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Économie et marchés

Guerre en Ukraine : l’Allemagne, la Russie, le Canada et la turbine à gaz de la discorde

CHANTAGE AU GAZ ? Berlin a obtenu, samedi, que le Canada autorise le renvoi d’une turbine réclamée par Gazprom pour faire fonctionner le gazoduc Nord Stream 1, qui achemine une grande quantité de gaz vers l'Allemagne. L’Ukraine estime que cette décision démontre l’inefficacité des sanctions internationales. C’est une "capitulation" qui va "renforcer le sentiment d’impunité russe". L’Ukraine n’a pas mâché ses mots, dimanche 10 juillet, à l’égard du Canada. En cause : la décision prise, la veille, par le gouvernement de Justin Trudeau d’accepter de renvoyer en Allemagne une turbine à gaz qui se trouvait près de Montréal pour réparation. Cette pièce d’équipement conçue par le groupe allemand Siemens est, depuis un mois, au cœur du bras de fer énergétique entre la Russie et l’Occident. L’Allemagne a multiplié les démarches auprès d’Ottawa pour obtenir le retour de la turbine tant convoitée, censée servir au fonctionnement du gazoduc Nord Stream 1, principale source d’approvisionnement en gaz de l’Allemagne ainsi que d'autres pays d'Europe centrale. Imbroglio international sur fond de sanctions Le chancelier allemand Olaf Scholz est même intervenu en personne pour affirmer que cette turbine permettrait d’"éviter des pénuries d’énergie". "Nous remercions nos amis et alliés canadiens", a salué le chef du gouvernement allemand après le feu vert d'Ottawa. Pourtant, le gouvernement de Justin Trudeau avait encore refusé, la semaine dernière, de retourner la pièce à l’envoyeur, c’est-à-dire à Gazprom, le géant russe de l’énergie qui exploite le pipeline Nord Stream 1. Le Canada estimait qu’il s’agissait d’une entorse aux sanctions internationales qui pèsent sur la Russie. Il a finalement cédé à la proposition de Berlin, qui lui permet de ne pas tomber formellement sous le coup des sanctions en expédiant la turbine non pas à Gazprom directement mais d’abord à l’Allemagne… "Le Canada a octroyé à Siemens Canada un permis révocable et d'une durée limitée pour permettre le retour en Allemagne des turbines Nord Stream 1 réparées, ce qui soutiendra la capacité de l'Europe à accéder à une énergie fiable et abordable", a déclaré le ministre canadien des Ressources naturelles, Jonathan Wilkinson. >> À voir : "Ukraine : gaz, l'autre arme russe ? Moscou suspend la livraison à la Pologne et à la Bulgarie" Pour comprendre comment des turbines à gaz ont pu devenir une telle pomme de discorde entre la Russie, l’Allemagne, l’Ukraine et le Canada, il faut remonter au 14 juin. Ce jour-là, Gazprom s'est dit "obligé" de réduire de près de 60 % la quantité de gaz transportée par Nord Stream 1 à cause d’un problème technique lié aux sanctions internationales. Dans un tweet, le groupe a ensuite précisé qu’il s’agissait des fameuses turbines à gaz fabriquées par Siemens que le Canada ne voulait pas renvoyer en Russie à cause de ces mêmes sanctions. Un imbroglio international difficile à démêler et qui a pour origine la ville de Vyborg, au nord de Saint-Pétersbourg. C’est de là que part le gazoduc Nord Stream 1, et pour transporter le gaz, il faut une sorte de puissant moteur qui, un peu comme un réacteur d’avion, le propulse le long des 1 200 kilomètres de tubes. C’est le rôle des turbines qui font monter la pression au départ du pipeline afin qu’elle soit suffisante pour propulser l’hydrocarbure jusqu’aux côtes allemandes, explique le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung. Une excuse russe à laquelle personne ne croit ? Gazprom soutient que tant que le Canada retient la turbine de Siemens, il ne pourra pas faire fonctionner correctement le pipeline. Mais pour quelle raison cette pièce cruciale s'est-elle retrouvée de l’autre côté de l’Atlantique ? Dans un communiqué, le groupe allemand explique que la pièce a été fabriquée et livrée à Gazprom en 2009 