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Insolite et Faits divers

DOCUMENT FRANCEINFO. Le 13-Novembre de deux rescapés du Bataclan, qui ne seraient "pas là l'un sans l'autre"

À l'approche du procès des attentats du 13 novembre 2015, franceinfo révèle une série de documents inédits. Ils sont victimes, témoins, policiers, secouristes... ils racontent leur 13-Novembre. Edith Seurat et Bruno Poncet étaient au Bataclan. Après s'être entraidés pendant l'attentat, ils ont développé un lien amical très fort.  Ce soir-là, Edith Seurat et Bruno Poncet sont venus assister au concert des Eagles of Death Metal au Bataclan. Ils ne se connaissaient pas. Depuis, les voilà unis pour la vie. Ensemble ils essayent d'avancer, mais impossible de tourner la page. Le soir des attentats du 13-Novembre, Edith Seurat, 37 ans laisse sa fille et son mari à la maison pour profiter d'une soirée entre copains, au Bataclan. Quatre heures plus tard, celle qui survit à l'attaque des trois terroristes ne sera plus jamais la même. Désormais sous anxiolytiques et hantée par le souvenir de cette nuit d'horreur, elle s'écroule. En 2016, Edith se fera même tatouer la façade du Bataclan, sur l'avant-bras, comme pour marquer sa chair, elle qui n'a pas été blessée physiquement. C'est avec le soutien de Bruno Poncet, cheminot de 49 ans, qu'elle avance pas à pas. Bruno lui a sauvé la vie au Bataclan. Ils se considèrent aujourd'hui presque comme frère et sœur. Avertissement : les témoignages qui suivent relatent des événements particulièrement dramatiques et violents, susceptibles de choquer. Édith Seurat : Bruno, pour moi, c'est une grande gueule, un ami très cher. Le point de départ d'une forme de nouvelle vie, étrangement. Bruno Poncet : Édith, c'est la famille. C'est l'exubérance que je n'ai pas. Aujourd'hui, tout ce que je fais, tout ce que je suis aujourd'hui, c'est à elle que je le dois. Parce que ce jour-là où l'humanité et l'humanisme ont été saccagés, mis à mal, tués, je me suis comporté comme un être humain. Tout ce que je peux faire derrière, je peux le faire la tête haute parce que ce jour-là, je suis entré à trois dans le Bataclan, je suis sorti à quatre. Édith Seurat : Je ne serais pas là sans lui. Bruno Poncet : Je ne serais pas là sans toi non plus. Tous les deux ans, on s'est vus nus. On s'est vus sans aucun artifice, avec nos peurs, avec le sentiment qu'on allait mourir. Donc à ce moment-là, pas besoin de se mentir, ni rien. Je ne la jugerai jamais. Et quoi qu'elle fasse, moi, je dis toujours qu'elle a raison. La seule personne qui peut me comprendre vis-à-vis du Bataclan, c'est elle. C'est la seule. Parce qu'elle a vécu la même chose que moi. Moi, j'ai un après-Bataclan qui ne ressemble en rien à mon avant-Bataclan. C'est compliqué certainement pour des gens d'entendre ça, mais je préfère ma vie d'après à ma vie d'avant. Parce qu'elle a un vrai sens. Édith Seurat : Je préfère ce que je suis aujourd'hui. La partie de moi fêtarde, amoureuse du rock, des concerts et de la fête, cette partie de moi est toujours là. Mais je me suis prise un électrochoc qui m'a fait prendre conscience que cette vie, elle est unique. Et autant que possible, il faut lui donner du sens. Les réminiscences sont encore là et elles seront là toute notre vie. C'est ce que j'ai enfin accepté. Parfois, c'est assez compliqué d'entendre : "Ça va, tu parles encore du Bataclan. C'est bon, ça suffit, passe à autre chose." C'est compliqué de l'entendre parce ce que je crois que je n'arrêterai jamais. Je ne vois pas comment je peux arrêter. C'est une expérience d'une violence inouïe qui transforme les gens complètement. Bruno Poncet : Je m'appelle Bruno Poncet, j'ai 48 ans, je suis cheminot et délégué syndical. Moi, je suis arrivé dans la salle avec un ami et son fils de 11 ans. Il y avait vachement de monde, on est montés au balcon. Et là, on est hyper bien, on est au calme, on est tranquille, il n'y a personne. On a vue sur