Matches fantômes, finances opaques : les pratiques controversées de l’Association française de cricket
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Joueurs, dirigeants de club et membres récents de l’Association française de cricket accusent l'organisme de simuler l’existence de matches afin d'obtenir des aides du Conseil international du cricket. France 24 a enquêté sur ces accusations.
Des joueurs, des dirigeants de club et des membres récents de l’Association française de cricket accusent l'organisme de simuler l’existence de matches
Suivie par des centaines de millions de téléspectateurs, la Coupe du Monde de cricket bat son plein en Inde. Dix équipes tentent de s’adjuger le prestigieux trophée qui, avant d'arriver au stade Narendra Modi d’Ahmedabad, a fait le tour du monde. Le globe doré s'est ainsi offert une escale de prestige à Paris le 19 août dernier. Entre une balade à Montmartre et une autre sur la Seine, il a été exposé au 1er étage de la Tour Eiffel lors d'une réception rassemblant ambassadeurs et stars de cinéma indien, ainsi que des joueurs de cricket et les membres de l’Association française de cricket, ou France Cricket, l'organisation qui régit la discipline dans le pays en vertu d’un accord avec le ministère des Sports.
Mithali Raj, l’une des plus grandes joueuses de cricket indiennes, a pris la parole lors de cet événement. Évoquant sa rencontre avec l’équipe de France féminine, elle s'est félicitée que "[cet événement] reflète l'essor du cricket féminin et son évolution depuis ses débuts jusqu'à aujourd'hui".
Cependant, cette opération séduction, dans un pays où le sport reste confidentiel avec autour de 2000 licenciés, semble cacher une réalité beaucoup moins reluisante. Des joueurs, clubs et membres récents de France Cricket accusent l'organisation d’actes frauduleux pour enjoliver l'image du cricket français afin d’obtenir des fonds du Conseil international du cricket (ICC), tout en manquant de transparence sur l’utilisation de ces fonds.
Des matches fantômes
Dans un communiqué publié par France Cricket en mars 2022 et intitulé "l'évolution du sport féminin et du cricket en France", l'organisation déclarait que 25 % des personnes possédant une licence de cricket en France étaient des femmes et que 91 matches féminins seraient organisés cette année-là.
Mais, après avoir enquêté et mené des entretiens avec plusieurs personnes ayant collaboré avec France Cricket, France 24 révèle que ces chiffres ont probablement été surévalués.
Parmi ces voix qui sèment le doute, celle de Tracy Rodriguez. L’ancienne internationale française s'emploie depuis longtemps à promouvoir le cricket féminin dans l’hexagone. Mais le nombre de matches féminins organisés selon le rapport la laisse sceptique. Ses doutes se cristallisent notamment sur la deuxième division féminine française, qui comprend neuf équipes, toutes sauf une basées dans la région parisienne.
Elle affirme qu’après avoir été élue au conseil d'administration de France Cricket en juin 2021, on lui a ri au nez lorsqu'elle posait des questions sur ces matches féminins. En 2022, elle a tenté de vérifier si ses soupçons étaient justifiés. Elle n’a pas vu de matches se dérouler.
"Deux ou trois fois, j’y suis allé et les gens pique-niquaient sur le terrain avec leurs enfants en train de faire du vélo autour à l’heure des matches. Et le jour suivant, je voyais des résultats affichés pour ces matches sur le site internet”, raconte-t-elle.
Tracy Rodriguez a démissionné de France Cricket en février 2023.
Demi-finale et finale fantômes
Pour vérifier ces accusations, France 24 a tenté d’assister à des rencontres programmées de cette ligue. Selon le calendrier officiel de France Cricket, le terrain de cricket de Sarcelles, dans un parc au nord de Paris, devait accueillir le 2 septembre à 14 h une demi-finale de deuxième division féminine entre le club de Saint-Omer et le Paris Knight Riders.
Au lieu du match féminin annoncé, c'est la demi-finale des U19 masculins qui s'est tenue, normalement prévue plus tôt dans la journée. Une fois le match terminé, vers 15 h 30, les deux équipes ont plié bagage. Le match de deuxième division féminine n'a, semble-t-il, jamais suivi. Trois jours plus tard, France Cricket a confirmé dans un compte-rendu publié sur son site Internet que le match avait bien eu lieu et que les Knight Riders l’avaient emporté.
Interrogés par France 24 sur ce match, des représentants du Paris Knight Riders et de Saint-Omer se sont contredits. L'un, ignorant notre présence au parc, a déclaré que le match avait bien eu lieu sur le terrain de Sarcelles à l’heure prévue. L'autre a déclaré que la rencontre avait été déplacée au pied levé sur un autre terrain à Chantilly, à une trentaine de kilomètres au nord de Sarcelles.
