Viginum : comment l'Etat veut contrer les ingérences numériques étrangères
Une agence de protection contre les ingérences numériques étrangères est en train de voir le jour. Son but sera avant tout de prévenir les attaques informationnelles émises depuis l'étranger à travers la propagation de fausses informations.
Mai 2017. L'entre-deux-tours de la présidentielle est perturbé par la fuite sur le net de dizaines de milliers de courriers électroniques du mouvement En Marche ! d'Emmanuel Macron. La justice américaine affirmera plus tard que les "Macron Leaks", comme on les appelle, ont été orchestrés par des agents russes, dans le but de déstabiliser le vote, avec la complicité d'un site d'extrême-droite américain. C'est justement pour contrer ce genre d'attaques numériques venues de l'étranger que le gouvernement français a décidé de mettre en place, sept mois avant la présidentielle, Viginum : une agence de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, créée par décret le 13 juillet dernier.
Un service d'État pour se protéger des attaques numériques étrangères
L'agence Viginum sera constituée d'environ 70 personnes issues de tous horizons : experts en réseaux sociaux, techniciens et journalistes notamment. Elle aura pour mission de mettre au jour les fausses informations en provenance de pays étrangers, qui pourraient déstabiliser le processus électoral français. Pour Pierre Gastineau, rédacteur en chef de la lettre l'Intelligence Online, son champ d'action "peut aller de campagnes assez visibles à partir de comptes officiels d'un pays étranger pour essayer d'influer sur une ligne politique, à des campagnes en profondeur, alimentées par plusieurs sources, que ce soit des hackings ou autres."
Ces dernières années, la désinformation n'a en effet cessé de croître avec la montée en puissance des réseaux sociaux dans le processus d'information. Pierre Buhler, professeur à Sciences Po et consultant au Centre d'analyses, de prévision et de stratégie du quai d'Orsay (Caps), précise que : "Le terme d'ingérence numérique est parti de ce qu'on a observé en 2016 pendant la campagne électorale présidentielle américaine, puis en 2017 pendant la campagne présidentielle française."
Créer de fausses informations à partir de vrais documents
Dans le cas des "Macron Leaks", des emails ont été falsifiés et mêlés aux vrais. Mais on a assisté au même phénomène pendant la crise du coronavirus. Des emails du docteur Fauci, spécialiste en immunologie à l'Institut national de la santé et membre du groupe de travail sur le Covid-19 aux États-Unis, ont été divulgués, amputés et sortis de leur contexte. "Pendant la campagne présidentielle, se souvient Marie Bohner, coordinatrice du projet CrossCheck France, Le Gorafi avait même publié un article satirique au moment de la crise de l'usine Whirlpool affirmant : 'Macron se lave les mains après avoir touché les mains des ouvriers'. Cet article a été repris sur les réseaux sociaux comme une information véritable, avec de véritables réactions de colère et d'indignation. Or, il se trouve que la vidéo [qui fait croire qu'Emmanuel Macron s'essuie les mains après avoir touché des ouvriers] était une vidéo de pêche à l'anguille à laquelle Macron avait participé quelque temps auparavant, quand il était ministre de l'Économie."
Le patron de Facebook, Marc Zuckerberg, a révélé à la Conférence de Munich sur la sécurité du numérique en février 2020, que plus d'un million de faux comptes sont supprimés chaque jour de son réseau social. Cette montée en puissance inquiète d'autant plus que les propagateurs de fausses nouvelles, autrefois isolés, ne le sont plus. Pour Benjamin Tainturier, sociologue et Professeur au médialab de Sciences Po, la désinformation se structure à travers des individus ou des réseaux, notamment sur Youtube, un terrain extrêmement propice à la diffusion d'idées en tout genre. "On y trouve de tout, précise-t-il, de la droite identitaire, de la droite nationale populiste, de la 'ré-information' et des ufologues très critiques du Covid et de l'état d'urgence sanitaire."
