Procès des attentats du 13-Novembre : témoigner ou oublier, le dilemme des victimes
Le 8 septembre s'ouvrira le procès des attentats ayant visé le Bataclan, des terrasses d'établissements parisiens et Saint-Denis. Les victimes et les proches des défunts préparent cette échéance à leur manière, entre fébrilité et appréhension.
Certains se sont abstenus de poser des congés d'été pour pouvoir être présents aux audiences. D'autres, au contraire, ne veulent pas en entendre parler. A l'approche du procès des attentats du 13 novembre 2015, qui s'ouvre mercredi 8 septembre, les victimes préparent cette échéance historique à leur manière, entre fébrilité et appréhension. Ce procès monumental, entièrement filmé, sera le point d'orgue de six ans d'une longue instruction à la suite des actes terroristes les plus meurtriers commis sur le sol français. Il rassemblera 20 accusés, 330 avocats et près de 1 800 personnes physiques ou morales qui se sont constituées parties civiles.
Parmi ces dernières, beaucoup ont encore du mal à évaluer leur degré d'implication dans les mois à venir. Selon les estimations de la cour d'appel de Paris, environ 300 personnes devraient venir déposer à la barre, un nombre équivalent à celui des parties civiles venues visiter la salle d'audience en juin. "La plupart de ces personnes ne savaient pas combien de temps elles allaient venir, ni si elles allaient témoigner. J'imagine qu'elles ont dû encore y réfléchir tout l'été", explique Julien Quéré, magistrat au cabinet du premier président de la cour d'appel, qui a organisé la visite et remis les badges, avec un tour de cou vert pour ceux qui acceptent de parler à la presse, rouge pour ceux qui refusent.
Témoigner ou ne pas témoigner ?
Frédéric Bibal, qui représente avec son cabinet une cinquantaine de victimes, constate qu'il y a "une forme d'inconnu" face à ce procès inédit, "y compris pour les professionnels aguerris". "Ça peut générer de l'angoisse, décuplée chez les victimes."
Selon Frédérique Giffard, avocate de 15 survivants et proches endeuillés, dont quatre personnes présentes au bar La Belle Equipe, certains "fuient la couverture médiatique et ne veulent même pas recevoir des mails d'informations générales". Le psychiatre Bruno Boniface a lui aussi observé des craintes grandissantes chez cinq de ses patients, victimes des attentats, à l'approche du procès. Il y a le regret que les auteurs des tueries ne soient pas présents, puisque les membres des commandos sont tous morts, à l'exception de Salah Abdeslam. Le médecin évoque aussi la perspective des plaidoiries de la défense : "L'un d'eux m'a dit : 'Si leurs avocats minimisent ce qu'ils ont fait, ça va être insupportable'."
Pour celles et ceux qui choisissent de témoigner, les interrogations se bousculent. La psychologue Carole Damiani, qui dirige l'association Paris Aide aux victimes, liste quelques-unes de ces questions : "Est-ce que je vais arriver à ne pas me mettre en colère si je vois les accusés ?" "Tout le monde va dire la même chose, est-ce que ça ne va pas faire trop ?"
"Quand je vais passer, 50 ou 100 personnes auront dit la même chose"
Edith Seurat, une rescapée du Bataclan âgée de 43 ans, ne craint pas l'accumulation des témoignages. Au contraire, entendre les nombreux récits des victimes fait, selon elle, partie de l'intérêt du procès.
Si elle comprend que certains souhaitent se protéger du procès, Edith Seurat a choisi la stratégie inverse : elle scrute chaque élément qui concerne les attentats. "J'ai eu besoin de tout lire, tout écouter et tout voir, d'être actrice de ces événements." Partie vivre en Bretagne pour "fuir" Paris, elle ignore si elle aura la force d'assister aux audiences. Mais elle prépare son témoignage.
"Ça me coûte"
Bruno Poncet l'accompagnera et prendra lui aussi la parole, "pour ne pas laisser Edith témoigner seule". Leur histoire est liée : ce cheminot de 49 ans l'a protégée en la cachant derrière lui sous les sièges du balcon, au premier étage de la salle de concert. "La partie positive du Bataclan, c'est notre rencontre et notre amitié. Edith est devenue ma famille." Au départ, le délégué syndical SUD-Rail n'avait pas envie de témoigner. "Quand je vais passer, 50 ou 100 personnes auront dit la même chose, mais mon avocate m'encourage à le faire. Même si ça me coûte."
Stéphane Toutlouyan a, lui, décidé d'être présent aux audiences aussi régulièrement que son emploi du temps le lui permettra. Ce quinquagénaire a été pris en otage par les terroristes du Bataclan, enfermé pendant 2h30 avec eux et persuadé qu'il allait mourir. Il a d'ores et déjà prévu de faire des roulements avec ceux qu'il appelle aujourd'hui ses "potages", les dix autres otages du couloir du Bataclan.
Parmi les parties civiles figurent aussi les proches de victimes. Pour certains, se rendre au procès nécessite de réorganiser sa vie personnelle. C'est le cas d'une famille espagnole d'un trentenaire tué au Bataclan. Sa mère, son père et sa sœur espèrent "pouvoir venir deux ou trois mois", rapportent leurs avocates, Clémence Witt et Jeanne Sulzer. "Le moment où les autres parties civiles vont témoigner compte énormément pour eux. Ils veulent aussi être présents pour les interrogatoires des principaux accusés, les réquisitions et le verdict", précise Clémence Witt. Tous les trois loueront un Airbnb près du tribunal et bénéficieront pour cela d'une aide au logement.