Après avoir passé ces appels, nous avons reçu un appel téléphonique d’un porte-parole de France Cricket, qui nous a demandé de ne plus contacter les clubs directement.
France 24 a également tenté d’assister à la finale de la deuxième division féminine prévue le 16 septembre entre les Paris Knight Riders et le Balbyniens Cricket Club 93. De nouveau, la rencontre, prévue à Dreux, n’a jamais eu lieu. Pourtant, trois jours plus tard, France Cricket en a validé les résultats.
Aucune des deux équipes n’a jamais posté de photos de leur équipe féminine sur les réseaux sociaux, d'après nos recherches. Balbyniens, pourtant vainqueur de la finale, n’a rien posté sur sa victoire, alors que le club publie régulièrement des photos de ses équipes masculines.
Plusieurs dirigeants de France Cricket ont des liens avec cette supposée finale : Prethevechand Thiyagarajan, trésorier de France Cricket, est licencié chez les Balbyniens. Le trésorier adjoint, Asif Zahir, possède une licence à Dreux, le club qui accueillait et arbitrait le match.
Nos informations indiquent que les deux hommes détiennent des rôles de gestion dans leurs clubs respectifs. Ils n’ont pas répondu à nos courriels demandant pourquoi le match ne s'est pas déroulé comme prévu.
"Nous n’avons pas le choix"
Pour comprendre l’intérêt qu’il pourrait y avoir à feindre l’organisation d’un match, il faut se pencher sur le fonctionnement du système de subventions du Conseil international du cricket. Dans les comptes-rendus des réunions du conseil d'administration de France Cricket, il est régulièrement fait mention du "scorecard de l’ICC", une série d'indicateurs permettant à l’organe international d’évaluer le montant des fonds de développement à allouer à ses pays membres associés. Selon une présentation de l'ICC de 2021 sur la situation du cricket en France, le Conseil international devait fournir 60 à 70 % du budget total de France Cricket, soit environ 320 000 dollars sur un total de 520 000 dollars (l'équivalent de 305 000 euros sur un total de 496 000 euros) pour l'année 2022. Près de la moitié de ces fonds de l'ICC est destinée à soutenir les crickets féminin et junior.
Selon le procès-verbal d'une réunion du conseil d'administration du 10 janvier 2020, France Cricket a présenté un budget annuel "largement inspiré" des exigences de l'ICC. "Le [Conseil d’administration] est également conscient que les subventions de la part de l’ICC sont désormais étroitement liées à la performance de la France sur plusieurs mesures sur le scorecard ICC", peut-on lire dans le document. "Le risque d’être dégradé (ou dépassé par un autre pays plus performant) est tout simplement la perte de 100 000 dollars d'une année à l'autre."
Le procès-verbal révèle ensuite la direction que France Cricket entendait prendre. "Les données auront une influence sur le prochain scorecard, d’où l’intérêt d’y mettre les meilleurs chiffres (...) Le développement doit se concentrer sur les recrutements juniors et féminins", peut-on lire dans une section intitulée "Scorecard et implications 2020".
Dans des notes de réunions ultérieures et dans un document de présentation de la stratégie 2021-2024 que France Cricket a envoyé à l'ICC et qu’a pu consulter France 24, l'association détaille les multiples initiatives de développement. Il contient une série de mesures, impressionnantes sur le papier, telles que des "camps d'entraînement régionaux bimensuels", des "compétitions scolaires pour filles" et le lancement de nouvelles ligues.
Un système d’amendes pour "développer" le cricket
Or, après la levée des restrictions sanitaires dues au Covid-19, France Cricket a instauré des règles où les meilleures équipes du cricket masculin sont obligées de développer des équipes féminines et juniors et de jouer des matches sous peine de se voir infliger des amendes, voire d'être reléguées dans une ligue inférieure.
James Worstead, entraîneur de l'équipe masculine des Vipères de Valenciennes (qui évoluent en quatrième division), organise occasionnellement des matches féminins face à des équipes de première division, même si le club n’a pas d’équipe enregistrée auprès de France Cricket.
Pour cet entraîneur, France Cricket a créé un système qui lie la réussite des équipes masculines à la création d'équipes féminines et juniors – si une équipe ne peut pas aligner une équipe féminine, elle ne peut pas concourir dans les ligues masculines les plus prestigieuses. Mais comme il est difficile de constituer une équipe féminine, les équipes se contentent parfois d'inventer les scores des matches.
"La plupart des clubs trichent, ils prétendent avoir une équipe féminine”, accuse James Worstead. "Nous avons refusé de truquer des matches, ce qui signifie que même si nous obtenons une victoire sur le terrain [avec l'équipe masculine, NDLR], nous ne pourrons probablement jamais être promus."
