Procès des attentats du 13-Novembre : ces rescapés du Bataclan "vivants parmi les morts, mais morts parmi les vivants"
A la barre, de nombreux rescapés de la salle de concert racontent comment ils ont vu leur dernière heure arriver et l'impact de cette expérience sur le cours de leur vie.
La mort a fait effraction dans leur vie au milieu d'un concert, sous la forme de trois terroristes armés de kalachnikov et de ceintures explosives. Les survivants du Bataclan, qui témoignent depuis le 6 octobre au procès des attentats du 13-Novembre, décrivent chacun à leur manière cette rencontre inopinée et violente avec la Faucheuse. Ce face-à-face a, parfois, duré plusieurs heures. "Seuls ceux qui restent peuvent témoigner de ce que cela fait" résume Joanna, une vidéaste de 34 ans, qui vit "en apnée" depuis six ans.
Tous décrivent d'abord la même scène : les claquements des premiers tirs, la panique, le mouvement de foule, les spectateurs qui tombent les uns sur les autres, puis la perte du contact avec le réel. Plaqués au sol, ils ignorent s'ils ont été touchés par une balle, s'ils sont toujours vivants ou déjà morts. "On est comme dans un gouffre", livre Irmine, 55 ans, à la barre. Les secondes s'étirent. Romain, un trentenaire coincé dans la fosse avec sa compagne et son beau-frère décrit "les minutes les plus longues" de sa vie. A cette distorsion du temps, s'ajoute une modification des "sensations". "Je me sens hyper attentif aux sons, aux odeurs", témoigne-t-il.
"L'effroi" et la dissociation
"Cette odeur de sang et de poudre", dont les rescapés se souviennent encore, "c'est l'odeur de la mort, qu'on ne connaît pas et qu'on ne souhaite jamais ressentir", lâche Richard, 49 ans. Alix, elle, est submergée par "l'effroi". Cette trentenaire s'est elle aussi retrouvée prise au piège dans la fosse, où 44 corps seront retrouvés sur les 90 personnes assassinées.
"L'effroi est au-delà de l'angoisse et de la peur, et peut déclencher une dissociation", analyse pour franceinfo Thierry Baubet, professeur de psychiatrie et chef de service à l'hôpital Avicenne (Seine-Saint-Denis), qui a suivi une cohorte de victimes des attentats de cette nuit funeste. "Atteinte psychique très forte ou mécanisme de défense", cette dissociation entraîne "une perte de liaisons d'associations entre ce que l'on ressent de ce que l'on pense. Tout se désaccorde", poursuit le spécialiste. D'où ce sentiment d'étrangeté et d'irréalité dont témoignent les survivants, qui ont l'impression d'être "dans un film".
"Le cerveau est bien fait parce que c'est peut-être lui qui m'a protégé de certaines choses", souligne Gilles, grand barbu aux cheveux longs. Pris d'"une peur glaciale" et "surnaturelle" lors des premiers tirs, le sexagénaire ne pense qu'à "la douleur" de la mort. Comme Alix, qui se demande "ce qu'on ressent quand on prend une balle dans la tête…".
Des pensées qui se télescopent
"Les personnes qui vivent cela n'ont souvent pas peur de la mort en elle-même mais se disent : 'J'espère que ça ne fait pas mal'", appuie auprès de franceinfo Bruno Boniface, psychiatre responsable de la prise en charge des psychotraumatismes au CHU de Bicêtre (Val-de-Marne), qui accompagne plusieurs victimes du 13-Novembre. Cette confrontation avec la perspective d'une issue fatale se caractérise aussi par des pensées éclectiques. Edith, cachée ce soir-là sous les fauteuils du balcon, s'alarme du fait qu'elle n'a "plus de lait dans le frigo pour sa fille". Agathe visualise son appartement "sens dessus dessous" et se dit que "cela va être compliqué pour la personne qui va devoir le vider".
Le médecin insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas d'une "expérience de mort imminente", ce fameux état qui peut survenir lors d'une perte de conscience. "Dans le cas des victimes des attaques, ce sont des personnes pleinement conscientes, qui sentent que tout peut s'arrêter" alors qu'elles sont pour la plupart très jeunes. "Souvent, dans les films, on 'voit sa vie défiler'. Moi, c'était tout ce que je ne ferais pas", illustre Alix.
L'instinct de survie "animal"
Cette attente du dernier souffle peut coexister avec un instinct de survie puissant. Paradoxalement, les reclus du Bataclan sont contraints de faire les morts pour éviter d'être pris pour cible, tout en ayant "tous les sens en alerte", comme l'expose Laura, 37 ans, traversée par six balles ce soir-là. L'instinct de survie peut aussi conduire à des actes de bravoure, comme Clarisse, qui a défoncé le plafond des toilettes d'une loge et permis à plusieurs personnes de se réfugier dans les combles. Mais il peut aussi dominer tout le reste.
