La “pingdémie” : comment l’application anti-Covid britannique est devenue un casse-tête sanitaire
Les notifications envoyées par l’application officielle pour lutter contre la pandémie se sont multipliées ces dernières semaines. De plus en plus de "ping" intiment de s’auto-isoler pendant dix jours. Le gouvernement est pris entre deux feux : éviter un impact trop important sur la reprise économique, sans pour autant risquer une énième vague de Covid-19.
Il n’a pas échappé à la “pingdémie” britannique. David Stupples se baladait dans une marina il y a quelques semaines quand une notification sur son smartphone lui a enjoint de s’isoler pendant 10 jours car il s’était trouvé à proximité d’une personne testée positive au Covid-19. “J’avais pourtant fait attention de rester à distance des gens, et il n’y avait personne autour de moi… sauf peut-être à l’intérieur des bateaux", raconte ce professeur d'ingénierie électronique à la City University of London, contacté par France 24.
Comme lui, des centaines de milliers de Britanniques ont reçu la très redoutée notification de l’application officielle de la NHS (le système de santé publique) depuis début juillet. Ainsi, dans la seule semaine du 7 au 15 juillet, plus d’un demi-million de personnes se sont mis en quarantaine forcée de 10 jours sur les recommandations de l’application.
La reprise économique menacée
Cette épidémie de notifications est devenue un sujet majeur dans le débat public britannique. “Je tiens à m’excuser pour les désagréments causés par ces notifications [...], mais je voudrais rappeler que l’isolement est un outil vital pour se défendre contre la propagation de la maladie”, a déclaré, mercredi 21 juillet, le Premier ministre, Boris Johnson, lui-même en quarantaine après avoir été “pingé” par l’application.
Mais la pression sur le gouvernement pour trouver une porte de sortie à cette situation s’accentue alors qu’un nombre grandissant de secteurs de l’économie se trouvent affectés par cette “pingdémie”. Plusieurs enseignes de supermarchés ont annoncé, ces derniers jours, qu’elles étaient contraintes de fermer des boutiques à travers le pays à cause du nombre élevé d’absences d’employés qui ont dû se mettre en quarantaine. Dans certaines régions, près de 30 % du personnel de ces supermarchés ont reçu la notification de l’application de la NHS, souligne le Guardian.
Le transport routier peine aussi à faire face à cette “pingdémie”. Près de 90 000 chauffeurs de poids lourd manquent actuellement à l’appel, ce qui signifie des retards de livraisons pour les commerces et pour les stations-essence.
La NHS a averti que son application avait provoqué un grand nombre d’absencesparmi le personnel hospitalier. Une situation qui a rendu l’accueil des patients plus difficile, alors même que leur nombre augmente à cause de la rapidité avec laquelle le variant Delta du SARS-COV-2 se propage dans tout le pays.
En clair, la “pingdémie” menace “la reprise économique”, a estimé la Confederation of British Industry, le principal syndicat patronal britannique, le 21 juillet.
Le gouvernement assure avoir entendu les appels des milieux d’affaires. Cette semaine, il a assoupli les règles afin de permettre aux employés de certains secteurs “critiques” - la santé, le transport routier, et la grande distribution - de ne pas avoir à s’isoler dix jours en cas de notification. À condition d’avoir reçu les deux doses de vaccins.
La faute au bluetooth ?
Mais les milieux d’affaires britanniques en veulent davantage et demandent, notamment, que l’application de la NHS soit revue et corrigée. Cette “pingdémie” survient, en effet, à cause de la rencontre entre une situation sanitaire qui se détériore et “une application qui a été mal conçue”, estime David Stupples, le professeur de la City University of London, spécialiste des questions de signaux de réseaux, c'est-à-dire tout ce qui concerne les réseaux internet mobiles, le bluetooth ou encore le wifi.
