Au procès de l'attentat de Nice, la personnalité violente du terroriste au cœur d'une semaine d'audience
Des proches de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel ont décrit à la barre un homme qui multipliait les crises, frappant ses frères, ses sœurs et sa femme. Un enquêteur a suggéré qu'il a pu impliquer volontairement son entourage dans le drame du 14 juillet 2016.
Qui était réellement Mohamed Lahouaiej-Bouhlel ? Qu'est-ce qui a poussé cet homme de 31 ans à foncer sur la foule au volant d'un camion de 19 tonnes sur la promenade des Anglais, à Nice, le soir du 14 juillet 2016 ? Tout au long de la huitième semaine du procès, la cour d'assises spéciale de Paris a tenté de cerner la personnalité et les motivations du terroriste qui a tué 86 personnes et blessé plus de 400 autres.
Des enquêteurs de la Sous-Direction antiterroriste (Sdat) ont détaillé, mardi 25 octobre, le résultat des investigations menées sur ce trentenaire tué par la police le soir de l'attentat. La famille et les proches du chauffeur de poids lourd tunisien se sont ensuite succédé à la barre. Tous ont brossé le portrait d'un homme brutal et impulsif, captivé par la violence. "Cette fascination est très ancienne, antérieure aux faits", a souligné de son côté un enquêteur.
Pour le père de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, venu spécialement de Tunisie pour témoigner, son fils était un adolescent au "comportement agressif", avec "des mouvements brusques", solitaire et ne supportant pas la frustration. Mohamed Lahouaiej-Bouhlel "frappait ses frères et sœurs", a affirmé l'agriculteur de 63 ans à la moustache blanche.
Des "problèmes psychiques" évoqués mais pas diagnostiqués
La violence semble avoir gangréné la vie de cette famille installée dans une zone rurale de la Tunisie. Le père a "puni avec une gifle ou un coup de pied" son fils, notamment "quand il vol[ait] des fruits et des légumes" ou "rentr[ait] en retard". "Avec lui plus qu'avec les autres ?", s'est interrogé le président de la cour d'assises spéciale. "Il était l'aîné, disons", a répondu la mère de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, femme de 58 ans au visage marqué, qui a pris la parole après son ex-mari.
Mohamed Lahouaiej-Bouhlel était de fait le deuxième d'une fratrie de dix enfants, mais le premier garçon. "Il voulait être coach sportif, mais papa voulait qu'il devienne ingénieur", a complété la sœur du terroriste, âgée de trois ans et demi de moins que lui. "C'était tendu avec papa, ils ne s'aimaient pas."
D'après les différents témoins, les "crises" de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel se sont multipliées tout au long de sa jeunesse. Un jour, il enferme sa famille dans la maison avec des chaînes et des cadenas. Un autre, en 2004, son père constate en rentrant "une porte défoncée", "des fenêtres cassées". Il emmène son fils, âgé de 19 ans (et donc mineur à cette époque en Tunisie) consulter un psychiatre. Le médecin ne pose pas de diagnostic précis, mais prescrit un anxiolytique, un antidépresseur et un antipsychotique.
Selon les témoignages, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel n'a pris ce traitement que pendant quelque temps, avant d'arrêter à cause de somnolences provoquées par le médicament. Il a par la suite toujours refusé de retourner chez le praticien. En dehors de cet épisode, il n'y a "aucun élément objectif du dossier en faveur d'une pathologie mentale psychiatrique" diagnostiquée, a souligné une avocate générale. Bon nombre des proches de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel ont pourtant évoqué "des problèmes psychiques", relève l'enquêteur de la Sdat. Trois tentatives de suicide sont mentionnées dans le dossier, mais à l'audience, personne n'a pu apporter de précision à ce sujet.
"Il me frappe tous les jours depuis notre mariage"
Une fois majeur, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel s'est installé à Nice, fin 2007, après avoir épousé H., l'une de ses cousines germaines en Tunisie. Le couple a eu trois enfants, le dernier en août 2015, alors qu'ils étaient en instance de divorce. En France, le comportement violent de l'homme n'a pas cessé. Son casier judiciaire porte la trace d'une condamnation pour violences sur un automobiliste, mais il est mis en cause dans quatre procédures, dont l'une pour violences conjugales. "Il me frappe tous les jours depuis notre mariage", dénonce son épouse dans une première plainte déposée en 2011. Jugée inapte, elle n'est pas venue témoigner au procès.
Dans une autre plainte, lue par le président de la cour d'assises spéciale de Paris, H. raconte que son mari a renversé un verre de vin et uriné sur elle, avant de déféquer dans leur chambre le soir même. Sur des clichés en noir et blanc de mauvaise qualité projetés dans la salle d'audience mardi, on a pu voir des excréments et un ours en peluche lacéré. "Quand sa femme refusait de faire le ménage, c'était sa façon de réagir. Il voulait se venger car il considérait qu'elle ne prenait pas soin de lui", a expliqué à la barre, un ancien beau-frère.
D'autres témoins ont complété le portrait terrible de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel. "Mon frère était très calme, sauf quand quelqu'un faisait quelque chose qui allait à l'encontre de ce qu'il voulait", a souligné sa sœur cadette à la barre.
