Pourquoi la France connaît-elle une explosion de cas de syphilis ?
L'infection qui monte
Alors que la plupart des infections sexuellement transmissibles sont à la hausse en France, la progression du nombre de cas de syphilis alarme particulièrement les spécialistes. Longtemps reléguée au deuxième plan des politiques publiques notamment face à l’épidémie de VIH, cette infection bactérienne a augmenté de 110 % entre 2020 et 2022.
Le centre de prévention et de dépistage des infections sexuellement transmissibles Paris'CheckPoint à Paris, le 1er décembre 2020.
À quelques jours de la Saint-Valentin, il y a des surprises dont l’on aimerait se passer. Martin* vient de recevoir une mauvaise nouvelle d’une de ses amies proches, avec qui il a eu un rapport : "Je viens de me faire dépister, tu es la seule personne avec qui je ne me suis pas protégée. Et voilà, maintenant j’ai la syphilis."
Martin court vite se faire dépister : positif à la syphilis. Une fois le choc passé, il remonte rapidement le fil de ses multiples partenaires et se rappelle d’une aventure récente, également non protégée. Après un échange bref, cette partenaire confirme en être porteuse depuis un certain temps. Mais comme Martin, elle préfère prendre le risque, plutôt que d’avoir des rapports protégés.
Le cas de Martin n’est pas unique. Les infections sexuellement transmissibles (IST) d’origine bactérienne (chlamydia, gonocoque et syphilis, différemment du VIH qui lui est un virus) ont connu une forte hausse entre 2020 et 2022 en France métropolitaine, selon le dernier rapport de Santé publique France, daté de décembre 2023.
Si les chlamydioses demeurent l’IST la plus récurrente en chiffres absolus (+16 % par rapport à 2020, avec 102 cas pour 100 000 habitants), l’évolution des gonococcies et surtout de la syphilis alarment les spécialistes. La proportion d’infections aux gonococcies a bondi de 91 % (avec 44 cas pour 100 000) et celle de syphilis a cru de 110 %, pour atteindre 21 cas pour 100 000.
Apparue au Moyen Âge, la syphilis avait presque été éradiquée depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Mais elle a refait surface dans la plupart des pays occidentaux au cours des dernières années, notamment aux États-Unis. Selon l’agence de contrôle et de prévention des maladies, les infections à cette maladie ont atteint leur taux le plus élevé depuis les années 1950, a rapporté le quotidien américain New York Times en janvier.
Avec plus de 207 000 cas diagnostiqués en 2022, dernière année pour laquelle des données sont disponibles, les États-Unis comptent désormais un taux de 17 cas pour 100 000 habitants, soit une augmentation de 80 % depuis 2018.
La PrEP, fausse solution miracle
À l'origine du phénomène ? Les avancées scientifiques servant à lutter contre le sida, notamment, affirment en bloc les médecins. "Les gens se protègent de moins en moins, en partie car ils n'ont plus peur du sida, puisqu’avec les avancées scientifiques, il est désormais possible de mener une vie sans complications tout en étant porteur du VIH", résume Pierre Tattevin, chef du service des maladies infectieuses du CHU de Rennes.
Selon de nombreux médecins, une fois la peur du VIH disparue, les gens "relâchent". "Il y a un effet pervers aussi de la PrEP", pointe Jean-Paul Stahl, infectiologue et professeur émérite de maladies infectieuses à l’Université de Grenoble.
La PrEP (pour prophylaxie pré-exposition) est un médicament rétroviral utilisé en amont d’une éventuelle exposition au VIH (virus à l’origine du sida), permettant ainsi de bloquer toute contamination. Désormais très populaire surtout parmi les célibataires homosexuels et bisexuels, il est également proposé systématiquement dans les hôpitaux publics à toute personne indiquant avoir eu des rapports avec plus de 10 partenaires différents au cours des 12 derniers mois, protégés ou non.
"La PrEP donne l’impression aux utilisateurs qu’ils sont protégés de tout, et ils se croient permis de tous les rapports à risque, mais elle ne protège que contre le sida", alerte Jean-Paul Stahl.