Claire Tassadit Houd va aussi faire le déplacement. Sa sœur, Djamila Houd, a été tuée sur la terrasse de la Belle Equipe. Avec son autre sœur, elles se relaieront pour assister aux audiences. Pour elle, témoigner est une évidence. "Je pense que c'est l'endroit où on doit être pour notre sœur, ce serait incompréhensible d'être ailleurs." Elle ne compte pas se préparer outre-mesure et préfère improviser en fonction de ce qu'elle aura vu à l'audience. "Il faut que les accusés se rendent compte du préjudice qu'ils ont causé. Ils ont détruit des vies et des familles entières, l'onde de choc est allée loin".
Faire comprendre ce que vivent les victimes
Les rescapés continuent d'ailleurs d'en subir chaque jour les effets. Edith Seurat veut faire entendre, "à son petit niveau", à quel point son quotidien a été bouleversé par cet événement. Elle racontera ce que sont la peur des lieux publics, de la foule, l'impossibilité d'aller au cinéma avec sa fille ou de retourner à un concert... "On pense que, parce qu'on n'a pas été blessé physiquement, ça va. Mais non, ça ne va pas."
Lydia Berkennou, 32 ans, était dans la fosse du Bataclan et garde des séquelles à un genou. Mais pour elle, la reconstruction doit se faire avant tout sur le plan psychologique. En 2016, cette miraculée a sombré dans la dépression. Certains lui ont reproché de ne pas travailler. Elle veut aujourd'hui parler pour dénoncer ce mépris. "Combien de fois on m'a dit : 'C'est bon, passe à autre chose, c'était il y a longtemps !'"
Bruno Poncet évoque lui aussi ce "syndrome du survivant". "Je suis sorti avec un sentiment de culpabilité après être resté une heure et demie à entendre les gens mourir, à ne rien pouvoir faire", dit-il. Le fait de s'en être sorti indemne physiquement "pose la question très douloureuse de la blessure psychique, de son existence et de sa légitimité", décrypte le psychiatre Bruno Boniface. "Moi je suis victime, mais je suis vivant : quid des parents de ceux qui sont morts ?", s'interrogent ses patients. Beaucoup craignent ainsi de voir les victimes invalides : "Est-ce que je peux me considérer victime alors qu'il ou elle est en fauteuil roulant ?"
Dénoncer des dysfonctionnements
D'autres, comme Cécile, 44 ans, une survivante du Bataclan, rejettent l'étiquette de victime. "Je ne me sens pas inscrite dans cette identité. On est victimes collatérales car on était là, mais ils ne nous ciblaient pas précisément", tranche-t-elle. A l'hôpital où elle travaille, très peu savent ce qu'elle a vécu. Elle regrette que certains survivants des attaques "entretiennent les souvenirs douloureux. Il faut sortir de ça, des groupes Facebook et compagnie… Sinon, ça peut vous bouffer." Elle s'est portée partie civile dès le départ et s'intéressera au procès "pour son aspect historique", mais ne compte pas "plier en quatre son emploi du temps pour pouvoir être là".
Elle espère en revanche que le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI), chargé d'indemniser les victimes, aura à répondre de ses dysfonctionnements. "Ce sont les seules personnes dont j'attends des comptes."
Cécile entend donc profiter du procès pénal pour dénoncer les difficultés des victimes à obtenir les sommes qu'elles réclament. "Si on n'est pas défendu, on se fait arnaquer. C'est injustifiable. On abuse de la faiblesse des gens."
"J'ai peur que l'on passe à autre chose"
Ainsi, les victimes arriveront à la barre avec des doléances et beaucoup de questions, comme celle qui obsède Stéphane Toutlouyan : pourquoi les terroristes ne l'ont-ils pas tué ? "On est restés 2h30 avec eux, ils auraient pu se faire exploser à n'importe quel moment ou nous tirer dessus", avance le quinquagénaire. Il voudrait aussi comprendre comment il a pu "se retrouver dans un couloir, otage de jeunes Français, avec une kalachnikov dans les mains et des explosifs autour de la taille".
Par ailleurs, les parties civiles se demandent si Salah Abdeslam sera présent ou non dans le box. L'accusé devrait être extrait chaque jour de sa prison, mais le président ne pourra pas le contraindre à comparaître. La plupart n'ont guère d'espoir sur le fait qu'il s'exprime. Stéphane Toutlouyan attend toutefois des 13 autres accusés présents à l'audience (six sont jugés par défaut) un "éclairage sur la préparation de la soirée".
De son côté, Cécile espère que les personnes qui attendent énormément de ce procès "vont se rendre compte que la vérité est ailleurs : dans la reconstruction personnelle et pas à travers les jihadistes, qui ne sont que des pauvres types manipulés". Edith Seurat redoute enfin que l'événement fasse office "d'enterrement final" : "J'ai peur que l'on passe à autre chose, que l'on mette le dossier six pieds sous terre... Ça me travaille."