RECIT. Dans l'affaire Estelle Mouzin, une enquête interminable passée trop longtemps à côté de Michel Fourniret
Plus de dix-huit ans après sa disparition, le corps d'Estelle Mouzin n'a pas été retrouvé. S'il a avoué le meurtre, l'ogre des Ardennes ne saurait dire désormais où il a enterré la fillette, laissant sa famille dans l'impossibilité de faire le deuil.
Les pelleteuses ont achevé leur travail, jeudi 29 avril, pour faire parler la terre ardennaise. Pendant quatre jours, elles ont retourné méthodiquement chaque mètre carré d'un chemin forestier d'Issancourt-et-Rumel (Ardennes). C'est là que Michel Fourniret aurait enfoui le corps d'Estelle Mouzin, selon les déclarations de son ex-épouse Monique Olivier. Mais ces nouvelles fouilles n'ont rien donné. L'épilogue semble encore loin pour cette énigme qui a débuté 18 ans plus tôt, à 200 km de là.
Il est un peu plus de 18 heures, le 9 janvier 2003, quand Estelle Mouzin disparaît sur le chemin du retour de l'école à Guermantes, petite commune de Seine-et-Marne. La fillette de 9 ans, dont les parents sont séparés, doit se rendre chez sa mère. Peu avant 20 heures, cette dernière alerte le commissariat local. Dès le lendemain, le parquet de Meaux ouvre une information judiciaire pour "enlèvement et séquestration de mineur". Le service régional de la police judiciaire (SRPJ) de Versailles est chargé de mener l'enquête.
Un village entier perquisitionné
Durant les premiers mois de l'enquête, les moyens mis en œuvre pour retrouver la fillette sont colossaux. Les environs sont passés au peigne fin, des plongeurs sondent plusieurs étangs, dont certains, glacés par le froid, sont découpés à la tronçonneuse. Des brigades cynophile et équestre ainsi qu'un hélicoptère sont mobilisés. "J'ai alors la chance à l'époque d'être le patron d'un gros service, la police judiciaire de Versailles, composé de 350 enquêteurs. On n'a clairement pas lésiné sur les moyens", se souvient Jean-Marc Bloch, le commissaire à la tête des premières investigations.
Dans les jours qui suivent la disparition, une perquisition surprise est organisée dans toute la commune de Guermantes, à 6 heures du matin. Pas moins de 350 maisons sont fouillées du sol au plafond. Impossible pour les habitants d'entrer ou sortir du village : les policiers bloquent tous les accès. "On avait en tête l'affaire Dutroux, où la petite Sabine était restée séquestrée des semaines dans une cave, pas loin de l'endroit où elle avait disparu", se remémore Jean-Marc Bloch. Mais les recherches ne donnent rien. Les enquêteurs n'ont pas l'ombre d'une piste.
En juin, 1 200 familles de Guermantes et de Conches-sur-Gondoire, où se situe l'école d'Estelle, sont entendues par les enquêteurs. Une petite fille affirme alors avoir été importunée par un homme au volant d'une camionnette blanche, trois semaines avant la disparition d'Estelle Mouzin. Son portrait-robot est diffusé sur tout le territoire et les dossiers de tous les délinquants sexuels connus dans la région sont étudiés. Dix sont placés en garde à vue. Mais rien n'en ressort.
Le directeur de la police judiciaire de Versailles, Jean Espitalier (à droite) et le procureur de la République de Meaux, René Pech (à gauche), révèlent le portrait-robot d'un suspect, le 24 juin 2003. (JEAN AYISSI / AFP)
L'ogre des Ardennes rapidement innocenté
Le nom de Michel Fourniret surgit alors pour la première fois. En juillet, les policiers français se rendent en Belgique pour étudier son dossier. L'homme correspond en partie au portrait-robot – par ses lunettes, sa minceur et, surtout, sa fourgonnette utilitaire blanche. Il vient d'être interpellé après une tentative d'enlèvement d'une adolescente belge de 13 ans, qui est parvenue à s'échapper du fourgon où elle avait été ligotée. Le profil de cet individu, déjà condamné dans les années 1980 pour des affaires de viols en Essonne, intrigue les enquêteurs. Mais un coup de fil émis depuis son domicile en Belgique le jour de la disparition d'Estelle Mouzin l'innocente aux yeux des policiers. On apprendra des années plus tard qu'il a en fait été passé par Monique Olivier.
