"La peur d'une mauvaise mort" : la France entame un débat citoyen sur la fin de vie
BIOÉTHIQUE
Une infirmière tient la main d'un patient en soins palliatifs à l'hôpital Eugénie d'Ajaccio en Corse, le 23 avril 2020.
Installée par l'Élysée, une convention citoyenne réunissant 150 personnes, débute vendredi ses travaux sur la fin de vie. Au cœur des échanges, la question hautement sensible de la légalisation de l'euthanasie et du suicide assisté, deux pratiques interdites en France.
Fin août 2022, Pascal et Guy ont fait leur dernier voyage ensemble. Partis de l'ouest de la France, ils ont rejoint la Belgique où Guy a pu être euthanasié. "Il a tenu jusqu'à la fin du mois d’août car il ne voulait pas perturber les vacances d'été des enfants", explique Pascal.
Un an plus tôt, son compagnon avait été diagnostiqué de la maladie de Charcot-Marie-Tooth. Cette maladie neurologique héréditaire, la plus fréquente au monde, entraîne un affaiblissement et une atrophie des muscles des bras et des membres inférieurs.
Quelques mois après le diagnostic, l'état de santé de Guy s'est considérablement détérioré. "Il ne pouvait plus bouger ses bras ni ses mains et commençait à avoir des difficultés à parler", raconte Pascal. Faire le choix de mourir en Belgique a été "une libération pour lui", ajoute-t-il. "Nous étions tristes mais en même temps soulagés de voir qu'il était plus heureux [de mourir] que de vivre dans la douleur."
Il n'existe aucune donnée officielle sur le nombre de citoyens français qui décident de se rendre à l'étranger pour mettre fin à leur jour ou bénéficier d'une euthanasie. Cependant, une étude a montré qu'en 2015, plus de 65 Français ont choisi de finir leur existence en Suisse sur une période de cinq ans. Et ce nombre ne cesse d'augmenter chaque année.
En Europe, les législations sur le sujet sont variées et complexes, allant de la légalisation totale à la criminalisation en toute circonstance. À l'heure actuelle, seuls les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, l'Espagne et le Portugal autorisent l'euthanasie active, c'est-à-dire quand un médecin administre la dose fatale à la demande d'un patient en fin de vie.
Dans le cadre d'un suicide médicalement assisté, c'est le patient lui-même qui s'injecte la dose létale, généralement du pentobarbital, un puissant anesthésique. En Suisse et en Belgique par exemple, le produit est prescrit par le corps médical. En revanche, l'injection s'effectue sous le contrôle d'une association et des proches du patient. En Espagne, dernier pays européen à avoir légalisé le suicide assisté, elle peut avoir lieu dans un hôpital ou à domicile.
"Cela nous a fait peur"
En France, ni l'euthanasie active, ni le suicide médicalement assisté ne sont autorisés. La loi française dite "Claeys-Léonetti"de 2016 n'autorise qu'un droit à la "sédation profonde et continue" jusqu'à la mort naturelle du patient, ainsi que des directives anticipées contraignantes pour le corps médical. Votée plus de dix ans après la première loi Léonetti sur la fin de vie, elle renforce également le refus de l'acharnement thérapeutique.
"Cette loi a été présentée comme une solution à la française à l'euthanasie", analyse le Dr Anna Elsner de l'Université de Saint-Gall en Suisse, qui étudie la question de la mort assistée dans la culture européenne. "Certains affirment qu'elle permet aux patients de mourir sans souffrir mais d'autres pensent que cette législation ne va pas assez loin."
En France, le débat se porte notamment sur la question de début de la sédation. "Elle n'est autorisée que pour des patients qui vont mourir dans quelques jours ou quelques heures", rappelle Fabrice Gzil, directeur adjoint de l'espace de réflexion éthique Île-de-France et professeur de l'École des hautes études en santé publique. "La question est de savoir si la loi est adaptée pour des patients atteints de graves maladies incurables dont les souffrances sont quasiment impossibles à soulager mais ne vont pas décéder à court terme pour autant."
>> À voir sur France24.com : choisir sa mort en France, un débat impossible ?
C'est exactement ce que Guy redoutait. Même si ses muscles s'atrophiaient à toute vitesse, ces organes vitaux, comme le cœur et les reins, fonctionnaient relativement bien. Sans suicide assisté, il aurait pu continuer à vivre longtemps mais aurait dû composer avec des douleurs et des conditions de vie extrêmement restreintes, sans accès à des soins palliatifs avant ses derniers jours.
"Cela nous a fait peur", confie Pascal. "C'était insupportable d'attendre qu'il meure de faim ou de soif."
Les limites de l'accès aux soins palliatifs
En France, le cadre légal permettant de mieux prendre en compte les choix relatifs à la fin de vie a lentement évolué depuis 2002 et une loi instaurant le consentement aux soins du patient en fin de vie.
