Le champion Mo Farah raconte son arrivée au Royaume-Uni : "C'était de l'esclavage moderne"
Véritable idole outre-Manche et légende mondiale de l'athlétisme, le coureur Mo Farah a brisé le silence, mi-juillet, en avouant, dans un documentaire diffusé par la BBC, avoir caché la véritable histoire de son arrivée en Grande-Bretagne, et son vrai nom, qui serait Hussein Abdi Kahin. Mo Farah, qui est en fait arrivé du Somaliland sans ses parents, a dû se battre durant plus de trente ans, avec le lourd fardeau d'un secret qui ne l'a pas empêché de devenir l'un des meilleurs coureurs de l'histoire et l'un des sportifs britanniques les plus appréciés. Portrait.
Mercredi 13 juillet dernier, sur la BBC, en prime time. L'annonce prend de court toute la Grande-Bretagne, qui voit l'une de ses idoles nationales, Mo Farah, raconter la véritable histoire de sa vie. L'athlète révèle un très lourd secret : le récit de sa vie n'est pas celui connu de tous, mais un parcours migratoire et personnel bien plus lourd.
"C'est vrai que j'avais dit que mes parents étaient venus au Royaume-Uni et que mon histoire était différente de celle que je raconte aujourd'hui. Mais le poids des années et l'envie de dire la vérité, pour moi, pour ma famille et pour mes proches, a été très importante. Je ne pouvais pas vivre avec cela éternellement", précise le sextuple champion du monde du 5 000 et du 10 000 mètres à InfoMigrants, visiblement soulagé de partager son secret et son lourd passé. Car, avant la gloire sur les pistes à travers le monde, Mo Farah a entamé sa vie dans l'un des endroits plus instables de la planète et sous un autre nom, celui de sa véritable identité : Hussein Abdi Kahin.
Le jeune Hussein fait ses premiers pas dans la région séparatiste du Somaliland, où sa famille vit malgré les tensions et les descentes fréquentes de l'armée du pouvoir central de Mogadiscio qui tente d'annihiler par tous les moyens les actions des indépendantistes locaux. Le petit garçon a quatre ans lorsque sa famille est frappée d'une première tragédie. Son père est tué dans un affrontement avec l'armée nationale et laisse derrière lui trois enfants, et sa femme, qui doit s'occuper seule de la fratrie. "La famille était détruite, on avait perdu notre pilier, notre chef de famille, la figure de proue de notre fratrie. À partir de là, la situation est devenue de plus en plus difficile pour ma mère et les miens, qui ne savaient pas vraiment de quoi demain serait fait. Jusqu'à mon départ à 9 ans, nous avions l'amour de ma mère, mais notre quotidien était rempli de galères et de peurs liées au contexte de la région", précise Mo Farah.
Il tente d'aider sa mère, Aïsha, en récupérant des objets dans la rue, mais la vie devient de plus en plus compliquée pour le clan, et le petit Hussein est donc envoyé à Djibouti, chez des membres de la famille, afin de le mettre en sécurité dans un pays toujours plus confronté à la violence.
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L’enfer de l’esclavage moderne
Une porte de sortie qui, en premier lieu, semble salvatrice, mais qui tourne rapidement au cauchemar pour le jeune, qui se retrouve dans un guet-apens sans le savoir. "Je me suis retrouvé avec certaines personnes de ma famille, et je me sentais entre de bonnes mains. Mais un jour, une femme dont je ne n'avais jamais entendu parler et qui n'était même pas de ma famille est venue nous voir et m'a dit qu'elle allait m'emmener en Europe avec elle. Je ne savais pas trop quoi penser, mais je savais que c'était pour me donner une vie meilleure, donc j'étais quand même assez enthousiaste. J'allais prendre l'avion pour la première fois de ma vie, c'était juste inimaginable pour un gamin comme moi qui vient d'un endroit aussi compliqué", confie-t-il.
