"À bord, le plus dur à vivre, c'est l'incertitude" : la galère des marins au temps du Covid-19
Restrictions de circulation, quarantaines, changements de règles constants : avec la pandémie de Covid-19, les conditions de travail des marins se sont fortement dégradées. Alors que certains professionnels du secteur alertent sur une détresse psychologique grandissante, ils sont de plus en plus nombreux à raccrocher le ciré. De leur côté, syndicats et organisations internationales appellent à les vacciner en priorité en les plaçant sur la liste des "travailleurs nécessaires".
Il partait pour un voyage de deux mois. Son périple aura finalement duré quatre mois et demi. En janvier 2020, Benoît, alors officier de pont de la marine marchande française, embarque pour une mission au long cours à bord d'un porte-conteneurs. Quelques semaines plus tard, la pandémie de Covid-19 entraîne la fermeture progressive de toutes les frontières du monde. Benoît se retrouve coincé en mer.
Si la pandémie a mis une grande partie de la planète à l'arrêt au gré de confinements successifs, le commerce maritime, qui représente environ 80 % du commerce international, lui, ne s'est jamais arrêté.
Depuis plus d'un an, même si la situation s'est arrangée pour les 18 000 marins que compte la marine marchande française, ces derniers doivent toujours composer avec des restrictions de circulation qui changent constamment, des quarantaines parfois très strictes et des conditions de vie à bord des navires dégradées par la mise en place des gestes barrières.
Face à cela, les organisations internationales, armateurs et syndicats réclament la reconnaissance des marins comme "travailleurs essentiels". Le 6 avril, les différentes organisations syndicales du secteur ont ainsi adressé un courrier au gouvernement pour appuyer leur demande et appeler à les vacciner en priorité.
"Après des mois à travailler dans des conditions extrêmement difficiles, ce serait une façon de reconnaître, enfin, la valeur de leur travail", juge Jean-Philippe Chateil, secrétaire général de la CGT des officiers de la marine marchande, interrogé par France 24. "Sans compter que les marins, par la nature même de leur travail, sont très vulnérables. Imaginez un cas de Covid-19 à bord d'un navire… Gestes barrières ou non, la maladie se répandrait comme une traînée de poudre."
Relèves annulées, escales impossibles…
Au début de la crise sanitaire, des milliers de marins, comme Benoît, ont été surpris par la fermeture des frontières. "Habituellement, mon bateau suit une ligne régulière qui part des États-Unis pour rejoindre l'Asie. On dessert quatre ou cinq ports américains avant de rejoindre Singapour par le canal de Suez. On fait ensuite escale au Vietnam, en Chine, en Corée, avant de repartir vers les États-Unis", détaille-t-il.
Mais en 2020, rien ne s'est passé comme prévu. "Les problèmes ont commencé en Asie", raconte-t-il. On est en mars. Le marin découvre alors les tests de température, les masques et les agents de sécurité en combinaison de protection. "Dans les ports, on a commencé à nous interdire de faire escale. Nous avions interdiction de mettre un pied en dehors du bateau."
Alors qu'il approche de la Corée, il apprend que les relèves sont annulées : l'équipage qui devait venir le remplacer n'a pas pu monter dans l'avion. "S'adapter aux évolutions de planning, aux retards, cela fait partie du métier. Nous y sommes habitués", concède-t-il. "Ce qui était très difficile, c'est que nous n'avions aucune perspective pour la suite."
Son bateau reprend la direction des États-Unis au moment même où l'épidémie atteint le continent. Les espoirs d'une relève dans le Pacifique disparaissent à leur tour. "Nous étions dans l'incertitude la plus totale", se souvient-il. Benoît et ses coéquipiers parviennent finalement à débarquer sur l'île de La Réunion mi-mai 2020, soit deux mois plus tard que prévu.
Si, avec du recul, il estime avoir vécu cette situation plutôt sereinement, d'autres témoignent de la fatigue, de l'angoisse et de la frustration qu'ils ont ressenties, les poussant au bord du burn-out.
C'est le cas de Stéphane. Ce capitaine avait embarqué mi-mars 2020 sur un remorqueur en Asie. Après six semaines de navigation, il se présente à Taïwan pour la relève de son équipage. La situation est ubuesque : cette fois-ci, les remplaçants ont pu arriver. Seul hic, Stéphane et son équipage, eux, ont interdiction de débarquer. "La relève était là mais nous, nous ne pouvions pas descendre", se souvient-il. "Et il était inconcevable que les deux équipages soient en même temps sur le bateau. Nous aurions été en sureffectif."