Internet : un modèle qui encourage la désinformation
Selon un sondage de l'IFOP datant d'avant les confinements, 79% des personnes interrogées croyaient déjà au moins à une théorie complotiste. Des théories qui ont parfois des conséquences très concrètes, remarque Tristan Mendès France, enseignant et expert des nouveaux usages numériques. "Il s'agit à l'origine d'épiphénomènes, de discours marginaux, qui en temps normal ne pourraient pas faire sortir dix personnes dans la rue, explique-t-il. Mais grâce à cet écosystème informationnel, ces discours parviennent à mobiliser de plus en plus de personnes dans les rues."
Les fausses informations prospèrent d'autant plus facilement qu'elles s'insèrent dans un écosystème qui facilite leur financement, insiste pour sa part Thomas Huchon, Professeur à Sciences Po et réalisateur de La nouvelle fabrique de l'opinion. "Le film mensonger Hold Up a été financé à hauteur de 300 000 euros par des dons sur Internet, précise-t-il. Ce qui veut dire que ces plateformes ont non seulement levé de l'argent pour des gens qui disent n'importe quoi, mais surtout qu'elles ont pris une commission, et ont gagné de l'argent en finançant la désinformation."
Après l'enlèvement de la petite Mia par des personnes proches de Rémy Daillet, un complotiste exclu du MoDem en 2010, qui avait appelé à renverser le gouvernement, on découvre qu'une plateforme de financement participatif lui avait permis de développer ses projets. Internet est d'autant plus perméable aux fausses informations que son écosystème se nourrit du buzz. Plus il y a de clics, plus les plateformes engrangent de l'argent. "Les informations racoleuses prennent donc le dessus sur les vraies informations, déplore la chercheure Sophie Chauvet, car elles provoquent des émotions fortes chez les internautes, et entraînent énormément de clics." Selon une étude du Global disinformation index, environ 200 millions d'euros de financement de publicité vont dans les sites de désinformation.
Des fausses informations qui ont des conséquences
Les fausses nouvelles peuvent aujourd'hui fragiliser une démocratie en sapant la confiance de l'opinion. On l'a vu lorsque Donald Trump lance après sa défaite à l'élection présidentielle, le mouvement "stop the steal" (arrêtez le vol électoral), qui laisse entendre que l'élection lui a été volée. "Aujourd'hui, quasiment 50% des républicains pensent que l'élection américaine a été truquée", souligne Tristan Mendès France. Des propos qu'on entend aussi aujourd'hui en France. Le 23 juin 2021, Florian Philippot, du mouvement les Patriotes, tweetait : "Ils veulent truquer l'élection présidentielle de 2022 après avoir truqué celle de 2017."
Un manifestant brandit une pancarte "Stop the steal" ("arrêtez le vol électoral") le 2 janvier 2021. (SOPA IMAGES / CONTRIBUTEUR / GETTY IMAGES)
La crainte, c'est que ce type de fausses informations devienne de plus en plus une arme politique. Pierre-Albert Ruquier, cofondateur de Storyzy (logiciel de vérification des données) rappelle que l'invasion de la Crimée par la Russie "a eu lieu sans tirer un seul coup de feu, grâce à la désinformation. La Russie avait diffusé une fausse information affirmant que le ministère de l'Intérieur de Crimée était assiégé par des hommes armés et encagoulés. C'était totalement faux. Mais cela a justifié une intervention militaire russe pour sécuriser le ministère."
En France, un mois après l'assassinat de Samuel Paty, lorsqu'Emmanuel Macron défend le droit à la caricature, débute au Pakistan une campagne anti-française qui durera huit mois, jusqu'à la dissolution du groupe radical qui en était l'instigateur. "On explique alors que la France est un pays islamophobe, se souvient Rudy Reichstadt, fondateur de l'Observatoire du Complot (Conspiracy Watch), on raconte qu'on fiche les élèves musulmans et qu'on leur attribue des numéros. Ces rumeurs sont relayées sur internet par la ministre des Droits de l'homme au Pakistan et par des journalistes américains. Elles seront finalement démenties, mais elles échauffent les esprits."
La Nouvelle-Calédonie, laboratoire de Viginum ?
Alors que la Nouvelle-Calédonie, s'apprête à vivre son troisième référendum le 12 décembre prochain, décisif quant à l'indépendance du territoire, les autorités s'inquiètent d'une éventuelle tentative d'ingérence dans cette zone riche en nickel. Elle est en effet convoitée par plusieurs pays dont la Chine. S'agit-il d'une coïncidence ? Les analystes de Storyzy ont repéré un compte twitter japonais qui n'a ni abonné, ni abonnement mais qui diffuse systématiquement depuis juillet 2021 des discours en français favorables à l'indépendance.