Il s'envole donc vers Londres, espérant rejoindre des membres de sa famille. Mais un premier détail lui saute aux yeux : la personne avec laquelle il voyage lui demande de se faire appeler Mohamed Farah, comme écrit sur les documents qu'elle a réussi à récupérer d'un autre jeune garçon, pour l'amener en Europe et lui conseille d'oublier sa véritable identité..
À leur arrivée dans la capitale britannique, ils se retrouvent dans un petit appartement de Hounslow, dans l'ouest de la ville, et Hussein - qui se fait désormais appeler Mo, pour Mohammed - se rend compte que sa nouvelle vie prend un tournant inattendu, et dramatique. "L'une des premières choses qu'elle a faites a été de déchirer sous mes yeux le document où était inscrit tous les noms et contacts des personnes de ma famille qui vivaient en Angleterre. À partir de ce moment-là, je me suis senti prisonnier, humilié et anéanti de me retrouver dans une situation pareille. Mon calvaire continuait", se souvient l'athlète.
Au sein de la famille de cette femme, il est forcé de faire des ménages, mais aussi de s'occuper des enfants, et est privé d'école jusqu'à ses 11 ans.
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"C'était de l'esclavage moderne, de la traite d'êtres humains, sans honte, sans humanité. Si je ne travaillais pas, je ne mangeais pas. Faire cela à un être humain, à un enfant, c'est juste ignoble. Ils me disaient de garder le silence ou je ne reverrais plus jamais ma famille. Lorsque j'ai commencé à aller à l'école, ces gens-là se faisaient passer pour mes parents, et se montraient odieux envers le corps enseignant et les éducateurs. J'étais sous leur joug, sous leur contrôle total. Ce n'était pas la vie que je voulais, et j'essayais de me trouver un moyen de penser à autre chose, pour ne plus pleurer seul dans mon lit et penser à ma famille restée au pays", confie Mo Farah.
L’athlétisme comme planche de salut
C'est sur les pistes d'athlétisme que le jeune Mohammed éprouve de nouveau de la joie. À l'école, il rencontre des difficultés en raison du retard accumulé et peine notamment à surmonter de grosses faiblesses en anglais. Mais ses camarades de classe de l'époque se souviennent que Mohammed retrouve le sourire lorsqu'il court. "Mo, il volait sur les pistes, il courait à n'en plus finir, et il semblait libre", sourit encore aujourd'hui Thomas Vingson, un ami d'enfance joint par InfoMigrants. "On ne connaissait pas grand-chose de lui, il était très discret mais lorsqu'il était sur la piste, il était inarrêtable. Il semblait comme possédé. On ne savait rien de son calvaire, et maintenant je comprends aussi qu'il avait à ce moment-là de sa vie qu'une seule issue : la course à pied".
À 12 ans, le jeune Mo Farah rencontre l'un des hommes qui va changer sa vie : Alan Watkinson, son professeur d'éducation physique. L'adolescent voit enfin de la lumière au bout du tunnel.
Le professeur Watkinson n'a pas de doute : il sait que Mo a quelque chose de spécial, mais qu'il a aussi besoin d'aide. "Notre relation s'est rapidement développée en quelque chose de très transparent, il a vite su qu'il pouvait avoir confiance en moi", raconte Alan Watkinson qui se replonge pour InfoMigrants dans cette période. "Le jour où il m'a confié son histoire et le fait que son identité n'était pas celle qui apparaissait sur ses papiers, et qu'il était exploité, je ne pouvais pas rester sans rien faire. J'ai tout fait pour que les services sociaux le placent dans une famille saine où il pourrait grandir en étant aimé et soutenu".
L'enseignant devient une sorte de père de substitution pour le jeune Mo, qui découvre un nouveau foyer et peut voir l'avenir un peu plus sereinement, loin de la condition d'enfant esclave. "Ça a été un soulagement, un énorme bol d'air. Dès que j'ai été dans cette nouvelle famille, je me suis enfin senti enfin en sécurité et libre. Je ne souhaite à personne de passer par là, on a l'impression que l'on revient à la vie", sourit l'athlète.