"À bord, tout le monde était à cran. La situation a provoqué des tensions d'une intensité que j'ai rarement vue", témoigne-t-il. Le capitaine finit par déposer un droit de retrait et cesse les activités du navire. "On était arrivés à un stade de fatigue physique et psychologique tel que je ne pouvais plus assurer la sécurité de mon équipage."
Après quelques jours à quai, Stéphane et son équipage embarquent finalement dans un autre navire en tant que passagers. S'écoulent ensuite trois semaines avant qu'ils soient autorisés à débarquer. Le parcours du combattant ne s'arrête pas là : "Avant de pouvoir enfin rentrer en France, on a dû subir une quarantaine affreuse", explique-t-il. "De celle où on a l'interdiction formelle de sortir de sa petite chambre d'hôtel, avec des repas servis dans des plateaux à notre porte…"
De ces semaines infernales, Stéphane retient surtout "l'isolement et l'incertitude". "La situation était d'autant plus difficile à gérer que nous avons dû mettre en place des mesures barrières à bord. Nous ne pouvions prendre nos repas que par groupes de quatre ou cinq, il fallait mettre un masque... Si nous n'étions pas en train de travailler, on passait le plus clair de notre temps dans notre cabine."
Une ligne d'écoute psychologique
Au CHU de Saint-Nazaire, en Loire-Atlantique, le centre de ressources d'aide psychologique en mer a ouvert en mars 2020 une ligne téléphonique d'urgence où les marins, qu'ils soient en mer ou à terre, peuvent appeler pour partager leurs problèmes et angoisses.
"En moyenne, les marins sont dix fois plus touchés que la population générale par des états de stress post-traumatique", explique à France 24 Camille Jégo, psychologue et coordinatrice de ce centre, évoquant une accidentologie importante dans le secteur, notamment avec des naufrages et des accidents à bord.
"Déjà, en temps normal, la navigation demande énormément de ressources. Sur un bateau, le temps ne s'arrête jamais : il faut tout gérer, effectuer des manœuvres très techniques. Cela peut-être épuisant", poursuit-elle.
Crises d'angoisse, burn-out, pensées suicidaires : depuis un an, au bout du fil, certains marins font état d'une grande détresse psychologique. "La crise sanitaire a ajouté énormément de stress. Il y a l'angoisse qu'un cas de Covid-19 se déclare à bord, l'incertitude de savoir quand on pourra rentrer, la pression de la famille qui attend leur retour", énumère-t-elle. "À cela s'ajoute la fatigue accumulée après des semaines de navigation et l'isolement, qui se fait de plus en plus pesant."
"Les armateurs ont majoritairement joué le jeu"
"La crise sanitaire a pris tout le monde maritime par surprise", explique de son côté Pierre Maupoint de Vandeul, président du syndicat CFE-CGC Marine, contacté par France 24. Depuis le début de la crise sanitaire, il est à l'écoute de ces marins bloqués en mer. Régulièrement, il sert d'intermédiaire syndical dans d'âpres négociations entre gouvernements, agences de santé et armateurs afin de trouver des solutions au cas par cas.
"Au printemps, les relèves étaient un casse-tête pour les armateurs, entre ceux qui étaient bloqués à bord des navires, et ceux qui essayaient d'aller les relayer", raconte-t-il. "Il fallait leur trouver un avion, alors que le trafic aérien était quasi à l'arrêt, mais aussi un hôtel pour leur quarantaine. Sans compter que sur le plan juridique et administratif, tout cela posait des questions inédites."
Si le syndicaliste déplore que certains armateurs "se soient cachés derrière la crise" pour laisser des marins travailler une fois leur contrat terminé, il estime que la majorité d'entre eux "a joué le jeu", autorisant parfois d'importants détours pour permettre aux équipages de débarquer.
Si chacun des professionnels contactés par France 24 s'accorde à dire que la situation s'est nettement améliorée pour les marins français, l'inquiétude persiste cependant pour les marins étrangers.
"Les marins français les moins chanceux ont passé jusqu'à six mois à bord, détaille Jean-Philippe Chateil. Certains étrangers, venant de pays moins regardants sur les droits des travailleurs, ont passé jusqu'à 22 mois en mer." "Sur le plan psychologique, c'est de la torture", dénonce-t-il, évoquant "une vague de suicides". Fin janvier, un marin indien qui officiait à bord d'un pétrolier s'est ainsi suicidé dans le golfe d'Oman après 13 mois en mer.
