Question de société. Les Français et la route : "La question c'est : comment on va faire des voitures qui vont garantir la liberté et diminuer massivement les pollutions ?"
La ceinture obligatoire, les limitations de vitesse et tous les radars qui surveillent qu'elle soit bien respectée, ça n'a jamais été très populaire, mais cela permet de sauver des vies. Et les derniers chiffres de la sécurité routière publiés cette semaine nous le rappellent.
Les Français et la route, c'est un grand sujet de société que nous allons creuser aujourd'hui avec le sociologue Jean Viard, directeur de recherche au CNRS, et notamment spécialiste des mobilités. On apprend donc cette semaine qu'en 10 ans, entre 2010 et 2019,la mortalité sur les routes a chuté de 19%. 3 500 morts sur la route en 2019, 4 000 en 2010. Et si l'on remonte même encore plus loin, c'était 18 000 morts sur la route en 1972, année record. Donc on progresse.
franceinfo : Jean Viard, les mesures dont découlent en partie ces progrès sur la sécurité routière sont toujours assez impopulaires. Comment est-ce que vous l'expliquez ?
Jean Viard : On progresse énormément, même s'il faut rappeler toujours que ce sont les hommes qui meurent le plus, et que ce sont les hommes qui sont les plus responsables des accidents. Il y a une différence entre les hommes et les femmes. Et d'ailleurs, ces dix dernières années, le taux d'accidents des femmes a baissé de 25% et les hommes de 20%. Il y a eu une évolution, des comportements sociaux différents, y compris parce que les hommes ont un rapport avec le risque qui n'est pas le même sans doute que les dames.
On voit bien que c'est eux qui font les plus grands excès de vitesse, etc. Il y a un jeu entre le risque et la voiture, qui est très masculin. Donc, il y a tout ça en toile de fond et en même temps, il faut dire aussi que les milieux aisés ont des voitures beaucoup plus puissantes mais aussi beaucoup plus sécurisées. Donc ils ont moins d'accidents, mais ils ont moins de victimes. Et après, une dernière chose, c'est que les jeunes ont moins d'accidents et les vieux en ont plus. En gros, la jeunesse, au fond, elle s'intéresse moins à la voiture, et elle est urbaine, étudiant en ville, beaucoup d'ailleurs, n'ont pas le permis.
Moi, je suis d'une génération où, le jour de ses 18 ans, on passait le permis, on pouvait dire que c'était la liberté. Et aujourd'hui, ce n'est plus vrai parce que le taux de mortalité à la campagne est deux fois et demi que le taux de mortalité dans les villes parce qu'on a beaucoup plus d'accidents sur les petites routes. C'est là que c'est le plus dangereux. Et donc, forcément, si la jeunesse va en ville et qu'elle n'a pas le permis, elle a moins d'accidents. Et au fond, elle n'a pas le même rapport à la voiture. C'est que culturellement, la voiture, symbole de liberté, a été l'aventure des années 60, quand il y avait 17 000 morts c'est vrai, mais n'empêche qu'on ne rêvait que d'une chose, c'est de pouvoir partir, partir en vacances, découvrir la mer, etc. Et tout ça, aujourd'hui, ça s'est profondément transformé.
Donc, la route est synonyme de liberté, bien plus que du danger. En fait, on oublie la dimension du danger si il y a la liberté avant ?
Il y a une évolution parce qu'aujourd'hui, les low cost aussi, c'est la liberté. Quelque part, le vélo en ville aussi, c'est la liberté. C'est un objet relativement peu cher et on peut faire beaucoup de choses avec. Il y a d'autres enjeux qui se sont mis en place. Mais après, c'est vrai que la voiture, ça a été l'idée qu'on pouvait aller partout, partir n'importe quand, aller n'importe où. C'est quand même un objet totalement extraordinaire.
Faut bien voir que dans les fermes avant, si vous aviez un cheval, faut lui donner à manger deux heures avant qu'il commence à galoper, donc on se levait à 5 heures pour nourrir son cheval avant de sortir. Le train, il ne va quand même que là où il y a des rails, donc, la voiture est une invention fascinante. On n'a jamais inventé un objet plus intelligent, mais très pollueur. Donc la question, c'est comment on va faire des voitures qui vont garantir la liberté et diminuer massivement les pollutions. Et ce n'est pas un enjeu facile.
Pour en revenir à la sécurité routière, on se souvient des levées de boucliers au moment de la ceinture obligatoire, à l'avant, puis à l'arrière. Les contestations aussi à la mise en place des radars automatiques, sous Nicolas Sarkozy. Et puis, plus récemment encore, les 80 km/h sur certaines routes. On a l'impression qu'il y a un "Pas touche à la route" quand même chez une partie des Français ?
Mais pas que chez une partie des Français à un moment, si vous voulez, ça nous contraint. Tout ce que vous venez d'énoncer, ce sont des contraintes, des contraintes utiles. Mais c'est un peu comme le vaccin, c'est utile. Mais bon, en même temps, ça nous amuse pas parce que quelque part, c'est la loi, le droit, le politique qui s'imposent sur nos corps, c'est-à-dire à la fois pour les protéger, mais qui en même temps nous dit : "là, tu fais pas ça, là, tu fais pas ça".
Donc, il y a quelque part, évidemment, ce réflexe de l'individu à transgresser ou à jouer avec les règles. Je ne crois pas que les gens soient contre, mais les gens jouent. Regardez sur les autoroutes maintenant. On sait tous à peu près que les radars, il y a 6 km de marge. Tout le monde roule à 136, on est tous à jouer avec la limite. C'est aussi un jeu face à la loi. Est-ce que c'est un refus profond ? Moi, j'y verrais une dimension relativement ludique, et aussi une façon de marquer que oui, on respecte la loi. Mais attendez, on n'est pas quand même complètement dominé par la loi. On joue avec, à la frontière...