par Siemens Canada et ne peut, "pour des raisons techniques", être réparée que dans les ateliers du groupe au Québec. Ces éléments d’équipement doivent subir une maintenance tous les dix ans et c’est ainsi que plusieurs d’entre eux – cinq sur les huit vendus à Gazprom – se sont retrouvés au Canada juste avant la guerre en Ukraine. Le début de l’invasion russe, le 24 février, a changé la donne et, avec les sanctions imposées sur les exportations vers la Russie des équipements liés au pétrole et au gaz, le Canada s’était opposé au renvoi de la turbine. Mais l’argument avancé par Gazprom pour justifier sa décision du 14 juin apparaît peu crédible pour bon nombre d’observateurs. Ni le Canada, ni l’Ukraine, ni même l’Allemagne n’y croient vraiment. Robert Habeck, vice-chancelier et ministre allemand de l’Économie, a ainsi affirmé à la chaîne Bloomberg que cette affaire de turbines "était un prétexte". Il a précisé que Berlin était convaincu que Gazprom disposait de turbines de rechange pouvant permettre de faire fonctionner Nord Stream 1. Même l’Agence allemande des réseaux d’énergie a affirmé le 15 juin que la baisse de 60 % du gaz transporté par Nord Stream 1 ne pouvait pas s’expliquer par le manque d’une seule turbine, rapporte la Redaktionsnetzwerk Deutschland, le site de la rédaction du groupe de presse Madsack Media. Pourquoi Berlin s’est-il donc tant démené pour obtenir le feu vert d’Ottawa ? En fait, il s’agirait d’"empêcher Vladimir Poutine de se servir [du sujet] comme excuse pour priver l’Europe de gaz", a assuré Robert Habeck, toujours à la chaîne Bloomberg. Nord Stream 1 fermé pour maintenance Pour l’Allemagne, il fallait faire vite : le Canada devait donner son accord avant le 11 juillet. Ce lundi, le géant russe Gazprom a entamé son opération de maintenance annuelle du gazoduc Nord Stream 1. Pour ce faire, le groupe a coupé le robinet à gaz sur le pipeline, qui fournit près de 40 % des besoins allemands. Et ce n’est pas que l’Allemagne qui est affectée : une partie du précieux hydrocarbure qui arrive de Russie via Nord Stream 1 pour terminer son parcours à Greifswald, en Poméranie, est ensuite réexpédiée vers plusieurs pays d’Europe de l’Ouest, comme le Royaume-Uni, la Belgique ou encore la France. Dans le contexte actuel de forte tension sur les marchés de l’énergie, le moindre mètre cube de gaz compte. Cette maintenance annuelle n’inquiète généralement personne. Elle dure entre 10 et 14 jours, puis tout revient à la normale, et les pays européens – à commencer par l’Allemagne – ont largement le temps de constituer leur stock de gaz en prévision de l’hiver, explique le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung. Mais guerre en Ukraine oblige, "nous sommes dans une situation inédite et tout est désormais possible", a averti Robert Habeck dimanche, au cours d’un entretien accordé à la radio publique allemande. Le gouvernement allemand craignait que Moscou utilise le prétexte des turbines pour priver indéfiniment l’Allemagne et l’Europe du gaz qui passe par Nord Stream 1. Ce serait d’autant plus grave que les alternatives manquent. Nord Stream 1 était l’un des derniers pipelines à fournir encore du gaz russe en quantité importante à l’Allemagne, puisque le gazoduc Yamal-Europe – qui passe par la Pologne – a considérablement baissé son débit depuis début juillet, tandis qu’il n’y a plus aucun gaz russe qui transite par l’Ukraine depuis mi-mai, rappelle le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung. Mais l’histoire des turbines n’est pas encore finie. L’Allemagne doit encore faire approuver par Bruxelles l’exportation de cet équipement vers la Russie malgré les sanctions européennes contre le secteur de l’énergie russe. "Tous nos experts travaillent à obtenir les autorisations nécessaires", s’est contenté d’affirmer Siemens Energy. Une turbine qui risque de faire tourner toutes les sanctions en bourrique.

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