Son ami R. est allé jusqu'à évoquer un homme au caractère "gentil" et "calme", rencontré dans une salle de sport en 2010. "J'ai accepté de prendre un pot avec lui et une amitié s'est formée", explique ce Niçois de 80 ans. "J'avais un pouvoir sur lui, il m'écoutait avec un grand respect", a développé R., qui se percevait comme son "mentor". Les deux hommes ont été amants "de temps à temps", pendant "à peu près quatre ans". Son entourage à la salle de sport, cité par l'enquêteur, n'hésite pas à qualifier Mohamed Lahouaiej-Bouhlel d'"obsédé sexuel".
Des "signaux faibles de religiosité"
Ceux qui ont partagé l'intimité de l'assassin ont tous fait part de leur incompréhension quand est arrivé le moment de parler du passage à l'acte. R. l'a certes trouvé changé quelques jours avant l'attentat. "Il avait beaucoup maigri. Je l'ai regardé et je me suis dit : 'Ce n'est plus la même personne'." D'autres amis ont observé des revirements. Mohamed Lahouaiej-Bouhlel a reproché de boire de l'alcool à l'un d'eux. Il a confié à un autre faire le ramadan et lui a proposé d'aller à la mosquée. Un troisième a remarqué qu'il écoutait des récitations du Coran dans sa voiture et s'est vu reprocher "son short trop court", rapporte à l'audience le policier de la Sdat, pour qui ces éléments constituent des "signaux faibles de religiosité".
Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, qui a grandi dans une famille musulmane traditionnelle, mais "pas fanatique" d'après son père, montrait pourtant une indifférence face à l'islam jusqu'ici. "Une fois, il est allé prier avec mon mari sans se laver", s'est souvenue l'une de ses tantes, face à la cour d'assises spéciale de Paris. Aurait-il pu être influencé ? Plusieurs personnes ont mentionné un membre de sa famille "susceptible de l'avoir radicalisé". Les enquêteurs ne l'ont pas identifié et les différents témoignages livrés à la barre n'ont pas permis de faire la lumière sur ce point. La fréquentation d'individus radicalisés lors de distributions de nourriture à des réfugiés a aussi été évoquée à l'audience, sans qu'on puisse en apprendre davantage. L'attentat a été revendiqué par le groupe Etat islamique (EI), mais les investigations ont prouvé qu'il s'agissait d'une déclaration opportuniste.
Pour autant, à partir du 29 juin 2016, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel a effectué "des recherches quotidiennes sur l'islam et le terrorisme jihadiste" et consulté de manière "frénétique" des vidéos d'exactions de l'EI, selon un enquêteur. Sur son ordinateur portable, la police a découvert des reportages sur l'attaque du musée du Bardo à Tunis en 2015, la vidéo d'une femme se faisant exécuter d'une balle dans la tête, celle d'enfants torturés, ou des images d'accidents de la route... Il y aussi de nombreuses photos au milieu desquelles surgissent des clichés des festivités du 14-Juillet.
"Rien n'est fait pour cacher son activité"
D'autres clichés retrouvés au domicile du tueur ont retenu l'attention les enquêteurs. "C'est quelqu'un qui avait l'habitude de faire des selfies", a commenté le président de la cour d'assises, en faisant projeter ces images où on peut voir notamment Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, avec le sourire aux lèvres, les dents blanches, et une barbe en collier bien taillée. D'autres le montrent en compagnie d'autres personnes, à la plage ou au café... ou avec le camion utilisé pour perpétrer l'attentat. Sur certaines photos, il fait des doigts d'honneur. D'autres sont annotées avec des prénoms, dont celui de "Chokri".
Chokri Chafroud est l'un des trois accusés du procès, renvoyés pour association de malfaiteurs terroriste. Celui-ci pose sur quelques clichés, tout comme Mohamed Ghraieb. Cet ami d'enfance du terroriste comparaît libre pour le même motif. Ramzi Arefa, un Franco-Tunisien de 28 ans, est le troisième de ces accusés. Tous s'agitent sur leur siège en voyant les images projetées sur les murs.
Pourquoi Mohamed Lahouaiej-Bouhlel a-t-il inscrit les noms de ses connaissances sur les clichés ? "Pensez-vous qu'il s'agit d'une erreur de sa part, d'affolement, ou d'une volonté de manipulation ?", a demandé le président de la cour. "Certainement pas de l'affolement", a assuré le policier de la Sdat, pour qui le projet d'attentat a été minutieusement préparé. "Il y a une volonté de sa part qu'on retrouve les personnes en question. Rien n'est fait pour cacher son activité", a développé l'enquêteur, installé derrière une paroi en plexiglas utilisée pour préserver son anonymat.
Est-ce l'expression d'un "ressentiment", une volonté de faire du mal plus forte que d'éventuelles convictions jihadistes ? Ce ne sont que des "hypothèses", a souligné l'enquêteur, rappelant que "l'analyse de ces éléments sera faite par la cour." Cette dernière pourra s'appuyer sur les déclarations des huit accusés, qui seront interrogés dans les prochaines semaines sur leurs liens avec Mohamed Lahouaiej-Bouhlel. Leurs déclarations permettront peut-être de compléter le puzzle sur la personnalité et les motivations du terroriste.