on est au moins des "impactés". En seconde ligne, il y a les survivants, les voisins qui étaient là, les personnes qui sont descendues porter secours. C'est nous qui avons subi le plus gros impact, avant même les secours professionnels. Et sans même savoir s'ils n'allaient pas revenir ou s'ils ne nous avaient pas laissé une saloperie explosive. Parce que rien ne disait qu'ils n'avaient pas prévu de revenir. Quand on me dit que je n'ai pas risqué quoi que ce soit, avec du recul, si, quand même... Et puis il y a tout ce que j'ai vu senti, touché... Tous mes sens ont été impactés. J'ai eu besoin de faire la démarche du dépôt de plainte, d'abord, et puis du dossier au fonds de garantie, parce que je voulais qu'on existe. Il n'y avait rien. On n'a été félicités par aucun officiel. Il n'y avait aucune reconnaissance de ce qu'on avait fait. J'ai fait cette démarche et j'ai eu une réponse du fonds de garantie, extrêmement explicite : je ne peux pas être reconnu comme victime parce que je suis sorti volontairement de chez moi. En France, il n'y a pas de terme pour définir les civils qui interviennent, les "first liners", "first helpers", les aidants de première ligne. Effectivement, j'ai changé. C'est vrai que parfois, je passe un peu pour un extraterrestre, parce que je vais avoir une sensibilité qui va me faire imaginer que quelque chose peut arriver alors que d'autres vont dire : "Non, ce n'est jamais arrivé donc ça n'arrivera pas". Avec en plus une espèce d'hypervigilance qui fait que je suis encore plus attentif à certaines choses. Par exemple, quand j'attends le bus, je ne vais pas me mettre dans l'abribus, parce que même quelqu'un qui louperait son virage, il ferait un "strike" dans l'arrêt de bus. Donc, je ne vais pas me mettre en danger parce que je sais que l'impossible peut arriver. Je ne peux pas ne pas être prêt. C'est vrai que quand je sors de chez moi, quand je m'éloigne de mon appartement, je n'ai pas le choix. Il faut que je sois avec ma trousse de premier secours, avec mon matériel, parce que je me dis que si jamais il se passe quelque chose, je ne veux pas me retrouver à poil comme je l'étais la dernière fois. C'est tout. franceinfo : Cette jeune femme à laquelle vous êtes venus en aide sur cette terrasse, vous l'avez revue ? Jean-Luc Wertenschlag : Oui. Ça a été très surprenant. J'ai accepté des interviews et dans une des interviews, j'ai donné mon nom. En fait, c'est la sœur de cette jeune femme qui, en écoutant ce que je disais, a fait le rapprochement. Elle a compris que c'était moi. On reçoit un coup de téléphone, et ma femme me dit : "Prend l'appel". Et là, j'ai une dame qui me dit : "C'est vous qui avez sauvé la vie de ma sœur." Vous ne pouvez pas imaginer la lumière qui est apparue en face de moi. Tout s'est illuminé, c'était incroyable. Ça m'est déjà arrivé de faire des massages cardiaques à l'hôpital, d'intervenir sur des accidents. Mais là, face à une attaque volontairement violente, j'ai sauvé quelqu'un. J'ai de ses nouvelles. Je l'ai vue. Il y a encore cinq ans, elle était présente à mon anniversaire, à mes 50 ans. Je pense qu'elle a besoin de vivre sa vie sans forcément se rappeler de moi et se rappeler ce qu'elle a vécu. Donc voilà : elle vit sa vie normalement. Elle va mieux, elle revit. Et je respecte ce qu'elle m'a dit : de ne pas citer son prénom. Ne pas dire qui elle est. Parce qu'elle a le droit de vivre normalement sans se rappeler de moi. Je n'ai pas déménagé. Le but des terroristes, c'est de nous terroriser. Ils ne vont pas me faire déménager, j'habite ici : c'est chez moi, c'est mon quartier, c'est le village Faidherbe. C'est un endroit où on vit très bien, mais bon... il y a des fous qui sont venus nous attaquer. Oui : des fous. En face de ma porte d'entrée, il y a cette plaque commémorative. Je la vois tous les jours quand je sors. "En mémoire des victimes blessées et assassinées des attentats du 13 novembre 2015. Aux 21 vies fauchées." Effectivement, il y a eu 20 morts directement sur la terrasse et un qui est décédé après. Pour moi, sur cette plaque il y a un signe de ce que les personnes qui ont porté secours aux victimes ont fait. Il y a une ligne qui s'arrête et là, il n'y a pas de nom. Moi, je pense que c'est grâce à ce qu'on a fait ce soir-là que la ligne ne continue pas. C'est ce que j'aime à penser. À chaque fois que je vois cette plaque-là, j'ai cette fierté de me dire : ils nous ont attaqués, mais voilà, il y en a un de moins là, sur la plaque. Au moins un.

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