Guerre en Ukraine : Joe Biden dégaine l'arme à double tranchant des réserves stratégiques de pétrole
PRIX DU PÉTROLE
La décision américaine de puiser dans les réserves stratégiques de pétrole vise à faire baisser les prix du pétrole et de l'essence pour les Américains.
Le président américain Joe Biden a annoncé, jeudi, son intention de puiser 180 millions de barils de pétrole dans les réserves stratégiques américaines. Une décision d'une ampleur sans précédent censée faire baisser les prix du pétrole qui sont en forte hausse depuis le début de la guerre en Ukraine. Mais l’efficacité de cette arme est toute relative.
Joe Biden a sorti l'artillerie lourde pour contrer la hausse des prix du pétrole et de l'essence. Le président américain a décidé, jeudi 31 mars, de puiser massivement dans les réserves stratégiques américaines de pétrole, afin de mettre un million de barils par jour sur les marchés pendant six mois.
En tout, les États-Unis vont ainsi libérer 180 millions de barils de pétrole qui dormaient jusqu'à présent dans les nombreuses mines salines au Texas et en Louisiane, utilisées pour entreposer les stocks d'urgence d'or noir. Du jamais-vu depuis la formation de ces réserves stratégiques dans les années 1970.
C'est beaucoup de pétrole et peu à la fois
"C'est un moment de péril pour le monde, et de prix à la pompe douloureux pour les familles américaines […]. Si nous voulons faire baisser les tarifs de l'essence, il faut augmenter les provisions de pétrole disponibles", a affirmé Joe Biden pour justifier son recours sans précédent aux réserves stratégiques.
La guerre en Ukraine a accéléré la hausse des prix du pétrole qui a lieu depuis plusieurs mois. La mise au ban de la Russie sur la scène internationale a fait craindre que ce pays – le deuxième exportateur mondial de pétrole brut derrière l'Arabie saoudite en 2021 – n'approvisionne plus le marché international avec son brut. L'interdiction américaine d'importer des hydrocarbures russes n'a fait qu'accentuer cette tendance haussière.
Ce n'est pas la première fois que Joe Biden dégaine l'arme des réserves stratégiques pour tenter de contenir la flambée des prix du pétrole. Il l'avait déjà fait avant la guerre en Ukraine en novembre, et une autre fois début mars.
Washington avait ainsi mis 80 millions de barils de brut sur le marché… Sans effet notable sur les prix du pétrole. Mais cette fois-ci, le locataire de la Maison Blanche espère que l'ampleur de son effort énergétique suffira à calmer les marchés. Ces derniers ont semblé réceptifs, puisque le prix du Brent a chuté de 5 % juste après l'annonce de Joe Biden.
Attention, cependant, à ne pas trop se fier aux mouvements des prix à très court terme, "car il y a aussi l'effet de la spéculation qui intervient", rappelle Olivier Appert, conseiller au centre énergie et climat de l'Institut français des relations internationales (Ifri), contacté par France 24. Cet expert reste plus circonspect sur la capacité de Joe Biden à enrayer la tendance à la hausse du prix du pétrole grâce à l'arme des réserves stratégiques. Certes, "ce sont des quantités très importantes qui vont être mises sur le marché, mais elles restent modestes, puisqu'elles ne représentent que 1 % de la consommation mondiale quotidienne de pétrole, et à peine 10 % de la production par jour de la Russie", souligne-t-il.
Une arme pour parer aux situations d'urgence
C'est donc plutôt une grosse goutte dans un océan de besoins. Le million de barils de brut américain par jour sera loin de suffire si les prévisions pessimistes de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) se réalisent. Cette organisation prévoit, en effet, que la quantité d'or noir fournit par la Russie au monde pourrait baisser de 3 millions de barils par jour, à cause des sanctions internationales, souligne le Financial Times.
Si le recours aux réserves stratégiques risque de ne pas être aussi efficace que Joe Biden peut l'espérer, c'est peut-être aussi parce que ces stocks n'ont pas été pensés pour ce type d'utilisation, explique le Wall Street Journal. "Ce sont des réserves à mobiliser en cas d'urgence, de catastrophes naturelles ou d'événements ponctuels imprévus", poursuit le quotidien américain.