Alan Watkinson lui donne des conseils sur la course à pied, mais aussi, et surtout, pousse l'administration anglaise à débloquer sa situation pour lui faire obtenir un passeport. À 14 ans, Mo Farah, qui est déjà l'un des meilleurs espoirs de la course à pied du pays, ne peut pas voyager à l'étranger. Sa carrière est menacée par son statut administratif précaire, lui qui ne possède que la nationalité somalienne, mais n'a plus de passeport car il est sous la tutelle du ministère britannique des affaires sociales.
L’enfant esclave devenu légende de l’athlétisme
Au fil des années, Mo Farah remporte toutes les compétitions nationales de 5 000 mètres et gagne 5 titres dans les plus grandes écoles de course à pied du pays. Le jeune homme commence à se faire un nom sur la scène de l'athlétisme. En 2000, son premier souhait se réalise : il devient citoyen britannique. Il est enfin possible pour lui de participer à des compétitions internationales. Dès l'année suivante, il remporte le titre de champion d'Europe Junior sur 5 000 mètres. "Ce succès a été le début de tout. Cela m'a donné un énorme coup de boost et j'ai encore plus pris conscience que j'avais un talent particulier. D'où je venais, et avec la vie que j'avais eu jusqu'à mon adolescence, pleine de galères et sans liberté, je me devais de tout faire pour que cette opportunité de réussir se concrétise", affirme Mo Farah.
Au cours des années suivantes, l'athlète accumule les médailles d'or et les titres européens et mondiaux sur 5 000 et 10 000 mètres. Le coureur devient la figure mondiale de la course à pied et déstabilise la hiérarchie de la discipline très souvent ultra dominée par les athlètes kenyans. Mo Farah devient l'attraction principale des Jeux olympiques (JO) de Londres, en 2012, aux côtés d'Usain Bolt. L'idole du peuple délivre deux des meilleures performances de l'histoire de l'athlétisme, comme un point d'orgue. Il survole les deux courses, et devient double champion olympique sur les terres de sa Majesté, devenant ainsi une idole nationale. Son visage s'affiche désormais sur la une de tous les journaux de Royaume-Uni.
Il récidive quatre ans plus tard, aux JO de Rio de Janeiro (Brésil), avec un nouveau doublé sur 5 000 et 10 000 mètres. Mo Farah est inarrêtable et remporte 34 titres en carrière, dont 10 titres majeurs (4 titres olympiques et 6 titres mondiaux), qui font de lui le plus grand coureur masculin de l'histoire et le plus grand palmarès individuel du sport britannique.
"Donner une voix aux plus vulnérables"
Mais la légende Mo Farah, anobli par la couronne en 2014, ne se limite pas aux pistes d'athlétisme. Il veut, plus que jamais, devenir quelqu'un qui use de son aura et de sa célébrité pour aider la cause des migrants. "Je veux aider à faire parler les migrants, à donner une voix aux plus vulnérables et dénoncer l'esclavage et les traites d'êtres humains dans une époque difficile où les étrangers sont trop souvent pointés du doigt", affirme-t-il. "Mon histoire est une parmi des millions et les gens doivent savoir les épreuves, les traumatismes et les difficultés extrêmes que vivent les personnes qui subissent le trafic d'être humain. C'est une cause planétaire".
Avec sa fondation, il finance des projets liés à l'enfance et à l'aide aux migrants. Et l'impact de la révélation de sa véritable histoire se ressent déjà. Plusieurs associations liées à l'aide aux migrants à travers la Grande-Bretagne ont vu leur nombre d'appels exploser ainsi que la ligne des services sociaux britanniques, qui reçoit une très forte augmentation de demandes de personnes voulant se livrer et dénoncer de possibles cas de trafics d'êtres humains dans leur entourage. "La parole se libère et c'est le premier pas vers la reconnaissance d'un problème profond, trop commun, et inacceptable, se réjouit l'athlète. On n'a pas le droit de traiter les gens comme des esclaves, on n'a pas le droit de les priver de leurs libertés et de leurs droits. Je me battrai toute ma vie pour que cette cause ne reste pas mise sous silence".