la scène, vraiment bien. Toutes les conditions sont réunies pour passer une bonne soirée. Édith Seurat : Je m'appelle Édith Seurat. J'ai 42 ans, je sortais du boulot, je retrouvais une amie devant le Bataclan, Audrey. Et comme on est toutes les deux fumeuses et un peu fêtardes, on se met au bar. On n'est pas très loin de la porte d'entrée. Ce concert était... C'était parfait. C'était léger, c'était festif, il faisait bon, il faisait doux. Au moment où ils sont entrés, Audrey est adossée au bar. Et je suis face à elle, dos à la porte. Je me souviens des hurlements avec la porte battante qui s'ouvre de façon fracassante. Le bruit de pétards qui ne sont pas des pétards. L'incompréhension absolue. Dans un instinct grégaire, reptilien, je me suis redressée et vaguement, à quatre pattes, j'ai suivi ce mouvement. J'ai perdu Audrey, je suis toute seule, dans la terreur pure. Je monte les escaliers à quatre pattes. Je pousse une porte battante, la porte du balcon. Et je rencontre Bruno (rires). Je ris parce qu'il a failli me gifler à ce moment-là. Dans le moment de terreur, de sidération, d'incompréhension absolue, d'un brouhaha inimaginable, je lui ai marché sur les pieds ! Et il a levé la main. Bruno Poncet : Moi je vois une porte qui s'ouvre et je vois une grande rousse tout en noir, arriver sur moi. Et elle est apeurée. Je vois tout le monde s'enfuir, je vois des gens tomber... C'est vraiment une boucherie. A ce moment-là, cette personne arrive, déjà je ne sais pas qui c'est, et en plus, elle me saute dessus. Premier réflexe, je me dis : mais qu'est-ce qu'elle fout ? Elle me dit : "J'ai peur, j'ai peur." Je lui dit : "Mets-toi là", elle se met à côté de moi, tout de suite, dans une position où elle ne bougera pas. Édith Seurat : J'ai eu le bassin coincé, le bas de mon corps complètement coincé pendant plusieurs jours après le niveau de crispation de la position fœtale dans laquelle je me suis mise. Bruno Poncet : Et à un moment donné, la porte s'ouvre. Je vois quelqu'un de très calme, en survêtement. Et je commence à comprendre qui c'est quand je vois son bras se lever et que je vois l'arme au bout. On est dans renfoncement, on est convaincus qu'ils ne nous ont pas vu. Je me cache, mais je ne me cache pas entièrement. J'ai toujours la tête levée avec les deux yeux qui regardent au-dessus des sièges. Et donc je vois ce qu'il fait. Il est en train de tirer vers le bas. Je me mets au sol. C'est aujourd'hui un truc qui n'est jamais sorti de ma tête : le bruit. C'est le bruit de l'enfer. Ça tire, en plus ça résonne, vu que c'est une salle fermée. Un bruit insupportable. Là, je change de position, je me mets dos à Édith, sur les deux coudes. Quand ils commencent à tirer, ils font rangée par rangée, ils achèvent les gens. Dès qu'ils entendent un téléphone portable, ils tirent. Voilà, ils s'amusent : pour eux, c'est du ball-trap. Et à ce moment-là, je me dis que s'ils viennent là… On s'attend tous les deux à mourir. Moi, j'ai le cœur qui bat à un point... Je n'avais jamais senti mon cœur battre comme ça, j'avais l'impression qu'il allait sortir de ma poitrine. Moi, je suis dos à Édith, et je me dis : s'ils tirent, je me jetterai. Au moins, ça évitera qu'elle, elle meure. Et on est comme ça jusqu'à ce que ça pète, en bas. Édith Seurat : A partir du moment où j'ai rencontré Bruno et qu'effectivement, il m'a projetée au sol en me disant de me cacher, les odeurs de poudre et de sang sont montées très, très vite. Cet espèce de mélange ferreux qui est arrivé à mon nez. Je me disais : c'est pas possible, ça ne peut pas être vrai. D'où l'effet de sidération. Cette espèce de... Ils sont en train de littéralement nous tuer. Il y avait une plainte, un râle ? Un tir. Un téléphone qui sonnait ? Un tir. Quelqu'un qui suppliait ? Un tir. Quelqu'un qui gueulait ? Un tir.  