Sophie raconte comment elle a dû, avec son amie Léa, utiliser "un garçon" qui venait de mourir, "pour le mettre comme un sac sur [elles], pour [se] protéger". "Un geste humain de survie", rassure l'avocate de la famille de la victime. Alix, elle, est certaine d'avoir fait preuve d'"inhumanité" en lançant "ta gueule !" à un jeune homme qui criait, de peur qu'il n'attire les terroristes. "Il s'est tu, et après, je l'ai juste oublié."
Pour Anne-Laure, les assiégés du Bataclan ont été réduits à "leurs tripes" ce soir-là. "C'est l'instinct animal", plaide-t-elle, après s'en être longtemps voulu de s'être précipitée dans les combles sans attendre personne, pas même son mari.
"Ouvrir une porte qu'on ne peut pas refermer"
Quand vient le soulagement d'être tiré d'affaire, au moins physiquement, les survivants peuvent être portés par une certaine "euphorie" dans les jours et les mois qui suivent. "Il y a souvent un déni de la blessure qu'on a subie", observe Thierry Baubet. Passé cette période, les rescapés sont confrontés au difficile, voire impossible, retour à la vie d'avant. "Ils sont bien revenus chez les vivants mais beaucoup restent habités" par cette expérience traumatisante, explique le psychiatre. Et pour cause. Il est "très déroutant de se dire qu'on a pu résumer sa vie en quelques secondes, et d'avoir pu considérer qu'elle allait se terminer", complète son confrère Bruno Boniface.
"C'est comme ouvrir une porte qu'on ne peut pas refermer", estime Alix. Sandrine, "48 ans sur [sa] carte d'identité", a l'impression d'en avoir toujours 42, l'âge qu'elle avait le soir du 13 novembre 2015. Pendant six ans, elle a "arrêté de bouger", parce que tenter de se déplacer dans le Bataclan c'était "prendre le risque de mourir", pleure-t-elle, vêtue de la même tenue qu'elle portait lors de l'attaque. "Je suis sortie vivante parmi les morts, mais je suis devenue morte parmi les vivants", résume la quadragénaire.
Alors que certains restent dans les "limbes", le monde continue de tourner autour d'eux. Au fil du temps, évoquer les attentats "devient de moins en moins légitime, les gens ont l'impression qu'on s'enfonce dans ce drame", déplore Alix.
La culpabilité de "ne pas y arriver"
Puis il y a la culpabilité. Pour Richard, c'est avant tout celle "d'être revenu sans Stéphane et Frédéric", deux amis tués dans l'attaque. Pour d'autres, comme Aurélie, grièvement blessée, c'est celle de ne pas réussir à profiter de cette deuxième chance, alors qu'"il y a tant de vies qui ont été fauchées".
Cette proximité avec la mort a souvent bouleversé les trajectoires personnelles des survivants. A l'audience, les témoignages de mariages qui ont "craqué", de vies professionnelles "chaotiques", de licenciements ou de reconversions, se succèdent. Shaili, tout juste 18 ans à l'époque et son bac en poche, n'avait pas encore dessiné son parcours professionnel. Les terroristes lui ont arraché toute "perspective d'un avenir meilleur", regrette la jeune femme, rongée par les pensées "suicidaires", la solitude, mais aussi la difficulté de payer son petit appartement.
Comme Shaili, qui a un temps vu dans l'alcool un moyen de "faire tampon", Tom a sombré dans cette addiction, en plus de "la drogue" et des "médicaments". Le garçon ébouriffé aux bras tatoués confesse avoir mis "beaucoup de temps à [s]'en sortir". S'il est toujours hanté par ses "démons", Tom veut encore y croire : "Je pense qu'au bout du tunnel, il y a toujours de la lumière et je vais la trouver, j'en suis sûr."
"Trouver un nouvel équilibre"
"Cette rencontre avec la mort, on ne l'oublie pas. On ne revient pas à l'état antérieur. Mais c'est quelque chose que l'on peut travailler en psychothérapie, pour trouver un nouvel équilibre", encourage Thierry Baubet. Selon le professeur, qui codirige le centre national de ressources et de résilience (CN2R), "il faut développer la capacité à intégrer tout cela dans son histoire". Le passage à la barre, s'il n'est pas thérapeutique en soi, est un "jalon" qui peut favoriser une "remise en mouvement psychique".
Ces femmes et ces hommes qui reviennent du même endroit parlent le même langage. Et s'envoient des messages d'encouragement depuis la salle d'audience. Amandine, qui voue une gratitude infinie au commissaire de la BAC qui "l'a extirpée de ce tombeau pour [la] ramener à la vie", fait preuve d'un optimisme communicatif. Toujours convalescente, cette juriste de 38 ans s'appuie sur sa béquille et son "envie de [se] battre". "Je veux dire à toutes les victimes directes et indirectes 'vous n'êtes pas seules'. J'espère que ce procès nous apportera un peu d'apaisement." Irmine, sortie du Bataclan sans son ami, espère que son "témoignage" et ce procès auront "ouvert un abri pour la mémoire des morts". Et "une nouvelle ère de vie" pour ceux qui ont survécu.