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Twitch : comment la "plateforme des gamers" s'est ouverte à de nouvelles communautés

Sur le devant de la scène ces dernières semaines avec notamment l'interview du Premier ministre Jean Castex par le journaliste de France Télévisions Samuel Etienne, Twitch a séduit depuis une décennie les gamers qui plébiscitent l'authenticité et la sincérité des contenus diffusés sur la plateforme. Quand le Premier ministre Jean Castex a été invité par le journaliste de France Télévisions Samuel Etienne sur sa chaîne Twitch dimanche 14 mars, le format devait ressembler à un tchat interactif entre le chef du gouvernement et les téléspectateurs, façon ping-pong de questions-réponses. Mais très vite, les viewers, le mot anglophone pour désigner les spectateurs sur la plateforme, ont regretté dans un flot de commentaires que l'échange initialement prévu ressemble trop à une conférence de presse.  "Pourquoi venir sur Twitch pour tenir un même discours en esquivant toutes les questions ?", interrogeait notamment Hirsoz, un viewer. "L'échange n'est pas spontané et reste très ancré dans les codes de la télé... Le format Twitch nécessite plus de flexibilité et moins de langue bois", commentait da_bouh. Selon les internautes, le Premier ministre n'a donc pas réussi à changer son logiciel d'expression orale pour s'adresser aux 100 000 spectateurs branchés en direct ce soir-là - un score d'audience énorme sur la plateforme. Capture écran du tchat avec Samuel Etienne et Jean Castex sur Twitch.  (Twitch.) "Twitch est devenu quelque chose de pluriel" Pour comprendre Twitch, il faut d'abord rétropédaler une décennie en arrière. Lancé en 2011, ce service de streaming vidéo est d'abord destiné aux passionnés d'esport. Les compétitions de jeux vidéo sont en effet diffusées sur la plateforme et ces directs attirent progressivement des millions de passionnés. "En 2011, c'était "la plateforme des gamers", un endroit pour se réunir et partager notre passion commune, parler du jeu en question et suivre nos influenceurs préférés du milieu", témoigne Frédéric "Torrix" Boy, le président du club Lausanne Esports.  Au fil des années 2010, Twitch va s'ouvrir à de nouveaux spectateurs et à des vidéastes (le nom français des streamers, ces utilisateurs qui animent des directs filmés), qui vont s'y retrouver pour discuter des jeux vidéo au sens large, puis de thèmes encore un peu plus éloignés de l'esport. "Twitch est devenu quelque chose de pluriel. Il y a plusieurs grandes communautés. Ceux qu'on appelle "les streamers de variété" ne sont pas reconnus pour leur talent de joueur, mais plus pour leur qualité d'animation. Ils ont un public plus divers", explique Samuel Coavoux, chercheur au département de sciences sociales (SENSE) d’Orange Labs et spécialiste des plateformes sociales comme Twitch.  "Il faut encore mentionner la catégorie "Just chatting", réservée pour tout ce qui n'est pas du jeu. Au début assez anecdotique, elle est de plus en plus populaire, vu qu'elle réunit toutes les personnes sur Twitch qui ne sont pas en train de jouer", ajoute Yannick Rochat, chercheur spécialiste des jeux vidéo à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Les jeux vidéo gardent cependant une place centrale. "Twitch est classé selon les jeux auxquels les streamers ou streameuses jouent, ce qui signifie qu'on peut commencer par choisir un jeu et seulement ensuite choisir une chaîne", poursuit Yannick Rochat. Connaître les codes de la culture numérique Sur Twitch, le principe est simple. Un vidéaste échange en direct sur sa chaîne avec des spectateurs qui interagissent avec lui par des commentaires écrits qui s'affichent sur l'écran. Mais que recherchent les viewers sur la plateforme ? Comment s'adresse t-on à ses spectateurs pour faire mieux que Jean Castex ? "Les streamers les plus populaires inventent des références qui investissent ensuite d'autres communautés. Avoir une culture numérique commune, c'est vraiment essentiel sur Twitch", raconte Vincent Carlino, chercheur à l'Académie du journalisme et des médias de l'université de Neuchâtel.  