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Économie et marchés

La Russie mise sur les "flottes de l'ombre" pour sauver ses exportations de pétrole

MANœUVRES EN HAUTE MER Les "flottes de l'ombre" sont constituées de vieux pétroliers qui servent principalement à transporter du pétrole depuis des pays frappés par des sanctions internationales. La Russie aurait acquis plus d’une centaine de pétroliers en fin de vie qui pourraient servir à contourner les sanctions internationales sur les exportations russes d’or noir entrées en vigueur lundi. Et ce n’est que l’un des aspects du phénomène des "flottes de l’ombre", qui monte en puissance ces dernières années. Elle est appelée la "flotte de l’ombre" ou la "flotte fantôme". Derrière ce terme médiatiquement très porteur se dessine un phénomène capable de mettre à mal l’architecture des sanctions internationales contre les exportations maritimes russes de pétrole qui sont entrées en vigueur lundi 5 décembre. "La Russie s’est discrètement constituée une flotte d’environ cent pétroliers vieillissants pour faire face aux sanctions sur son pétrole", a affirmé le Financial Times, vendredi 2 décembre. Le Wall Street Journal ajoutait le lendemain qu’il y avait eu depuis quelques mois, parmi certaines petites sociétés de transport maritime – notamment en Asie –, une course aux tankers de deuxième main, spécialement ceux capables de naviguer dans les "eaux gelées tels qu’on les trouve aux alentours des ports russes qui donnent sur la mer Baltique". Des supertankers "fantômes" Le but serait de mettre en place une filière parallèle – la "flotte de l’ombre" – au réseau traditionnel de pétroliers afin de continuer à exporter le pétrole russe comme si les sanctions internationales n’existaient pas. Ces dernières instaurent, à partir de lundi, un plafond de 60 dollars le baril de pétrole au-dessus duquel la Russie ne peut pas exporter son précieux hydrocarbure dans le monde (en plus d’un embargo total sur les exportations par voie de mer du pétrole vers l’Europe). Pour veiller au respect de cette règle, les États-Unis et leurs alliés interdisent aux compagnies d’assurance maritime d’assurer un cargo qui transporterait de l’or noir destiné à être vendu plus cher que le prix maximum. L’écrasante majorité des tankers devrait s’y résoudre puisque l’assurance est le sésame nécessaire pour faire des affaires avec les majors du pétrole, avoir des comptes dans les grandes banques internationales et bénéficier de la plupart des services offerts par les groupes maritimes des grands pays occidentaux, rappelle le Wall Street Journal. Sauf les pétroliers de la "flotte de l’ombre". "Ce sont des anciens navires qui devraient théoriquement être bientôt démontés mais sont rachetés pour reprendre la mer sans avoir pris d’assurance auprès de sociétés dépendant d’un État du G7, afin de pouvoir continuer à commercer avec des pays frappés par des sanctions internationales", explique Lawrence Haar, spécialiste de l'économie de l'énergie à l'université de Brighton. Ces navires ne se contentent pas de faire l’impasse sur une police d’assurance reconnue par les États du G7. "Ils peuvent aussi éteindre leur transpondeur [qui transmet en temps réel leur position, NDLR] afin de ne pas être repérés en mer", précise Lawrence Haar. D’où l'appellation de "flotte fantôme" retenue par certains médias. Le prix des vieux tankers explose Ce phénomène ne date pas de la guerre en Ukraine et des sanctions contre la Russie. Il concerne aussi le pétrole iranien, notamment depuis que l’ex-président américain Donald Trump a remis à l’ordre du jour les sanctions contre le secteur iranien de l’énergie en 2018. "C’est aussi le cas pour le pétrole vénézuélien", ajoute Lawrence Haar. Difficile d’estimer l’ampleur du phénomène, mais le cabinet américain de conseil en affaires maritimes Capital Link jugeait, en novembre 2022, que pour la seule catégorie des supertankers (un peu moins de 900 en activité), il y en avait environ 7 % qui faisaient partie de cette "flotte de l’ombre". Ce phénomène n’a fait qu’augmenter depuis 2019. "Les principales sociétés de navires de transport commercial estiment que le nombre de supertankers 'de l’ombre' a été multiplié par trois sur cette période", souligne le Financial Times. Et il se serait envolé depuis le début de la guerre en Ukraine. Les pétroliers en fin de vie peuvent se vendre jusqu’à deux fois plus cher qu’il y a un an. "Cet été, un armateur grec a pu vendre un tanker brise-glace vieux de 22 ans pour 32 millions de dollars alors qu’un navire similaire se vendait pour seulement 17 millions de dollars l’an dernier", souligne le Wall Street Journal. Une inflation qui dénote de l’importance de la demande. Ce serait la preuve que cette "flotte de l’ombre" est en train de "devenir le principal outil dont le Kremlin se dote pour espérer contourner les sanctions internationales sur les exportations de pétrole", estime Francesco Sassi, spécialiste de la géopolitique de l’énergie à l'institut de recherche RIE de Bologne, consacré à l’industrie de l’énergie. Difficile de dire si cela peut suffire. Certes, entre la centaine de pétroliers que Moscou aurait acquis ces derniers mois et les petites sociétés prêtes à proposer à la Russie les mêmes services qu’elles fournissent déjà à l’Iran ou au Venezuela, cette "flotte de l’ombre" peut sembler imposante. Cependant, "cela ne peut pas être suffisant pour permettre à la Russie d’exporter autant de pétrole qu’avant la guerre", assure Francesco Sassi. Cela étant, Moscou ne va peut-être même pas en avoir besoin dans l’immédiat. "Le plafond fixé à 60 dollars ne devrait pas heurter les revenus que la Russie tire de ses exportations, vu que le prix est proche du tarif au rabais que Moscou pratique déjà pour vendre son pétrole à l’Inde ou à la Chine", souligne Lawrence Haar. Une "flotte de l'ombre" comme police d'assurance Ce prix maximum fixé par les États-Unis en accord avec les principaux pays européens avait provoqué l’ire de certaines nations, comme la Pologne et les États baltes, qui militaient pour un plafond beaucoup plus bas. Pour ces pays, c’était la seule manière de réellement frapper Moscou au portefeuille. Mais Washington avait assuré que cette sanction n’était qu’un point de départ. Il serait tout à fait possible de resserrer cette vis si nécessaire. D’où l’intérêt, aux yeux de Moscou, de cette "flotte de l’ombre", un atout que "la Russie se garde en réserve au cas où les pays occidentaux décident de baisser davantage le prix plafond", explique Lawrence Haar. Si ces "pétroliers fantômes" venaient à hanter les mers, ce ne serait pas une bonne nouvelle pour le commerce maritime, souligne Francesco Sassi. "La sécurité de la navigation en mer pourrait empirer puisque ces navires sont tous en fin de vie", conclut-il. Avec un risque accru de marées noires ?

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