D'un coup, il y a un truc qui se produit et il y a eu des projections de poussière et de matière organique. C'était spectaculaire. Le bruit était complètement assourdissant. Bruno Poncet : Et le souffle ! ça nous a fait bouger. Édith Seurat : Un truc ! C'était la ceinture d'explosifs que portait Samy Amimour. Il l'a déclenchée juste après que le policier de la BAC est entré dans la salle et a essayé de lui tirer dessus. Bruno Poncet : Quand l'explosion se fait, mon ami en profite et avec son fils, ils rampent vers la porte à côté et là, il se retourne vers nous et dis : "Venez !" Je dis : "Lève-toi, on y va", et elle me dit : "Je ne peux pas". Donc je dis : "OK, on reste là." Je reste pour Édith, elle me dit qu'elle ne peut pas bouger, je ne vais pas lui marcher dessus. Je ne vois pas pourquoi je serais parti. A ce moment-là, elle me demande de rester, moi, je reste. Je fais 120 kilos, ramper, c'est pas ma spécialité, je ne vais pas l'abandonner. Elle me dit : "Je ne peux pas bouger", je reste, c'est réglé. Édith Seurat : Mon corps ne répondait pas, je ne pouvais pas bouger. Je me suis posée la question de savoir si ça faisait mal de mourir. Est-ce que c'est douloureux ? Et ce serait plus facile si l'attente se terminait... Cette attente, ne pas savoir. Ils sont là, ils ne sont pas là, ils vont revenir... On attend de se faire tuer. Et puis cet espèce de très, très, très long silence qui s'installe. Il n'y a plus de bruit. Il n'y a plus de râle, il n'y a plus de pleurs, il n'y a plus rien. Rien. C'est spectaculaire, un silence pareil dans une salle où il y a autant de gens. Surtout, autant de gens blessés. Bruno Poncet : A ce moment-là, j'ai le cœur qui va sortir de la poitrine. Et je pense à ma femme qui me dit tout le temps : "Respire". Ça me redescend, je récupère le contrôle de ma respiration, je me calme. C'est à ce moment-là que je lui demande comment elle s'appelle. Très, très doucement. Je lui demande son prénom, si elle a des enfants… Et puis, un moment donné, on est l'un à côté de l'autre et je sens de l'air. Et je dis à Édith : ils vont venir nous chercher parce qu'il y a de l'air. Je crois les pompiers ou les flics vont rentrer, je sens de l'air. Il fait plus frais, c'est tout con mais ça donne de l'espoir. [Les deux terroristes se sont retranchés dans un couloir à l'étage, avec douze otages, lorsque les forces de l'ordre investissent les lieux. L'assaut est donné par deux colonnes de la BRI à 0h18. Les deux jihadistes sont tués. Peu à peu, les blessés et les rescapés sont évacués.] Bruno Poncet : Quand je rentre à la maison, je raconte des trucs à ma compagne. C'est là que je lui dit : il y a une jeune femme qui est venue avec moi, qui était à côté de moi. Je lui dis : heureusement qu'elle était là parce qu'elle m'a permis de me concentrer un peu sur le truc. Elle s'appelle Édith, c'est tout ce que je sais. Édith Seurat : Moi, il s'est passé à peu près la même chose. Je suis rentrée sur les coups de 6 heures du matin après de nombreuses errances et complications. Je raconte. Et je mentionne très vite le fait que quelqu'un s'est occupé de moi, ne m'a pas laissée, est resté avec moi. Il m'a permis d'éviter de faire des conneries, de me lever, de bouger, de paniquer et il m'a canalisée, tenue et rassurée pendant tout ce temps-là. Je dis : il s'appelle Bruno. C'est tout ce que je sais. Très vite, mon compagnon a envoyé ce message sur Facebook : "Un homme a sauvé la vie de ma femme hier soir au Bataclan. Il s'appelle Bruno. On aimerait le retrouver pour lui payer un coup à boire". Il y eu plus de 10 000 partages, je crois. Bruno Poncet : Il y a une amie de ma femme qui lui dit : "Tiens, il y a quelqu'un qui cherche un Bruno, c'est pas le tien ?" Si, c'est moi. Et vers 6, 7 heures, j'ai un coup de téléphone de quelqu'un : "Bonjour, je suis le mari d'Édith. Je voulais te remercier. Mais Édith ne peut pas te parler elle est en train de parler aux policiers." On parle cinq minutes, et c'est tout. Édith Seurat : J'ai tergiversé avant de l'appeler. Ce n'est pas que je ne lui étais pas redevable et pleine de