Des milliardaires de la Tech se rêvent en bâtisseurs des cités ouvrières de demain
le monde imaginaire de la Silicon Valley
De riches géants de la Silicon Valley ont investi plus de 800 millions de dollars pour acheter des terres en Californie afin d’y bâtir une nouvelle ville, révèle le New York Times. L’élite du monde tech rêve depuis près d’une décennie de construire aux États-Unis les agglomérations du futur.
Reid Hoffman(à gauche), le cofondateur de LinkedIn, Laurene Powell Jobs, PDG d'Emerson Collective et veuve de Steve Jobs, ou encore Marc Andreessen, investisseur vétéran de la Silicon Valley font partie des milliardaires qui financent le projet d'une nouvelle ville en Californie.
Depuis cinq ans, une mystérieuse société, Flannery Associates, n’en finit pas d’acquérir des terres dans le nord de la Californie. Plus de 222 km2, soit plus de deux fois la superficie de Paris, non loin de San Francisco. Personne ne savait pourquoi ou pour qui. Dorénavant le voile s’est levé : cette entité a été mise en place par des milliardaires de la Tech qui rêvent d’y établir une ville utopique, a découvert le New York Times dans une enquête publiée samedi 26 août.
Ce projet a été lancé en 2017 par Jan Sramek. Cet ancien banquier de Goldman Sachs a réussi à convaincre certains des plus grands noms de la Silicon Valley pour atteindre son but : Reid Hoffman, le cofondateur du réseau social professionnel LinkedIn, Marc Andreessen, l’un des investisseurs les plus célèbres du monde de la Tech, ou encore Laurene Powell Jobs, femme d'affaires et veuve de Steve Jobs, ont ainsi dépensé environ 800 millions de dollars dans cette création ex nihilo d’une ville, a appris le New York Times.
Panneaux solaires, arbres et espaces verts
Flannery Associates s’est montré très discret sur les contours de sa future ville, jusqu'à ces dernières semaines, le groupe n'avait pas communiqué avec la population locale. Dans un document adressé aux habitants de la région, obtenu par le New York Times, ces milliardaires expliquent vouloir construire “une agglomération qui proposera des milliers de nouvelles habitations, une immense ferme de panneaux solaires, des vergers où seront plantés un million d’arbres et des espaces verts en grande quantité”. Elle sortirait de terre entre les villes de Fairfield et Rio Vista, à environ 75 kilomètres de San Francisco.
Des informations succinctes, mais qui ont permis de rassurer en partie les autorités locales sur l’identité de ces serial-acheteurs. Leur boulimie foncière - en cinq ans Flannery Associates est devenu le premier propriétaire terrien du comté de Solano - avait donné lieu au fil des années à d’innombrables spéculations. La raison d’être de cette entité intriguait d’autant plus qu’elle pouvait offrir jusqu’à cinq fois le prix du marché pour convaincre les propriétaires de vendre leur terrain.
L’armée de l’air avait, notamment,ouvert une enquête officielle pour déterminer si ces acquisitions pouvaient représenter une menace pour la sécurité nationale. Elles se situaient, en effet, non loin de la base aérienne Travis, essentielle pour le ravitaillement et le soutien logistique aux missions aériennes en Asie. Les États-Unis craignaient que Flannery Associates soit contrôlé par des acteurs liés à Pékin.
Il n’en est rien. Et le projet promu semble être en tout point bénéfique pour la Californie. Ces techno-milliardaires proposent de financer sur fonds privé une ville dépeinte comme aussi écologiquement responsable que possible dans une zone - les alentours de San Francisco - frappée par une flambée de l’immobilier et “un manque chronique de logements”, souligne le New York Times.