Contrairement au Premier ministre français, des élus ont ainsi réussi à retenir l'attention des viewers en discutant politique en y agrégeant des codes de la culture web. Le député du Maine-et-Loire Denis Masséglia est un passionné de jeux vidéo et un utilisateur de Twitch où il dispose de sa chaîne depuis quelques semaines. "Il y a deux ans, j'avais participé à un stream "Desert Bus" organisé pour l'association caritative "Petits Princes". Il faut conduire un bus qui va tout droit sur une route dans le désert. C'est le jeu vidéo le plus simple du monde. Et pendant que je jouais, j'ai réparé une console Super Nintendo tout en discutant avec les spectateurs", raconte l'élu, président du groupe d'études sur les jeux vidéo à l'Assemblée nationale. Aux États-Unis, la jeune députée démocrate Alexandria Ocasio-Cortez, étoile montante du parti, avait séduit de la même manière. Le 20 octobre 2020, elle avait invité les utilisateurs de Twitch à venir jouer avec elle au jeu de rôle Among Us sur sa chaîne lancée la veille. Le succès avait été tonitruant. Plus de 400 000 personnes avaient répondu au rendez-vous. Le magazine américain Wired avait souligné à l'époque qu'Ocasio-Cortez était loin d’être la première personnalité politique à aller rencontrer les gamers là où ils se trouvent. "Mais les autres streams de politiciens sur Twitch sont, pour la plupart des meetings (...) Ocasio-Cortez joue", s'extasiait Wired. La sincérité et l'accessibilité avant tout C'est la seconde vérité de Twitch. Pour convaincre les viewers, il faut se mettre à leur niveau. Et il n'y a rien de péjoratif à dire cela. "Quand on ne connaît pas Twitch, il ne faut pas vouloir tricher. Il faut de l'humilité. Twitch est vraiment construit sur des relations humaines", note le député Denis Masséglia. "Pour moi, l'enjeu est de réussir à dire qu'on vient de manière sincère et qu'on s'intéresse vraiment aux gens. C'est ça qui a été intéressant dans la démarche de Samuel Etienne. Il a passé 10 mois sur la plateforme pour comprendre comment cela fonctionne avant de lancer sa propre chaîne", commente le chercheur Vincent Carlino.  Sur la plateforme, rachetée pour 970 millions de dollars par Amazon en 2014, la qualité essentielle pour être un bon streamer est de savoir parler aux gens avec la même langue qu'eux. "Il faut être quelqu'un d'accessible à qui on pourrait parler dans la vie. Ce n'est pas spécifique à Twitch, c'était la même chose sur les radios libres des années 1970. Ce n'est pas nécessaire d'être un champion d'esport, mais c'est crucial de bien savoir parler, d'avoir des compétences relationnelles. Il faut saluer ses spectateurs en arrivant sur le tchat et construire un spectacle attirant", pointe Samuel Coavoux, auteur en 2020 d'un article universitaire dédié aux streamers et intitulé "Une profession de l'authenticité". Avec Noémie Roques, co-autrice de l'étude, ils ont interrogé 18 vidéastes sur leur façon de s'adresser à leur public.  Les vidéastes les plus populaires sont ceux qui savent à la fois construire une vraie proximité avec leurs abonnés, tout en étant très pointu sur la culture web ou sur l'esport. "Ceux qui parviennent à réunir les deux, comme Ninja et Tfue, obtiennent ensuite des chiffres de fréquentation canon", s'exclame le chercheur suisse Yannick Rochat. Twitch est-il en train de perdre son âme ?  Longtemps réservé aux gamers, Twitch s'ouvre aujourd'hui de plus en plus à de nouveaux horizons à la manière d'un réseau social. France TV a notamment animé une soirée consacrée aux étudiants en simultané sur France 2 et sur sa chaîne Twitch jeudi 18 mars. La chaîne BFMTV a également lancé son canal. Dans son premier stream le 3 mars, la cheffe du service santé de la chaîne, Margaux de Frouville, répondait aux questions des internautes sur le Covid-19 et la vaccination. L'arrivée de la chaîne d'informations a fait beaucoup de bruit. Des centaines de viewers ont posté en direct des commentaires négatifs, et parfois insultants, pour dire qu'ils ne voulaient pas de BFMTV dans leur "Twitch idéal".  "La communauté des jeux vidéo a été beaucoup critiquée par les médias mainstream qui pointent depuis des années les phénomènes d'addiction etc. Ce n'est donc pas une surprise d'assister à un retour de flamme avec l'arrivée de ces mêmes médias sur Twitch, même si la journaliste avait finalement fait une très belle prestation", pointe le député Denis Masséglia.  Les médias traditionnels, comme les hommes et femmes politiques, "ne peuvent pas débarquer sur Twitch avec leurs gros sabots", conclut Denis Masséglia. Il ne suffit pas de diffuser le même contenu qu'à la télévision ou de parler la même langue que dans les meetings pour que la greffe prenne. Il faut connaître la communauté et savoir lui parler avec transparence et proximité.

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