A l'époque, Eric Mouzin, le père de la fillette, ne veut "pas croire" qu'il puisse être l'auteur de l'enlèvement et assure qu'il n'y a "aucune ressemblance" avec le portrait-robot diffusé, rapporte Libération. Depuis la disparition d'Estelle, cet homme discret et combatif se démène pour médiatiser le visage de son enfant, dont l'avis de recherche se retrouve placardé dans chaque ville et village de France. La solidarité est à la hauteur de l'émotion que suscite l'affaire au sein de la population. La petite fille aux yeux verts "apparaît dans tous les bus de la RATP, les bureaux de poste, les restaurants McDonald's, les stations-service, les agences bancaires", raconte Le Monde. Son portrait est déployé au départ du semi-marathon de Paris, par l'association Estelle. Créée par des proches de la famille Mouzin en mars 2003, elle est dédiée à tous les enfants enlevés et épaule Eric Mouzin dans sa bataille médiatique.
Un avis de recherche d'Estelle Mouzin placardé à Guermantes (Seine-et-Marne). (JEAN AYISSI / AFP)
Des fausses pistes qui se multiplient
L'année 2003 s'écoule et malgré les efforts colossaux de la police, aucun témoin n'est retrouvé. L'enquête piétine. Les fausses pistes se multiplient. En mai 2004, un homme et plusieurs de ses proches sont arrêtés dans l'Oise et en région parisienne, avant d'être mis hors de cause. En 2008, les médias s'affolent : le corps d'une fillette aurait été enseveli pendant le chantier d'un restaurant chinois, à environ 25 km du lieu où Estelle Mouzin s'est volatilisée. Les policiers versaillais n'hésitent pas à casser la dalle de l'établissement pour effectuer leurs recherches. Dix personnes en lien avec les travaux sont placées en garde à vue. Mais les os retrouvés s'avéreront être des restes d'animaux. Un an plus tard, nouveau rebondissement : une photo d'adolescente, repérée sur un site de pornographie estonien, ressemble à la jeune disparue. Le père se dit "troublé" par l'image mais veut rester prudent. La juge d'instruction en charge du dossier envoie les enquêteurs sur place pour interroger les créateurs du site. Là encore, ils font fausse route : la photo a été mise en ligne à une date antérieure à la disparition d'Estelle.
Une photo d'Estelle Mouzin datant de 2003 et sa photo "vieillie" diffusée lors d'un nouvel appel à témoignage le 19 janvier 2010. (POLICE)
En 2010, pour tenter de faire émerger de nouveaux témoignages, la cellule de policiers versaillais s'appuie sur une technique scientifique américaine utilisée dans les affaires de disparitions d'enfants. Elle fait vieillir la photo d'Estelle Mouzin pour se figurer, sept ans après, à quoi pourrait ressembler son visage à l'âge de 16 ans. Pas moins de huit policiers sont mobilisés sur ce nouvel appel à témoin. Cette technique suppose que la disparue soit vivante, hypothèse pour le moins aléatoire, qui amènera son lot de signalements fantaisistes, fastidieux à vérifier.
Nouveaux loupés
En 2006, Michel Fourniret est extradé de Belgique, où il est incarcéré depuis 2003, pour être entendu au palais de justice de Charleville-Mézières. Il doit être jugé pour les meurtres de six jeunes Françaises et d'une jeune Belge, commis entre 1987 et 2001. Malgré l'insistance de Didier Seban et Corinne Herrmann, les avocats d'Eric Mouzin, qui n'ont jamais lâché la piste Fourniret, les enquêteurs français ne cherchent pas à obtenir d'éventuels aveux sur des homicides non résolus. Pas de questions, donc, sur Estelle Mouzin, alors qu'un reportage de la chaîne belge RTL sur la disparition de la fillette a été retrouvé sur son ordinateur en 2006.