Pour autant, les autorités locales ne se sont pas réjouies de l’objectif réel de Flannery Associates. Ces dernières ont déploré “le manque de communication” de ces riches entrepreneurs qui ont (trop) longtemps avancé masqué, et ont demandé à en savoir davantage sur les motivations de ces bâtisseurs de villes 2.0, avant de sabrer le champagne…
Google, Facebook, Tesla sont passés par là
Ce n’est pas la première fois que des milliardaires de la Silicon Valley se rêvent en pionniers des villes du futur. Larry Page, le cofondateur de Google, voulait déjà en 2016 améliorer les villes américaines avec des agglomérations dopées aux nouvelles technologies. Peter Thiel, le controversé et très pro-Trump cofondateur de PayPal, avait proposé en 2018 d’établir des villes flottantes pour échapper à la menace de la montée des eaux dues au réchauffement climatique. La célèbre pépinière californienne à start-up Y combinator a également mis en place un projet pour échafauder les villes du futur, tandis que Facebook négocie avec San Francisco le droit de construire ce que le New York Times a appelé “Zucktown” (en référence à Mark Zuckerberg, le fondateur du réseau social) en périphérie de la mégapole californienne.
À ce jour, aucune de ces idées n’a abouti. "Le fait de parler de ces projets semblent être plus important pour ces entrepreneurs que de réaliser concrètement ces villes”, estime Elisabetta Ferrari, sociologue qui étudie les impacts sociaux et politiques des nouvelles technologies à l’université de Glasgow. Faire miroiter des villes idéales permet à ces milliardaires “de démontrer qu’ils ont une vision pour que leur fortune bénéficie à la communauté”, ajoute cette spécialiste.
Ce passif permet de mieux comprendre les réticences des autorités du comté de Solano. Mais il ne s’agit pas seulement de scepticisme quant à la réalisation de ce énième projet de ville financé par des magnats de la tech. La crainte porte aussi sur la construction d'"une mégacité futuriste sans égard pour les besoins réels des communautés”, souligne John Garamendi, un élu démocrate de Californie interrogé par le quotidien San Francisco Chronicle.
Autrement dit, “ces riches entrepreneurs évoquent des ‘utopies’ urbaines, mais pour qui ?”, s’interroge la sociologue Elisabetta Ferrari. Le projet de Peter Thiel promettait, par exemple, une vie meilleure et plus soucieuse de l’environnement… pour ceux qui pouvaient se permettre de payer un logement sur des barges de luxe en pleine mer.
Les cités ouvrières de demain ?
Ces villes 2.0 dopées aux nouvelles technologies ne seraient rien d’autres que la version moderne des cités ouvrières fondées par les magnats de l’industrie durant la révolution industrielle, assure le quotidien britannique The Guardian.
Ce serait, par exemple, le cas de Snailbrook, la cité qu’Elon Musk est en train de construire non loin de son usine Tesla, au Texas. “Ce sont des utopies d’entrepreneurs qui veulent avoir leurs salariés toujours sous la main”, explique le Guardian.
La ville rêvée de Flannery Associates n’est pas aussi ouvertement utilitariste que Snailbrook ou les cités ouvrières d’antan. Les logements sont censés être accessibles à tous et destinés en priorité aux classes moyennes, souligne le San Francisco Chronicle. Mais là encore c’est un objectif qui vise, en priorité, à faciliter la vie des grands groupes de la Silicon Valley. En effet, cette nouvelle ville doit permettre de freiner l’envolée des loyers dans la région de San Francisco qui, à ce jour, contraint les employeurs à augmenter les salaires afin de permettre à leurs salariés de se loger convenablement.
Tous ces milliardaires illustrent aussi les excès de ce qu’Elisabetta Ferrari appelle le “technosolutionisme” : “C’est l’idée qu’il y a une appli pour tout et que les solutions fondées sur la technologie sont forcément les meilleures”, résume-t-elle. Et comme ces entrepreneurs et investisseurs représentent la crème de la crème dans leur domaine, “ils s’imaginent forcément être mieux placés que la puissance publique pour résoudre des problèmes comme l’urbanisme de demain”, assure-t-elle.
Mais il ne faut pas s’y tromper car selon la sociologue, c’est “une approche très néolibérale de la situation. C’est-à-dire que ces milliardaires défendent l’idée que le secteur privé et le marché apportent forcément de meilleures solutions aux défis posés [par l'avenir] que l’État”.