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"Nous sommes dans ce rapport addictif aux réseaux sociaux et on voit que c'est une forme d'abêtissement extraordinaire", dénonce l'économiste Daniel Cohen

Tous les jours, une personnalité s'invite dans le monde d'Élodie Suigo. Aujourd’hui, l’économiste, professeur des universités et spécialiste de la dette souveraine, Daniel Cohen. Il publie "Homo numericus : la civilisation qui vient", aux éditions Albin Michel. Daniel Cohen est économiste, professeur des universités et spécialiste de la dette souveraine. Sa productivité dans le domaine de l'économie est reconnue et saluée. Sa force ? Sa clarté et sa pédagogie. Il est également membre fondateur et président de l'École d'économie de Paris. Aujourd'hui, il publie Homo numericus : La civilisation qui vient aux éditions Albin Michel. franceinfo : L'espèce humaine ne cesse d'évoluer et la première question qui nous vient c'est, et on la retrouve d'ailleurs dans cet ouvrage : "Face à la formidable puissance des ordinateurs et de l'intelligence artificielle, quel est l'avantage que les hommes feront valoir ?" Daniel Cohen : A l'horizon, deux avantages. En réalité, l'homme est créatif et la machine ne l'est pas. C'est-à-dire que l'humain est capable, quand il voit une pomme qui tombe, d'en déduire le mouvement de la gravitation. Il est capable de passer d'une situation à une autre par un effort d'imagination qui le fait monter en généralités. La machine ne peut pas faire ça. Donc on a cette capacité de produire des concepts, de produire des histoires. Et l'autre, c'est que nous avons une sensibilité directe. Nous avons un corps dans lequel nous pensons et c'est ce corps qui fait que quand je vous regarde, je sais que je suis face à un humain. Nous avons des pensées que nous pouvons partager. Certaines choses nous font peur. Il y a eu effectivement cet article du Monde qui s'intéressait à l'évolution de ce qu'on a appelé le soldat augmenté. Et d'ailleurs toutes les armées du monde entier s'intéressent à cette prouesse de mélange de chair humaine et de silicium. Il faut prendre au sérieux ces moments de l'histoire où la science-fiction rencontre l'imaginaire militaire ? Bien sûr. Très au sérieux. Sur les champs de bataille, on invente souvent les technologies de demain donc l'idée que les armées sont en train de réfléchir à un soldat augmenté dans lequel on aurait Terminator, c'est une des menaces qui s'avance. C'est-à-dire que pour être plus efficace, on nous branche quelque chose. On n'aura plus le portable dans la poche, qui est déjà un lien ombilical nouveau, mais on l'aura peut-être dans le cerveau et on pourra par la pensée tourner toutes les pages de Wikipedia sans avoir même besoin de bouger avec le pouce. C'est évidemment très préoccupant. Ce qui est aussi préoccupant, dès aujourd'hui, c'est le fait que nous sommes dans ce rapport addictif aux réseaux sociaux et on voit que c'est une forme d'abêtissement extraordinaire. Aux premiers moments d'Internet, on pensait qu'on aurait un nouveau Gutenberg, on aurait une intelligence collective sur le modèle de Wikipedia et puis 20 ans ont passé et on se rend compte qu'on est profondément abêti. Pourquoi est-on abêti ? C'est parce qu'en fait, on ne cherche pas sur le Net des informations, on ne cherche pas à dialoguer avec autrui. On est habité par ce que les économistes appellent "un biais de confirmation". On a une idée. On pense que la guerre en Ukraine sert en réalité à augmenter les profits des compagnies pétrolières. Vous cliquez ça sur le Net et vous allez trouver un million de personnes qui pensent comme vous. En fait, ce n'est pas une intelligence nouvelle de type conversationnel, mais ce sont des ghettos numériques dans lesquels la pensée est en réalité fossilisée. Au-delà de la science-fiction Terminator, c'est cette réalité-là qui, en réalité, m'a donné envie d'écrire ce livre parce qu'elle m'inquiète profondément. Elle vient d'où cette envie de rassembler, de raconter et d'être aussi pédagogue ? N'êtes-vous pas finalement un peu ce qu'on appelle un raconteur d'histoires ? Il le faut. C'est indispensable. Il le faut quand on écrit un livre, mais il le faut quand on parle à ses élèves, quand on parle dans des sphères médiatiques. Il faut ancrer, dans le monde, le récit parce que sinon on est dans l'argument d'autorité. L'argument d'autorité, d'abord, personne ne l'écoute et deuxièmement, il peut être faux, tout simplement. On découvre seulement dix ans plus tard qu'en réalité on n'avait pas bien pris en compte les conséquences sur les inégalités de tel ou tel facteur. Enfant, à quoi rêviez-vous ? Je suis un enfant de Mai 68. Lorsque mon lycée a été occupé et que les profs s'asseyaient à la place des élèves, j'avais 14 ans, je pouvais monter sur une table et parler, haranguer alors que je ne connaissais rien à rien. Et au fond, toute mon histoire intellectuelle c'est d’essayer de comprendre ce moment fondateur. Vous dites à travers cet ouvrage qu'Internet fait partie finalement aussi du Mouvement 68. Il y a un côté "antisystème"... Mais bien entendu ! Internet hérite de cette aspiration libertaire de la contre-culture des sixties. Donc, en effet, les mouvements #MeToo, Black Lives Matter, les révolutions arabes héritent de cette possibilité qui a été donnée de communiquer hors les murs des institutions quand elles se referment. Il y a quelque chose de précieux dans ce ton antisystème, dans cette capacité de mise en communication. Mais ça a basculé dans la pathologie, donc il faut revenir au point de bifurcation et retourner dans ce sillon d'une aspiration à une société heureuse, joyeuse où chacun peut dire ce qu'il pense dans le respect de la pensée des autres.

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