Francis Nachbar, à l'époque procureur de Charleville-Mézières, s'est justifié dans Le Monde, assurant que s'il avait voulu joindre ces dossiers à la procédure, "cela aurait retardé le procès d'au moins deux ans, et les familles voulaient un procès le plus vite possible". Pour Didier Seban, interrogé par franceinfo, le procureur voulait surtout "limiter les risques" avec un "procès facile à mener en s'en tenant aux dossiers dans lesquels Michel Fourniret et Monique Olivier avaient avoué, et en écartant les victimes pour lesquelles les cas étaient plus complexes".
Pourtant, en 2007, Michel Fourniret écrit lui-même à la justice pour demander à être entendu dans ce dossier ainsi que dans l'affaire Domece et Parrish, deux jeunes femmes tuées au début des années 1990. Le parquet général de la cour d'appel de Reims considère cette demande comme "irrecevable". L'enquête finit par revenir au tueur en série en 2010. A la demande de la juge d'instruction de Meaux, des milliers de cheveux, poils et fibres de vêtements prélevés par les policiers belges en 2003 dans sa camionnette blanche sont enfin analysés. Les résultats tombent trois ans plus tard : aucune trace de l'ADN d'Estelle Mouzin n'est retrouvée. La page Michel Fourniret se referme à nouveau.
Une enquête critiquée
Pendant cinq ans, Eric Mouzin et ses avocats vont batailler pour la rouvrir. Début 2018, ils demandent le dessaisissement de la police judiciaire de Versailles, qui a trop négligé cette piste, selon eux. En vain. Le père de la petite fille attaque l'Etat pour faute lourde. "Estelle a disparu ? Oui. Estelle est recherchée ? Non", assène-t-il lors d'une conférence de presse. On en est alors au septième juge d'instruction en charge du dossier. "Dans 15 ans d'enquête, il n'y a aucun élément de synthèse. On demande que soit vérifié tel profil, telle piste, tel courrier. On ne sait pas si ça l'a été, nos demandes ne sont pas au dossier", tance Didier Seban dans les colonnes du Parisien.
Eric Mouzin (à gauche) annonce le 9 janvier 2018 lors d'une conférence de presse aux côtés de son avocat Didier Seban (à droite) qu'il attaque l'Etat pour "faute lourde". (PATRICK KOVARIK / AFP)
Les reproches qu'il formule sont les mêmes aujourd'hui. Pour l'avocat, les enquêteurs français ne savent pas travailler sur des meurtres en série. Il déplore ainsi le manque de coordination entre les juridictions. "Le dossier de Farida Hammiche [tuée en 1988 dans le cadre de l'affaire du gang des postiches] est à Versailles, ceux de Joanna Parrish et Marie-Angèle Domèce ont été dans l'Yonne, puis sont partis à Charleville, puis à Paris, celui d'Estelle Mouzin est à Meaux. Les juges ne se parlent pas entre eux", accuse le pénaliste.
Le commissaire Jean-Marc Bloch partage ce constat et regrette qu'il "n'y ait pas de pôle qui centralise les affaires de disparitions, comme pour le terrorisme ou la grande délinquance financière, qui ont une juridiction dédiée".
Un alibi qui ne tient plus
Il faut attendre mars 2018 pour que l'enquête bascule lors d'un nouvel interrogatoire de Michel Fourniret, alors entendu dans le cadre des affaires Domèce et Parish. Face à la juge Sabine Kheris, qui instruit ces investigations à Paris, le tueur ardennais lâche des "aveux en creux" sur Estelle Mouzin. Pour permettre à cette magistrate aguerrie d'aller plus loin dans ses questions et "favoriser la manifestation de la vérité", la Cour de cassation accepte, un an plus tard, de dépayser l'enquête, de Meaux à Paris.
Un tournant s'opère. Sabine Kheris devient la huitième juge d'instruction mobilisée dans ce dossier tentaculaire – 85 tomes et 85 000 pages – qu'elle reprend en septembre 2019. La magistrate a un atout : Monique Olivier. "Elle a su nouer une relation avec elle, échanger avec elle et la respecter en tant que personne", souligne auprès de franceinfo l'avocate Corinne Herrmann. En dix ans, le dossier Mouzin n'avait jamais été rentré dans Anacrim, un logiciel essentiel aux recherches, qui permet aux enquêteurs de croiser les données dans les affaires de disparitions ou d'homicides. "Madame Kheris l'a fait en six mois", salue Didier Seban.
