Lutte contre l'islamisme radical en France : l'organisation turque Millî Görüş dans le viseur
Alors que le gouvernement français a érigé la lutte contre l’islamisme radical en priorité, l’organisation turque Millî Görüş, qui projette de construire la plus grande mosquée de France à Strasbourg, est au cœur d’une vive polémique.
Une organisation "qui se bat contre les valeurs de la République". Alors qu'une décision doit prochainement être rendue par la municipalité de Strasbourg concernant le financement de la plus grande mosquée de France, le gouvernement, par la voix de son porte-parole Gabriel Attal, a vivement critiqué l'organisation d'influence turque Millî Görüş, initiatrice du projet, jugeant qu'elle n'avait pas vocation "à avoir des activités" en France.
Le budget officiel de ce projet, baptisé Eyyub Sultan d'après un sanctuaire islamique de la ville d'Istanbul, est de 25 millions d'euros. Le 22 mars 2021, la municipalité a voté un accord de principe pour le financement de 10 % de cette somme. Cette décision a valu à la maire Europe écologie les Verts (EELV) de Strasbourg, Jeanne Barseghian, les foudres du ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, qui l'accuse de financer une "ingérence étrangère", de la Turquie, sur le sol français.
Millî Görüş, un outil du pouvoir turc ?
Si Millî Görüş était jusqu'ici très peu connue du grand public, la fédération d'associations originaire de Turquie est cependant loin d'être une officine occulte. Fondée en 1969 par l'ancien Premier ministre turc (1996-1997) Necmettin Erbakan, la plus ancienne fédération islamique d'Europe, dont le siège se trouve à Cologne, en Allemagne, compte plus de 500 lieux de cultes à l'international. En France, elle gère 70 mosquées sur les quelque 2 600 présentes sur le territoire, et rassemble plusieurs dizaines de milliers de fidèles. Elle siège au Conseil français du culte musulman (CFCM) ; son président Fatih Sarikir, en est le secrétaire général.
"C'est un mouvement assez puissant qui contrôle 25 % à 30 % des mosquées fréquentées par les Turcs en France et bénéficie d'un solide ancrage local", explique Samim Akgönül, historien et directeur du département d'études turques à l'université de Strasbourg, contacté par France 24.
Lancé il y a plus de dix ans sur la base de financements privés, le chantier de la mosquée de Strasbourg a été interrompu en 2019, faute de fonds. Un autre projet de lieu de culte initié par Millî Görüş est actuellement à l'étude à Mulhouse.
Sur son site Internet, Millî Görüş revendique être "un acteur incontournable de la vie des musulmans de France". Loin d'y voir une image neutre, le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, l'accuse de pratiquer un "islam politique" pointant du doigt une tentative du "gouvernement turc de s'ingérer dans les histoires françaises et notamment religieuses".
"Le parti au pouvoir en Turquie, l'AKP, est issu du Millî Görüş, mais ce lien est rompu depuis plusieurs années", analyse l'historien Samim Akgönül. "Aujourd'hui, la confédération d'associations n'est pas affiliée à l'État turc. Pour autant, ils peuvent se retrouver sur certaines valeurs communes comme le nationalisme et des idées religieuses conservatrices, telles que le port du voile et l'opposition au mariage pour tous."
Ennemi de la République ?
Cette suspicion du gouvernement français vis-à-vis du pouvoir turc s'inscrit dans un contexte de fortes tensions entre Emmanuel Macron et son homologue à Ankara, Recep Tayyip Erdogan. Le président de la Turquie s'est notamment montré très critique vis-à-vis des mesures françaises engagées pour combattre l'islam radical.
En novembre 2020, le ministre de l'Intérieur a dissous le groupe d'extrémistes turcs, les Loups gris, à la suite d'une série d'actions violentes visant la communauté arménienne. Marine Le Pen est alors montée au créneau en accusant Gérald Darmanin de faire un "coup de com'" et affirmant que la vraie menace venait de Millî Görüş, bien plus structurée sur le territoire français.
Deux mois plus tard, le Conseil français du culte musulman (CFCM) publie, à la demande du gouvernement, la "Charte des principes de l'islam de France". Ce texte, qui a pour but de lutter contre l'Islamisme radical, rejette explicitement l'islam politique ainsi que les discours défendant des régimes étrangers dans les lieux de cultes.
Trois fédérations du Conseil français du culte musulman (CFCM), dont Millî Görüş, refusent alors de le signer en l'état, jugeant que certains passages "sont de nature à fragiliser les liens de confiance entre les musulmans de France et la Nation". Une déclaration de guerre selon le ministre de l'Intérieur, qui affirme qu'il n'y a "rien à "négocier" et prévient que l'État multiplierait les contrôles visant ces associations.
"Millî Görüş est certes une organisation sunnite, conservatrice mais ce ne sont ni des salafistes ni des terroristes", estime Samim Akgönül. "Elle est très peu présente dans la vie publique française ; tout s'y passe en langue turque et elle cherche avant tout à fédérer la diaspora pour peser sur les élections en Turquie. L'accuser de combattre la République et de faire de l'entrisme relève pour moi de la récupération politique ; le gouvernement chasse sur les terres de l'extrême droite".
Bataille politique
Pierre France, directeur de la publication du site d'informations Rue89-Strasbourg, qui a publié plusieurs enquêtes sur Millî Görüş, considère lui aussi que les attaques du gouvernement ont avant tout une visée politique : "Le projet de construire cette mosquée géante de style ottoman avait fait l'objet de négociations avec la ville sous la précédente municipalité [de gauche], qui le trouvait bien trop cher et flamboyant, avec ses minarets dignes d'une grande ville Turque, en plein quartier industriel. La nouvelle municipalité verte n'a pas été assez regardante, et a commis une erreur en donnant son accord de principe pour un financement. Pour le gouvernement, qui considère les verts comme une menace à la présidentielle, cette bourde tombe à pic."
Le 31 mars, Julien Bayou, secrétaire national d'EELV a annoncé qu'il porterait plainte pour diffamation contre Gérald Darmanin, pour avoir accusé son parti de "financement d'ingérence étrangère", ainsi que contre Marlène Schiappa, qui avait estimé que les verts "pactis[ai]ent avec l'islam radical". De son côté, la municipalité de Strasbourg a précisé, que la décision finale sur l'octroi de la subvention à la mosquée Millî Görüş serait "prise rapidement, [et] en transparence, courant avril".