"Lorsque j'ai débarqué, certains Philippins qui travaillaient avec moi ont dû rester à bord", se souvient ainsi Benoît. "Certains étaient déjà là depuis près de six mois..." Adoptée en 2006, une convention internationale sur le travail maritime prévoit pourtant un droit au rapatriement pour tout navigant retenu à l’étranger dès l’expiration de son contrat d’engagement qui, dans tous les cas, ne peut excéder douze mois.
L'Organisation maritime internationale estime que 400 000 navigants, toutes nationalités confondues, étaient pris au piège au plus fort de la crise sanitaire. Selon les derniers chiffres publiés en mars, ils seraient toujours 200 000 concernés, majoritairement originaires d'Asie du Sud ou d'Europe de l'Est.
De plus en plus nombreux à raccrocher le ciré
Après ces expériences, certains marins ont décidé de raccrocher le ciré et de quitter le monde de la navigation au long cours. Benoît fait partie de ceux-là. Quand on lui a demandé de rembarquer pour une nouvelle mission, quelques semaines seulement après être rentré, il a décidé de refuser.
"Avant cet épisode, je réfléchissais déjà à changer de voie. La vie de marin est passionnante et exaltante mais elle peut être difficile à combiner avec une vie de famille", explique celui qui est désormais expert maritime. "Le coronavirus a certainement accéléré ma décision", reconnaît-il.
Frédéric* a lui aussi déposé sa démission. Cet officier mécanicien travaillait sur un pétrolier au large de la Chine quand la crise du Covid-19 a éclaté. Lui aussi a connu son lot de rebondissements et de galères. Aujourd'hui, c'est surtout le manque de reconnaissance vis-à-vis de sa profession qui l'a poussé à changer de voie.
"Maintenant, je travaille pour une compagnie de ferry qui relie la Corse et d'autres îles. Il n'y a plus de problèmes de visa ou de déplacements", explique-t-il à France 24. "Il était hors de question que je reparte au long cours dans ces conditions. Nous avions l'impression d'être des pestiférés ! Nous n'étions les bienvenus nulle part."
"Plusieurs patients m'ont fait part d'une grosse frustration due au manque de reconnaissance de leur profession", abonde Camille Jégo. "Ils ont l'impression de n'être que des pions et d'avoir moins de valeur que les marchandises qu'ils transportent : elles pouvaient débarquer mais eux, non."
Nouveaux variants et passeport vaccinal
Entre l'explosion de nouveaux variants et les débats sur la mise en place de passeports vaccinaux, marins et syndicats craignent que la situation ne se dégrade de nouveau. "Il est indispensable qu'on vaccine les marins en priorité", martèlent de concert Jean-Philippe Chateil et Pierre Maupoint de Vandeul.
Début avril, la mort de deux marins victimes du Covid-19, un Malgache et un Indonésien engagés à bord du thonier Belle Isle, de l'armement réunionnais Sapmer, a mis en lumière les risques qu'encourt cette profession. Les deux hommes avaient ressenti les premiers symptômes de la maladie alors qu'ils se trouvaient en mer. Évacués et placés en soins intensifs, ils sont morts quelques jours plus tard. À bord du navire, 35 marins ont à leur tour été testés positifs et placés sous étroite surveillance.
"Ces dernières semaines, avec l'émergence des variants, on a dénombré de plus en plus de 'clusters' au sein des navires", alerte Pierre Maupoint de Vandeul.
"Lorsqu'une personne développe des symptômes, le capitaine prend immédiatement contact avec l'hôpital Purpan, à Toulouse. Tous les soins de santé sont monitorés à distance", explique le syndicaliste. "Si une personne a besoin d'oxygène par exemple, c'est l'un de ses coéquipiers qui doit l'aider. Tout le monde a été formé à ces gestes, mais personne n'a envie que cela arrive."
"Normalement, le malade est ensuite évacué au centre de soins le plus proche. Dans la pratique, avec la crise sanitaire, cela est souvent très compliqué", poursuit-il.
Autre argument en faveur d'une vaccination prioritaire chez les marins : la possible mise en place d'un passeport vaccinal. "Certains pays envisagent de n'accepter que les voyageurs vaccinés. Comment faire si nos marins ne le sont pas ? Cela va encore rajouter au casse-tête ambiant", déplore Jean-Philippe Chateil.
Malgré ces appels, le gouvernement n'a pas placé les marins dans la liste des professions autorisées à se faire vacciner à partir du samedi 24 avril. Il assure cependant que "des travaux sont en cours avec le ministère des Transports pour examiner des modalités particulières de vaccination pour les personnels navigants techniques et commerciaux du secteur aérien et les marins, notamment ceux qui sont amenés à faire des escales internationales", selon un communiqué publié par le ministère du Travail.
* Les prénoms ont été modifiés.