Le 21 novembre, l'ex-femme du tueur en série fait voler en éclats l'alibi de ce dernier. Elle concède avoir passé le coup de fil à la place de Michel Fourniret au soir du 9 janvier 2003. Et ajoute que la fillette "était tout à fait le genre de jeune fille qui pouvait satisfaire" son ex-mari. Il est mis en examen dans la foulée pour "enlèvement et séquestration suivis de mort". Les investigations sont confiées à la section de recherches de la gendarmerie de Dijon (Côte-d'Or), dont les enquêteurs connaissent bien Michel Fourniret. Entendu trois jours d'affilée en mars 2020, il finit par avouer le meurtre d'Estelle Mouzin, à sa manière. "Il est possible que cette image m'indispose (...) et je reconnais là un être qui n'est plus là par ma faute", déclare-t-il à la juge Sabine Kheris lorsqu'elle lui tend une photo de l'enfant. "Les circonstances, la suite, le déroulement, c'est dans les oubliettes", ajoute-t-il.
Des fouilles qui se soldent par un échec
Le temps presse. A 78 ans, Michel Fourniret souffre de la maladie d'Alzheimer. Il faut aller plus vite que la disparition de ses souvenirs. Et sans le corps d'Estelle Mouzin, le deuil reste impossible et la perspective d'un procès incertaine. La juge Sabine Kheris dirige alors une vaste campagne d'analyses et de fouilles à partir des indications du tueur et de son ancienne épouse. Les recherches se concentrent dans les Ardennes, où vivait le couple à l'époque de la disparition de l'enfant. L'ADN d'Estelle Mouzin est retrouvé en août 2020 sur un matelas dans l'ancienne maison de la sœur de Michel Fourniret, à Ville-sur-Lumes. La juge déploie les grands moyens pour sonder les terres acides du département. Elle fait appel aux services d'un archéologue, utilise un drone et requiert la présence de l'armée.
Fin 2020, la magistrate n'hésite pas à faire déboiser une parcelle de deux hectares entourant le château du Sautou, ancienne propriété du duo criminel. Sans succès. Pour mieux cibler les endroits où creuser, Sabine Kheris requiert l'utilisation d'un géo-radar, capable de détecter des objets enfouis dans le sol jusqu'à 5 mètres de profondeur. Au gré des interrogatoires de Monique Olivier, mémoire vivante du passé de Michel Fourniret, le secteur des recherches se resserre autour de la commune d'Issancourt-et-Rumel.
Depuis le début de l'année, une zone marécageuse puis forestière ont été quadrillées par les gendarmes et militaires spécialisés. Avec, plus que jamais, la certitude d'être sur une piste "très sérieuse", selon les avocats présents sur place. Dans des déclarations inédites le 1er avril, l'ex-femme du tueur a "donné des endroits, un chemin" sur lequel elle avait accompagné Michel Fourniret en voiture pour aller déposer le corps, le 11 janvier 2003, a expliqué son avocat, Richard Delgenes. Lui veut croire en la sincérité de sa cliente : "Dès lors qu'on a une quasi-certitude que le corps d'Estelle Mouzin a pu être déposé dans le bois, il n'y a pas de raison qu'on ne trouve pas."
Monique Olivier, l'ex-femme de Michel Fourniret, entourée des enquêteurs dans le bois d'Issancourt-et-Rumel (Ardennes), le 28 avril 2021. (THOMAS BERNARDI / AFP)
Mais cette sixième campagne de recherches s'est soldée par un douloureux échec, jeudi 29 avril : aucune trace du corps n'a été retrouvée. Les recherches se sont heurtées à la difficulté d'établir avec précision l'emploi du temps du couple. "Si Michel Fourniret est resté deux ou trois heures sur place pour faire un trou, ce n'est pas pareil que s'il est resté dix minutes", analyse Richard Delgenes. D'autant que "si le corps n'a pas été enterré suffisamment profond", il est "possible qu'on ne retrouve rien malheureusement", d'après l'avocat de Monique Olivier. Et Didier Seban de conclure que "l'enquête est d'un certain point de vue terminée aujourd'hui".