La vérité ne paie pas
Irma Vrignaud, une autre ancienne joueuse française et désormais membre du conseil d'administration de France Cricket, raconte avoir essayé de se renseigner sur plusieurs équipes féminines. Lors de l’une des réunions de comité en août, dit-elle, elle a demandé à plusieurs reprises s'il existait ou non des feuilles de matches ou des photos prouvant que les rencontres avaient eu lieu. Elle a obtenu des réponses évasives.
Irma Vrignaud révèle que paradoxalement, ce sont les clubs honnêtes qui sont sanctionnés, le système incitant davantage les clubs à envoyer des faux résultats. "Les clubs qui ont de fausses équipes féminines ne sont pas sanctionnés. Mais les clubs qui ont de vraies équipes féminines et qui disent vraiment quand le match est annulé – parce que c’est la réalité, ils ont du mal à trouver une équipe complète ou un terrain –, ils écopent d’une amende pour ne pas avoir joué le match."
Selon les directives de France Cricket, l'amende pour absence ou forfait est de 200 euros. En cas de récidive, l'amende passe à 300 euros. Le fait de ne pas se présenter à une demi-finale ou à une finale entraîne pour le club une pénalité de 1 000 euros. Des sommes considérables pour ces clubs amateurs.
En 2021, année où France Cricket a commencé à contraindre les clubs à avoir des équipes féminines et juniors, l'organisation a déclaré 20 210 € de revenus provenant des amendes sur sa déclaration d’impôts annuelle, soit dix fois plus qu'en 2019. Au cours de la saison 2022, le revenu des amendes est retombé à 5 248 €, à la même époque où les premières preuves de matches fantômes ont été relevées par Tracy Rodriguez.
Le secrétaire général d'un des meilleurs clubs de France, qui nie l'existence de matches truqués, a exprimé son intérêt pour le développement d'une équipe féminine, mais affirme qu'il a "du mal à trouver des joueuses".
"Honnêtement, on n'a pas beaucoup de femmes qui veulent jouer … Il n'y a personne qui s’intéresse, on a du mal à trouver des joueuses. Je prends ma belle-mère, je prends ma mère, je prends ma belle-sœur pour qu’elles jouent, parce qu’on est obligé d’avoir une équipe féminine."
Cette situation ne semble cependant pas être un fait généralisé parmi tous les clubs proches de France Cricket. Le Lycée Français de Pondichéry Cricket Club à Morangis, par exemple, a démontré son réel intérêt pour la valorisation du cricket en France, nouant même un partenariat avec l'éducation nationale, via l'UNSS (Union Nationale du Sport Scolaire).
France Cricket n'a pas répondu aux nombreuses demandes de commentaires de France 24 sur cette enquête. À ce jour, France Cricket n’a fait l’objet d’aucune poursuite.
Une gestion opaque
L’ancienne directrice générale de France Cricket, Marjorie Guillaume, est l’autrice du rapport cité plus haut sur l’évolution du sport féminin et du cricket en France. Auprès de France 24, elle affirme avoir écrit ce rapport peu après son embauche (qui a couru de janvier 2022 à mai 2023) avant qu’elle ne se rende compte de ce qui se passait.
À l’époque, affirme Marjorie Guillaume, l’ICC réclamait à France Cricket que l’instance se dote d’un directeur général. Elle a alors pris le poste en s’estimant capable d’apporter des réformes : "Il y avait une pression de l’ICC à propos des chiffres. C’est pour cela qu’ils voulaient montrer à l’ICC qu’ils s'activaient pour faire des changements. Je ne savais pas que c’était une simple mise en scène. Il n’y avait pas de vrai engagement."
L’un des griefs de Marjorie Guillaume est lié à la manière opaque dont France Cricket gère ses finances. Elle a rapidement noté "beaucoup d’incohérences" dans la manière dont l'organisation élabore son budget. Puis, "on est arrivés à un point où ils trouvaient que je posais trop de questions".
Lors d'une réunion avec l'ICC plus tard à Birmingham, France Cricket a demandé à sa directrice générale de ne pas s’impliquer dans le budget pour 2022. "J'ai répondu : 'Comment puis-je être présidente d'une organisation et ne pas voir où va l'argent ?'".
Où va l’argent donc ? Marjorie Guillaume affirme que France Cricket dépenserait "des centaines de milliers d'euros" pour du matériel de cricket qui resterait sous clé dans le sous-sol du siège de France Cricket, à Saint-Maurice près de Paris. "Je n'ai jamais été autorisée à descendre au sous-sol pour voir l'équipement", dit-elle. France 24 n’a pas pu vérifier de manière indépendante ces affirmations.
Après son tumultueux mandat à la tête de France Cricket, Marjorie Guillaume a adressé ses plaintes à l’ICC. Selon un décompte effectué par France 24, au moins cinq personnes, dont l’ancienne directrice générale, ont exprimé leurs doutes sur la gestion du cricket français auprès de l’instance internationale.