L’Allemagne est l’État le plus touché par les campagnes de désinformations venues de l’étranger. (PICTURE ALLIANCE / CONTRIBUTEUR / GETTY IMAGES)
Autre cas d'école sous surveillance : l'Allemagne, qui votera le 26 septembre prochain pour désigner le ou la successeur d'Angela Merkel. "Cela fait des années que l'Allemagne est la cible d'informations malveillantes, remarque Rayna Stamboliyska, responsable des affaires publiques de la startup Yeswehack. Le service extérieur de l'Union européenne a publié un rapport en mars 2021 qui y répertoriait plus de 700 cas de désinformation depuis 2015." Ce scrutin pourrait donc servir de "répétition générale" à la future présidentielle française.
QAnon s'installe en France
D'autres acteurs plus marginaux préoccupent les autorités. Depuis la dernière élection présidentielle américaine, la mouvance QAnon prend pied peu à peu en France. À l'origine, elle s'était développée aux États-Unis sur le forum anonyme 4chan au cours de l'année 2017. C'est de cette usine à rumeur qu'était sortie la fausse information sur le supposé compte offshore d'Emmanuel Macron. Après s'être fait expulser de la plateforme, le mouvement se déploie maintenant sur un autre site : 8kun. Une plateforme jumelle encore moins modérée, fondée par un ancien militaire américain, connue aujourd'hui pour ses contenus racistes, néo-nazis, pédopornographiques et antisémites.
Des acteurs québécois ont propagé sa doctrine en français, et désormais, plusieurs sites francophones portent la marque du groupe, constate Pierre-Albert Ruquier : "Il existe toute une constellation de personnalités qui se considèrent comme des porte-paroles de QAnon". Un disciple de QAnon a même créé un site marqué de l'effigie du groupuscule : les DéQodeurs, en référence au véritable site de décryptage de l'information créé par le journal Le Monde.
Autre complotiste bien identifié : Thierry Meyssan, le fondateur du Réseau Voltaire. "Depuis vingt ans, on lit sur son site des choses qui relèvent d'une histoire alternative", explique Rudy Reichstadt, fondateur de l'Observatoire du conspirationnisme. "Encore récemment, Thierry Meyssan, dans un article sur l'Afghanistan expliquait qu'on savait très bien qu'Oussama Ben Laden était mort en décembre 2001 et qu'il était un agent de la CIA. Sur des esprits mal informés, cela peut avoir une influence très forte."
Dernière menace qui plane sur l'élection présidentielle : celle de voir apparaître des vidéos de "deep fake". Ce sont de fausses vidéos, qui grâce aux nouvelles technologies et à l'intelligence artificielle, permettent de mettre en scène de vraies personnalités politiques et de leur prêter toutes sortes de propos qu'elles n'ont jamais tenu en réalité. On a ainsi pu voir une publicité avec le vrai acteur Bruce Willis qui n'a pourtant jamais tourné dans cette pub. En partant de ce principe, on peut imaginer un candidat à la présidentielle lancer des phrases dévastatrices qu'il n'aurait jamais prononcées.
Les limites de Viginum
Viginum aura donc pour ambition de débusquer ces fausses informations mais aussi de les contrer. "Sous Viginum, vous allez avoir un comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l'information, explique Pierre Gastineau, dont feront partie des services de renseignement. Il y aura aussi un comité stratégique, chargé d'anticiper une fake-news. Et un comité d'éthique, qui rassemblera des membres de différents ministères et d'autorités indépendantes comme le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) pour faire respecter les lignes rouges à ne pas dépasser.”
L’organigramme de la SGDSN, qui verra naître la nouvelle agence Viginum. (CAPTURE D’ÉCRAN, SITE GOUVERNEMENTAL SGDSN.GOUV.FR)
Mais c'est là que la tâche se corse. Comment définir ces lignes rouges ? Comment tracer une frontière entre une information exacte et une information fausse ? Et comment un État, lui-même sujet à une défiance, peut-il être légitime aux yeux de l'opinion pour décider de ce qui est vrai et de ce qui est faux ? Sera-t-il audible ou lui-même suspecté de manipuler l'information ?