La déferlante du variant Delta, beaucoup plus transmissible, alors que les mesures de distanciation sociale ont été levées au Royaume-Uni explique en partie l’augmentation des notifications. “Le nombre de nouveaux cas de covid-19 n’a jamais été aussi élevé depuis fin décembre 2020 - époque à laquelle la version actuelle de l’application est sortie -, mais il y avait alors beaucoup plus de restrictions aux déplacements, ce qui explique pourquoi l’application envoyait moins de notifications”, souligne Kevin McConway, professeur de statistiques appliqués à l’Open University au nord de Londres, interrogé par le site Science Media Center.
L’application est, en outre, hyper sensible, ce qui se traduit par “un grand nombre de faux positifs”, affirme David Stupples. Elle envoie une notification à l’utilisateur à partir du moment où ce dernier s’est retrouvé pendant plus de 20 minutes à moins de deux mètres d’une personne qui a déclaré avoir été testé positif au Covid-19. Rien d’extraordinaire à cela, sauf que pour communiquer avec les autres téléphones, l’application du NHS utilise la technologie bluetooth… qui peut, par exemple, passer à travers les murs. Autrement dit, “si je me retrouve dans la rue à moins de deux mètres de quelqu’un en train de s’isoler chez lui, le fait qu’il y ait un mur entre nous empêchant le virus de passer ne change rien à l’affaire, je recevrais quand même une notification”, déplore David Stupples.
Pour lui, le meilleur moyen de régler le problème serait de réduire la sensibilité de l’application. “Pas la peine de tout reprendre à zéro, il suffit de régler le signal de l’application à un mètre au lieu de deux, ce qui réduirait sensiblement le nombre de faux positifs”, explique cet expert en signal des réseaux.
Choix impossible
Il n’est pas le seul à avoir fait cette proposition depuis le début de la “pingdémie”, mais Boris Johnson a jusqu’à présent résisté à cette option. “Le gouvernement craint qu’il y ait trop de faux négatifs dans ce cas”, note David Stupples. “Cette idée de réduire la sensibilité à un mètre n’est pas une bonne idée, car l’application ne servirait plus alors à grand-chose puisqu’on sait que le virus peut se transmettre sur au moins deux mètres”, note Jon Crowcroft, chercheur en informatique à l’université de Cambridge, interrogé par le site Science Media Center.
Une partie de ceux qui rejettent l’idée de rendre l’application moins sensible préféreraient que le gouvernement permette à toutes les personnes déjà vaccinées de ne pas avoir à s’isoler lorsqu’ils entrent en contact avec des malades.
Mais là encore, ce n’est pas la panacée. Le vaccin sert, avant tout, à éviter de développer des formes graves du Covid-19. Mais “même les personnes vaccinées peuvent continuer à transmettre la maladie”, a souligné Boris Johnson pour justifier son refus d’accorder un traitement de faveur à tous les Britanniques qui ont reçu deux doses.
Le gouvernement va, pourtant, devoir agir car la population commence, en attendant, à se détourner de l’application pour éviter d’être “pinguée”. “J’ai éteint le bluetooth sur mon téléphone, comme ça je ne risque pas de recevoir de notification”, a affirmé à France 24 une Française qui habite à Londres et ne voulait pas prendre le risque d’être victime de la “pingdémie” alors qu’elle doit rentrer en France pour les vacances. Un sondage, publié mardi par l’institut YouGov, révèle qu’un Britannique sur cinq ayant l’application a éteint la fonction de “traçage de contact” afin d’échapper au risque de devoir s’auto-isoler.
Le gouvernement britannique se retrouve donc face à un choix impossible. Soit il reste ferme au risque de voir de plus en plus de gens désinstaller l’application… ce qui serait contre-productif. Soit il l’aménage ou continue d’assouplir les règles pour ceux qui ont reçu une notification. Mais là aussi, c’est un pari risqué car cela rendrait l’application moins utile à un moment donné où, pour faire face au risque posé par le variant Delta, elle reste un outil important pour limiter la propagation du virus.