Mais le débat n'a jamais été totalement clôt et trouve une nouvelle vigueur depuis un avis publié en septembre par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) ouvrant la voie à la mise en œuvre du suicide assisté et de l’euthanasie en France. Hasard du calendrier, au même moment, les proches du réalisateur Jean-Luc Godard, décédé le 13 septembre en Suisse à l'âge de 92 ans, faisaient savoir que le cinéaste avait eu recours à un suicide médicalement assisté, autorisé dans son pays de résidence.
De son côté, l'opinion publique approuve à une écrasante majorité une évolution de la législation. Selon un sondage publié en février 2022, 94 % des personnes interrogées se disent en faveur de la légalisation de l'euthanasie et 84 % du suicide médicalement assisté.
Au sein d'une population vieillissante, la question de la fin de vie et du droit à mourir dans la dignité reste une source majeure de préoccupation. D'autant que l'accès à des services de soins palliatifs est loin d'être évident pour tous les Français : 26 départements, dont la Guyane et Mayotte, ne comptent aucune unité et trois d'entre eux ne disposent que d'un lit pour 100 000 habitants. Par ailleurs, ces unités souffrent d'un manque chronique de moyens financiers.
>> À voir également : Xavier, alias "l’homme étoilé", infirmier en soins palliatifs : "Dans fin de vie, il y a vie"
"Sans un accès généralisé à des unités de soins palliatifs, la peur d''une mauvaise mort' augmente", note Anna Elsner. "Cela alimente également les demandes d'une législation sur l'euthanasie et donne des arguments aux partisans du droit à mourir dans la dignité et au respect de l'autonomie des personnes."
"Un autre argument consiste à dire qu'en cas d'amélioration significative de l'accueil en soins palliatifs en France, la légalisation du suicide médicalement assistée ne serait pas éthique", nuance Fabrice Gzil.
La prudence du chef de l'État
En attendant, de nombreux patients en fin de vie font le choix de mourir à l'étranger. Mais la démarche coûte cher, jusqu'à 11 000 euros. Une somme impossible à débourser pour de nombreux Français. Par ailleurs, entreprendre un long voyage reste un obstacle de taille pour les personnes gravement malades.
Si Guy avait eu le choix, il aurait préféré finir sa vie en France, assure Pascal qui se souvient des jours difficiles qui ont suivi le décès de son compagnon dans l'attente de pouvoir récupérer ses cendres.
"J'étais là-bas tout seul à attendre. Ce n'est pas juste de mettre les gens dans cette situation. La loi en France doit évoluer. Comment est-ce possible que d'autres pays plus religieux que le nôtre autorisent l'euthanasie alors que nous nous n'arrivons pas à aller de l'avant", s'interroge Pascal.
Au grand dam de l'Église catholique, l'Italie a récemment autorisé le suicide médicalement assisté. Mais les conditions pour y être éligibles sont très restrictives. Par ailleurs, l'euthanasie reste toujours considérée comme un crime.
En France, les représentants religieux aussi s'opposent avec constance et fermeté à toute évolution de la législation sur la fin de vie. Dans la foulée de l'avis rendu par le CCNE, les évêques ont exprimé leur "préoccupation" lors d'une rencontre avec Emmanuel Macron insistant sur le soutien aux unités de soins palliatifs. Le Pape François a également évoqué la question lors de la visite à Rome fin octobre du président français.
Aujourd'hui, le débat citoyen donne une occasion d'aller "en profondeur" dans toutes les questions que soulèvent non seulement le suicide assisté mais la fin de vie en général, veut croire Fabrice Gzil.
"Le pays a l'opportunité de pouvoir réfléchir en profondeur à ce sujet, comprendre pourquoi les unités de soins palliatifs sont si importantes et qu'elles doivent être développées au même titre que se demander s'il faut oui ou non légaliser le suicide médicalement assisté", détaille le spécialiste des questions de santé publique.
De son côté, Pascal craint que les députés bloquent un éventuel projet de loi à l'Assemblée nationale même s'il reste persuadé du soutien de l'opinion publique et du chef de l'État.
Lors de la dernière campagne présidentielle, Emmanuel Macron était passé par la ville où résidaient Pascal et Guy. Pascal avait évoqué avec lui la situation de son compagnon. Après la mort de Guy, il a écrit au président pour l'informer. Au mois d'octobre, il a reçu cette réponse : "Je n’oublierai pas Guy, ni sa mémoire ni son combat. Vous pouvez compter sur moi."
>> À lire aussi : Ce que l’affaire Vincent Lambert a changé
Mais pour le moment, le chef de l'État a fait le choix d'avancer prudemment sur un sujet "tout sauf facile et simple". Lors de l'annonce le 12 septembre du lancement de cette convention citoyenne, Emmanuel Macron avait indiqué ne pas avoir de "position officielle".
La convention citoyenne sur la fin de vie devrait rendre ses conclusions au printemps. Par ailleurs, un rapport de la Cour des comptes sur l'évaluation des soins palliatifs en France est attendu l'année prochaine avant une éventuelle loi d'ici la fin 2023.
Article traduit de l'anglais par Grégoire Sauvage. L'original est à retrouver ici.