Le rôle des applis de rencontre
Mais selon Pierre Tattevin, un autre élément contribue à cette hausse de cas. "Il est désormais extrêmement facile de trouver des partenaires grâce aux applications de rencontre. Et dans ce cas, on multiplie ses partenaires tout en ne sachant pas qui ils sont, quelles sont leurs pratiques, ni leur historique", indique le médecin, également président de la Société de pathologie infectieuse de langue française.
Autant d’éléments confirmés par la dernière étude. Selon les chercheurs, la grande majorité des profils les plus à risque d’infection à une gonococcie ou à une syphilis des hommes ayant plusieurs partenaires pour près de 80 %, ainsi que des antécédents d’IST.
Plus largement, ce sont les hommes les plus touchés : ils représentent 77% des cas de gonococcies, et plus de90% des cas de syphilis. Pour la majorité de ces derniers, les hommes de 50 ans et plus sont les plus concernés.
Les cas de chlamydiose, eux, touchent davantage les femmes, surtout entre 15-25 ans.
Une inquiétude particulière pour la grossesse
La syphilis était également disparue de l’imaginaire collectif grâce à un traitement sûr : les antibiotiques. "Cela permet de guérir, bien entendu et une fois cela fait, on n’a plus d’effet ni de complications, si l’infection est dépistée rapidement", indique le Dr Jean-Paul Stahl.
Sauf qu'en l'absence de traitement, la syphilis n'est pas une maladie anecdotique. Elle peut endommager le cœur, le cerveau et la vue, ainsi que provoquer la surdité et la paralysie. L'infection pendant la grossesse peut entraîner une fausse couche ou l’accouchement d’un mort-né. Les enfants qui survivent peuvent présenter des troubles de la vision ou de l'audition, ainsi que de graves retards de développement.
Si le nombre de cas de syphilis a légèrement augmenté en 2021 et 2022 "chez les femmes hétérosexuelles", "environ les trois quarts des cas de syphilis ont concerné des HSH [hommes ayant des pratiques homosexuelles ou bisexuelles, ndlr], quelle que soit l’année de surveillance", pointe l’étude.
Les auteurs de l’étude de Santé publique France alertent que "les IST représentent un problème de santé publique majeur en raison de leur transmissibilité (aux partenaires et materno-fœtale), de leur fréquence, des complications à long terme qu’elles induisent (douleurs pelviennes chroniques, infections génitales hautes, infertilité, cancer, etc.) et de leur rôle dans la transmission du VIH."
"Le gouvernement ne peut pas mettre les préservatifs dans la main de tout le monde"
Selon les médecins, bien que le taux d’infections aux IST augmente en France, il s’agit également d’une preuve d’un bon système de dépistage, essentiel pour stopper une épidémie.
"Lorsque vous manquez un cas, vous vous retrouvez avec deux cas supplémentaires, et si vous manquez deux cas, vous vous retrouvez avec quatre cas", résume le docteur Jay Varma, médecin en chef de Siga Technologies et ancien commissaire adjoint à la santé de la ville de New York, dans une interview au New York Times. "C'est ainsi que les épidémies se développent."
"Les différents gouvernements ont mené de bonnes politiques ces dernières années, avec les centres de dépistage gratuits. Il faut tester encore plus, surtout les patients à risque", résume Pierre Tattevin.
Au-delà des campagnes d'information, Jean-Paul Stahl insiste sur la responsabilité individuelle : "Il y a la question de la conscience de chacun. Certains utilisent la PrEP donc il faut qu’ils sachent ce qu’ils risquent malgré cela. Car certains savent les risques encourus et les prennent quand même, dit-il. L’information scientifique véritable est toujours bénéfique, mais est-ce que c’est la solution finale au problème ? Non."
"Le gouvernement ne peut pas mettre les préservatifs dans la main de tout le monde", conclut Jean-Paul Stahl.
Martin, lui, poursuit ses conquêtes : tantôt protégées, tantôt non protégées, mais désormais guéri.
*Le prénom a été changé à la demande du témoin