Andrew Wright, responsable du développement européen au sein de l'ICC, a déclaré qu'il "ne serait pas correct" de commenter les accusations dans cet article. Il a toutefois précisé que l'ICC disposait d'un "processus permettant de s'assurer que les niveaux d'activité de cricket dans un pays sont vérifiés et que des contrôles sont en place".
Le ministère français des Sports n'a pas répondu à une demande de commentaire. Mais il risque de bientôt ne pas avoir le choix : le cricket sera l’un des sports additionnels aux Jeux olympiques de Los Angeles, en 2028. Les sports olympiques sont automatiquement considérés "haut niveau" en France, un statut qui rend la discipline éligible à davantage de subventions.
Les bons résultats de l’équipe de France
Malgré les inquiétudes concernant la gestion du cricket féminin en France, l'équipe nationale a obtenu de bons résultats récemment. Les Tricolores ont dépassé les attentes en battant l'Allemagne en juin 2023 et se sont ainsi qualifiées pour les éliminatoires européens de la Coupe en Espagne en septembre. Mais avant ces derniers, elles ont eu du mal à réunir une équipe complète, et elles ont ensuite perdu tous leurs matches.
Pour participer aux éliminatoires de la Coupe du monde féminine, l'ICC exige que les nations participantes disposent d'au moins huit équipes féminines "ayant participé à un minimum de cinq matches à la balle dure [une équipement nécessaire dans le cricket de haut niveau, NLDR] au cours des deux années précédentes". Nous avons pu vérifier qu'il y a en France, au mieux, quatre équipes qui remplissent ce critère.
Interrogée à ce sujet, l'ICC a répondu dans un courriel que "l'entrée de la France dans les qualifications pour la Coupe du monde féminine T20 de 2023 a été déterminée par les activités nationales qui ont eu lieu en 2021 et 2022 et avant la crise du Covid-19", ajoutant que "les membres sont également tenus de nous confirmer que les informations qu'ils nous fournissent sont vraies et exactes."
Un potentiel perdu
Cinq des joueuses ayant participé en Espagne aux éliminatoires européens pour la Coupe du monde ont appris le cricket au Nantes Cricket Club. Ce club fait partie des nombreux hors région parisienne assurant ne recevoir que peu, voire pas de soutien de la part de France Cricket.
La présidente du club, Sabine Lieury, craint qu'en l'absence d'efforts pour populariser le cricket, son sport ne sortira jamais du statut de niche. "Nous ne recevons aucun financement de France Cricket. Ils ne nous aident pas non plus lorsque nous nous adressons aux collectivités pour demander de l'argent", dit-elle. "Cette association devrait travailler pour aider les clubs, mais je ne pense pas que ce soit le cas."
Même son de cloche, à quelques kilomètres au sud, près de la Rochelle. Pradeep Chalise a créé le club de cricket d'Aunis en 2017. Souhaitant créer une académie de cricket pour les enfants, il a cherché à obtenir un financement pour un filet d'entraînement. La réponse de la mairie a été encourageante, incitant Pradeep Chalise à contacter France Cricket pour voir si l’organisme pouvait également contribuer.
C'est ce qu’a fait le président de club en mars 2022. Dans un courriel envoyé neuf mois plus tard, France Cricket a répondu qu'elle avancerait 25 % du coût des filets d'entraînement au club de cricket d'Aunis, non sous forme de subventions mais de prêt. "C'est un très petit club et nous ne pouvions pas rembourser 4 000 euros à France Cricket", explique Pradeep Chalise. "J'ai donc parlé au président et je lui ai expliqué pourquoi il était très important d'avoir des filets d'entraînement, mais il s’en fichait."
Bien que France Cricket n'ait pas utilisé son budget d’aide au développement - 100 000 euros cette année-là - pour soutenir le club, Chalise affirme que l’instance a utilisé des images des enfants de l'académie dans une présentation stratégique à l'ICC pour montrer qu'elle était engagée dans le développement des juniors.
Cette expérience a incité le président du club d’Aunis à couper les ponts avec France Cricket. Aujourd'hui, il continue à gérer le club et l'académie en dehors du cadre de France Cricket, travaillant au développement du sport qui lui tient à cœur sans leur soutien, tout comme plusieurs autres clubs de cricket en France.
C'est dommage, estime Pradeep Chalise, qui tient à souligner l'intérêt pour ce sport dans un pays où il est pourtant méconnu : "Ce que je peux vous dire, après avoir dirigé le CC Aunis pendant les six ou sept dernières années, c'est que les Français s'intéressent bien au cricket."
Cet article a été adapté de l’anglais par Romain Houeix. Retrouvez la version originale ici.