Par le passé, Washington a puisé dans ces réserves essentiellement à l'époque de la première guerre du Golf (1991), lors du passage de l'ouragan Katrina (2005) et au plus fort des Printemps arabes (en 2011).
L'administration Biden veut croire que l'invasion russe de l'Ukraine constitue l'un des ces événements ponctuels qui font flamber les prix du pétrole. Mais ce n'est qu'une partie de l'histoire. "Il y a certes un choc conjoncturel avec cette guerre, mais la hausse des cours du pétrole a commencé auparavant et correspond à un changement structurel du marché", assure Olivier Appert.
Il remonterait à 2014. "Les investissements dans le pétrole ont été divisés par deux depuis cette date. D'abord parce qu'en 2014, les prix se sont effondrés après une mésentente entre les pays de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) + [les pays de l'Opep et la Russie] ce qui a incité les grands groupes à réduire leurs investissements et ensuite parce qu'il y a une pression pour dépendre moins des énergies fossiles", détaille cet expert. Conséquence de cette baisse de l'investissement : une production en recul et une offre de pétrole à la traîne quand la demande augmente, ce qui se traduit par des prix qui grimpent.
Bras de fer avec l'Opep
Le problème avec les réserves stratégiques est qu'elles "sont utilisées une fois puis il faut bien les remplir à nouveau", rappelle Olivier Appert. Autrement dit : dès que les États-Unis racheteront du pétrole pour reconstituer leurs stocks d'urgence – et Joe Biden a déjà annoncé qu'il le ferait –, la chevauchée sauvage des prix pourra repartir de plus belle.
Le président américain est d'ailleurs conscient des limites de son arme énergétique. "C'est un pont d'urgence que nous mettons en place en attendant que les capacités de production de pétrole augmentent", a précisé Joe Biden.
Mais qui s'en chargera ? L'Opep en aurait les moyens. "[Washington] a fait des démarches pour demander aux membres de cette organisation de produire davantage de pétrole, mais les États-Unis ont reçu une fin de non-recevoir", rappelle Olivier Appert. Le jour même où Joe Biden annonçait son intention de puiser dans les réserves stratégiques, les pays de l'Opep faisaient savoir qu'ils s'étaient mis d'accord pour une hausse a minima de la production d'or noir.
Ce recours aux réserves stratégiques est aussi une manière pour Joe Biden d'engager un bras de fer avec les pays de l'Opep. Le président américain "reconnaît ainsi que l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis – deux alliés traditionnels de Washington et membres influents de l'Opep – ne veulent pas l'aider à combattre la hausse des prix", souligne le Financial Times. Il a donc décidé d'agir de manière unilatérale.
À défaut de soutien de l'Opep, Joe Biden a aussi appelé les producteurs américains de pétrole de schiste à produire plus. "Il y a trop d'entreprises [aux États-Unis] qui n'en font pas assez, et préfère engranger les profits des tarifs élevés de l'essence sans investir dans la production", a-t-il regretté. La Maison Blanche a même menacé les producteurs qui n'en feraient pas plus de sanctions financières… Mais "pour l'instant, il s'est heurté à un refus", note le Wall Street Journal.
Pour Joe Biden, ce recours massif aux réserves stratégiques est un pari très risqué. Une fois les 180 millions de barils de brut mis sur le marché, il ne restera plus qu'environ 350 millions de barils de pétrole dans ces réserves d'urgence… C'est très peu, car les pays membres de l'AIE sont obligés d'avoir toujours au moins l'équivalent de quatre-vingt-dix jours de consommation de pétrole en réserve, ce qui correspond à 315 millions de barils pour les États-Unis. "Il n'y aura presque plus rien pour faire face à une autre situation d'urgence", note le Washington Post.
Mais le président américain n'a guère le choix. Si l'Opep ne veut pas l'aider, si les producteurs nationaux de pétrole semblent faire la sourde oreille, Joe Biden doit agir pour essayer de faire baisser les prix avant novembre prochain… Et les élections de mi-mandat.
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