gratitude. Ce n'est pas ça. C'est très compliqué comme geste, je trouve. Et j'étais en train de spéculer sur le poids que ça allait représenter. Et quoi ? On était obligés d'être pote, maintenant ? D'un coup, il y avait un poids qui m'incombait de devoir développer une relation pour satisfaire le côté voyeur de tous ces partages. J'ai eu énormément de mal à l'appeler. Je ne sais plus exactement quels ont été les mots échangés. "T'es rentré comment ?" "Comment ça s'est passé pour toi ?" "Qu'est-ce que tu as fait ?" Et puis il y avait : qu'est-ce qu'on en fait, de ça, maintenant ? Qu'est-ce qu'on fait de ce truc qui s'est créé et qui a pris une dimension publique, en plus. On était harcelés, le mot est faible, par la presse du monde entier, littéralement. Pour moi, il y avait autre chose comme immédiateté à gérer, c'était les copains, l'hôpital, la souffrance de ce qu'on est en train de vivre. Bruno Poncet : Ça fait une semaine que je ne dors pas et puis un jour, Édith m'invite à manger chez elle. Je rencontre ses amis. Et là, pour ses amis, je suis un héros. "T'as sauvé Édith." Mais moi, je n'ai sauvé personne ! Avec Édith, on a une certaine pudeur. Nos destins sont liés et je m'inquiète pour elle, mais je ne veux pas la rappeler. Déjà, je vis des trucs déjà assez compliqués. Les choses reviennent, faut que je me réhabitue à la foule, aux transports en commun, c'est compliqué... Et donc je ne la harcèle pas. Et en fin de compte, au fur et à mesure qu'on s'apprivoise, on se rend compte qu'on vit les mêmes choses mais chacun de notre côté. On s'est apprivoisés sur le long terme. Ça a mis beaucoup de temps. Édith Seurat : J'ai une pudeur. Il est complètement présent, évidemment. Mes réflexions sont quasi exclusivement autour du Bataclan pendant des mois, voire des années. J'ai été suivie pendant plusieurs années : j'ai envie que ma tête me laisse tranquille et ma tête ne me laisse pas tranquille. Je suis très contente de revoir Bruno, évidemment. Mais il y a effectivement une forme de pudeur qui est liée à la violence de la situation dans laquelle on s'est rencontrés, au côté cru de l'état dans lequel j'étais. Peut-être que j'aime bien dégager une certaine image et là, j'ai été dans ma terreur, dans tout ce qu'il y a de plus animal. Et il a vu ça. Il y avait une partie de gêne, une partie de pudeur et en même temps, moi, j'ai eu cette espèce de besoin viscéral de tout savoir, de tout comprendre, de tout lire, des bouquins sur la construction de Daech jusqu'à jusqu'au témoignage du moindre aide-soignant. Les témoignages des victimes, les enquêtes de police qui ont pu paraître... J'ai lu, j'ai écouté, j'ai vu tout ce qui était disponible et je continue à le faire encore aujourd'hui, six ans plus tard. Et Bruno n'était pas là-dedans. Il a fallu que ça se construise, qu'on apprenne à se connaître : simplement, on ne se connaissait pas. Finalement, on aurait pu se rencontrer dans la vraie vie et ça aurait pu coller. Et en fait, coup de bol, ça colle. C'est devenu d'abord mon pote. Mais bien évidemment beaucoup plus que ça, parce qu'il restera envers et contre tout la personne qui m'a suivie dans le moment le plus traumatique de mon histoire. Il y avait de la pudeur et en même temps, la possibilité d'être super honnête, vachement plus honnête. Donc, oui, il a participé à ma reconstruction, bien sûr. Elle est loin d'être terminée. Il le sait très bien. Il a vu les hauts et les bas, les chutes, les psys, mon licenciement, mon incapacité à retourner à un concert. C'est lui qui pourtant, régulièrement, me propose : "Tiens, je vais à tel concert, viens, on y va ensemble. On le fait ensemble." Je n'y arrive toujours pas. Je n'ai pas remis les pieds dans une salle de ciné. Je n'ai pas remis les pieds dans une salle de concert. Je n'y arrive toujours pas, mais il est toujours là pour me tenir et me dire, "Viens ! Allez, on le fait, on y va !"

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