La crise du coronavirus illustre bien cette difficulté. Selon Dominique Boullier, sociologue, linguiste et professeur à Sciences Po Paris depuis 2009 : "Il y a un vrai débat sur l'origine du Covid. Jusqu'ici on a toujours pensé que les pouvoirs publics devaient rassurer et être péremptoires sur un certain nombre de vérités. Or, quand on travaille sur les propagations d'informations comme celles-ci, il faut commencer à admettre qu'on ne sait pas. Ce n'est pas parce qu'on met un couvercle sur l'affaire que ça ne va pas continuer à bouillonner."
L'obstacle des Gafam
Se posera aussi sans doute un problème de moyens. Quel poids aura la toute jeune agence française Viginum face aux géants américains que sont Twitter, Facebook ou Google ? Pour Samuel Laurent, ancien responsable du site des Décodeurs du journal Le Monde, "l'État français ne peut pas, même avec des réquisitions massives, bloquer une tendance qui serait propulsée par 10 000 comptes Twitter. Il ne peut pas dire : 'Je veux fermer ses comptes-là', ça ne marche pas comme ça."
Les Gafam commencent cependant à comprendre qu'ils n'ont pas intérêt à propager de fausses informations, sous peine de voir leur modèle de plus en plus critiqué. "Youtube a déjà été actif, constate le sociologue Benjamin Tainturier, il a aménagé son algorithme en 2019. Résultat : les contenus liés à QAnon et à la désinformation ont perdu 70% de visibilité. Et à l'automne 2020, il y a eu d'autres suppressions nettes de chaînes problématiques."
2022 : élection sous haute tension ?
Quoi qu'il en soit, l'initiative française n'est pas isolée. Face à l'explosion de la désinformation, les démocraties du monde entier s'organisent. La Suède, le Royaume Uni et l'Australie ont précédé à la France dans la mise en place d'un système de signalement et de lutte contre les fausses nouvelles. Et les États-Unis doivent créer un service dédié au sein du bureau du directeur national du renseignement.
Quant à savoir ce qu'il se passera en 2022, personne ne peut le prédire. Mais, "il faut s'attendre à tout, estime Thomas Huchon. Qui pouvait imaginer qu'en 2016 un candidat à la Maison Blanche expliquerait qu'il avait ses propres vérités, inventant la notion de faits alternatifs, et qu'une poignée d'excités nourris aux théories du complot sur internet s'attaqueraient au Capitole et essayeraient de conduire un coup d'État aux États-Unis ? Il ne faut pas penser que ce qu'il s'est passé dans d'autres pays ne peut pas nous arriver en France. Au tout début du mouvement des gilets jaunes, on n'a pas été si loin d'un moment insurrectionnel, de l'ampleur de ce qu'il s'est passé au Capitole."
>> Aller plus loin :
Podcast / Complorama, de franceinfo
Exposition / FAKE NEWS à la Fondation EDF jusqu'au 30 janvier 2022
Article / Aux sources de QAnon, Le Monde, 19 février 2021
Enquête / P. Alonso, A.Guiton, Les dessous de Viginum, la future agence contre les manipulations de l'information, Libération, 2021
Enquête / P. Reltien, Les faux comptes Facebook de l'armée française au Mali au cœur d'une guerre d'influence entre France et Russie, France Inter, février 2021
Revue / Complotisme : De quoi parle-t-on ? Science & Pseudo-sciences n°337, Juillet-septembre 2021
Rapport / J.-B. Jeangène Vilmer, The "Macron Leaks" operation : a post-mortem, Atlantic Council, 2019
Rapport / J.-B. Jeangène Vilmer, A. Escorcia, M. Guillaume, J. Herrera, Les Manipulations de l'information : un défi pour nos démocraties, rapport du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (Caps) du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères et de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM) du ministère des Armées, Paris, août 2018
Livre / D. Boullier, Comment sortir de l'emprise des réseaux sociaux, Le Passeur Éditeur, Paris, 2020
Livre / R. Stamboliyska, La Face cachée de l'Internet, Larousse, 2017