Guerre en Ukraine : comment Elon Musk s'est aliéné l'opinion du pays en un tweet
Le fondateur de SpaceX a suggéré un accord de paix entre Kiev et Moscou, sur la base de nouveaux référendums indépendants dans les territoires occupés et d'un statut de neutralité pour l'Ukraine. Les responsables locaux n'ont guère apprécié.
Un message et patatras. Un tweet de 275 signes a suffi, lundi 3 octobre, pour que l'Américain Elon Musk se fâche avec l'intégralité des responsables ukrainiens, alors qu'il bénéficiait jusqu'ici d'une grande aura pour ses prises de position. Le milliardaire, en effet, a cru bon de publier un sondage portant sur une interprétation toute personnelle de la guerre. Une proposition de paix entre Kiev et Moscou, suggère-t-il, pourrait s'appuyer sur de nouveaux référendums sous supervision de l'ONU, l'abandon de la Crimée à la Russie et un "statut neutre" pour l'Ukraine.
En résumé, il s'agit d'une reddition de l'Ukraine sur des points majeurs du conflit, sans aucune contrepartie russe. Les légions de fans du milliardaire ont fait le reste, comme à chacune de ses sorties, et le fondateur de SpaceX est vite devenu le sujet de discussions numéro un sur les réseaux sociaux. Surtout, ce message a suscité de très vives réactions à Kiev.
"Allez vous faire voir"
"Ma réponse très diplomatique est d'aller vous faire voir", a lancé l'ambassadeur ukrainien en Allemagne, Andrij Melnyk. Mykhaïlo Podoliak, conseiller de la présidence, a suggéré en retour la "libération" de "la Crimée annexée" par l'Ukraine, une "démilitarisation et dénucléarisation" de la Russie, et des procès internationaux pour les "criminels de guerre". Même le président Volodymyr Zelensky est entré dans la boucle, avec un autre sondage : "Quel Elon Musk préférez-vous, celui qui soutient l'Ukraine ou celui qui soutient la Russie ?" Les réactions ont d'ailleurs dépassé les frontières, jusqu'aux pays voisins.
Les relations, pourtant, étaient jusqu'ici chaleureuses. Et tout était déjà parti d'un tweet posté le 26 février, deux jours après le début de la guerre. Le vice-Premier ministre ukrainien, Mykhaïlo Fedorov, s'était adressé directement au milliardaire, lui demandant une assistance satellitaire pour maintenir les services de communication dans le pays. Il n'avait fallu qu'une petite dizaine d'heures à SpaceX pour satisfaire cette demande de Kiev. "Le service est maintenant actif en Ukraine", avait écrit Elon Musk, dans un message recueillant plus de 800 000 "likes".
L'explication, en réalité, est un peu moins prosaïque. En effet, cela faisait déjà un mois et demi que Starlink cherchait à déployer son système en Ukraine, avait expliqué (en anglais) une responsable, Gwynne Shotwell, quelques jours plus tard. Depuis, l'entreprise attendait l'autorisation du gouvernement, une requête visiblement tombée aux oubliettes. Le tweet de Fedorov a finalement été interprété par SpaceX comme un document officiel, débloquant la situation pour les deux parties. Et les premiers terminaux sont arrivés en Ukraine deux jours plus tard, au plus grand bonheur du vice-Premier ministre.
"Elon Musk possède des fusées pour lancer ses propres satellites, dans une constellation créée par lui, pour diffuser internet où il veut", explique Olivier Lascar, auteur de l'ouvrage Enquête sur Elon Musk, l'homme qui défie la science. Avant l'Ukraine, SpaceX était déjà venu en aide aux Tonga (en anglais), après l'éruption volcanique qui avait dévasté les câbles sous-marins de communication. Mais "ce business vertical" pose "des questions importantes de gouvernance et de monopole". En effet, faute "d'arbitre de touche ou de point de vue extérieur", rien ne l'empêche, techniquement, d'aider qui il souhaite à l'avenir.
"Peu de limites dans son expression"
Jusqu'ici, Elon Musk a toujours défendu le même camp. "Je défie Vladimir Poutine dans un combat d'homme à homme. Acceptez-vous ?", avait-il notamment écrit au président russe, à la mi-mars. "Au vu des circonstances, c’était une blague au mieux de mauvais goût, au pire obscène”, commente Olivier Lascar. Mais rien d'étonnant. Avec "hubris et démesure", le milliardaire démiurge partage régulièrement son avis, bien au-delà de l'industrie ou de la technologie. "Il fait partie de ces personnages qui ont peu de surmoi. Il existe peu de limites dans son expression, et tout ce qui passe par son cerveau glisse ensuite sur le clavier.”
Fin mars, une équipe de franceinfo avait rencontré à Marioupol un commandant en second du régiment Azov. Avec Starlink, se félicitait-il alors, "nous avons une connexion internet et on peut l'utiliser avec Messenger", en complément des "lignes militaires de communication secrètes". Au mois de mai, chaque jour, le service Starlink fournissait internet à 150 000 personnes en Ukraine, selon Mykhaïlo Fedorov. Lequel saluait ce "soutien crucial pour l'infrastructure de l'Ukraine et la restauration des territoires détruits." Il aura donc suffi d'une nuit, et d'un tweet, pour bouleverser l'image d'Elon Musk dans le pays, passé du rang d'entrepreneur de l'espace à celui d'étoile déchue. Au point, d'ailleurs, que le présentateur TV ukrainien Serguiy Prytula, qui organise régulièrement des collectes de fonds pour l'armée, relaie une cagnotte pour "offrir un manuel d'histoire" au milliardaire.
Les médias russes comptent les points
En réponse aux critiques, Elon Musk a avancé mardi avec des arguments financiers. "SpaceX a investi environ 80 millions de dollars pour le lancement et le soutien de Starlink en Ukraine", s'est-il justifié. "Notre soutien à la Russie est de 0 dollar. Il est clair que nous sommes du côté de l'Ukraine." Le milliardaire a également détaillé le fond de sa pensée, jugeant qu'une tentative ukrainienne pour reprendre la Crimée se traduirait par un nombre élevé de morts, sans compter un probable échec et un risque de guerre nucléaire.
De leur côté, les médias russes ont fait leurs choux gras de ces échanges entre Kiev et Elon Musk. Les experts russes se relaient pour interpréter la polémique, au moment même où la Russie tente de souffler les braises des dissensions internes aux Etats-Unis et en Europe. "Toute personne qui propose une solution pacifique est accusée de lâcheté" par Kiev, commentait ainsi l'un d'entre eux, au cours d'un entretien avec le propagandiste Vladimir Soloviev. Même l'ancien président russe, Dmitri Medvedev, y est allé de son commentaire en proposant, avec ironie, de lui décerner un "grade d'officier extraordinaire".