L'article à lire pour comprendre le débat sur l'irresponsabilité pénale
La décision de la Cour de cassation, qui a confirmé le 14 avril l’irresponsabilité pénale du meurtrier de Sarah Halimi, a relancé le débat autour de cette notion juridique complexe. Le gouvernement a décidé de légiférer pour faire évoluer la loi.
C'est une décision qui a relancé le débat sur l'irresponsabilité pénale. Le 14 avril, la Cour de cassation a confirmé que Kobili Traoré, le meurtrier de Sarah Halimi, retraitée parisienne de confession juive tuée en 2017, ne pouvait être jugé en raison d'un discernement aboli au moment des faits. La décision, qui a suscité un fort émoi en France et des manifestations, a conduit Emmanuel Macron à demander un "changement de loi". Et une réforme sera donc présentée fin mai, d'après le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti. Explications.
C'est quoi l'irresponsabilité pénale ?
Etre irresponsable pénalement, c'est ne pas être jugé en raison d'un discernement aboli au moment du crime. De fait, c'est aussi ne pas être condamné. Même si l'irresponsabilité pénale peut résulter de plusieurs causes – maladie mentale, contrainte, erreur de droit, légitime défense, etc. – elle est principalement liée à l'article 122-1 du Code pénal, relatif aux personnes atteintes de troubles mentaux. Celui-ci stipule que "n'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes".
Dans ce cas, "l'irresponsabilité pénale, c'est de dire qu'une personne a commis un acte, mais que son discernement était aboli et qu'elle n'était pas en capacité de comprendre ce qu'elle faisait au moment de l'acte", explique la juge Cécile Mamelin, vice-présidente de l'Union syndicale des magistrats (USM). "Le principe, c'est qu'on ne juge pas les fous", ajoute Didier Rebut, professeur de droit à l'université Paris 2 Panthéon-Assas et spécialiste du droit pénal.
Selon Le Monde, en 2019, 58 personnes ont ainsi été jugées irresponsables pénalement pour troubles psychiques au stade de l'instruction, soit une infime proportion (0,0017%) des 33 118 personnes renvoyées en procès cette année-là.
Pourquoi en parle-t-on autant ?
Le débat sur l'irresponsabilité pénale a pris une ampleur nationale depuis plusieurs jours. Des milliers de personnes ont manifesté partout en France, dimanche 25 avril, pour réclamer "justice" pour Sarah Halimi, dont le meurtrier, reconnu irresponsable pénalement, va donc échapper à un procès. Ces manifestations font suite à la décision de la Cour de cassation, mi-avril, qui a confirmé celle de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris. Cette dernière avait déclaré Kobili Traoré irresponsable pénalement en décembre 2019.
Un décision qui a créé une certaine incompréhension dans l'opinion publique, d'autant que le caractère antisémite du crime avait été retenu par la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris et confirmé par la Cour de cassation. Mais les experts psychiatriques ont conclu que le meurtrier était sous l'emprise d'une "bouffée délirante aiguë" en raison de sa consommation de cannabis lorsqu'il a défenestré sa voisine.
Quelle est la différence entre abolition et altération du discernement ?
L'irresponsabilité pénale trouve son fondement dans la question du discernement au moment de passer à l'acte. S'il est "aboli", le mis en cause est reconnu irresponsable pénalement et n'est pas jugé (ou condamné, lorsque l'irresponsabilité pénale est reconnue au cours d'un procès).
Si le discernement est seulement "altéré", le mis en cause n'est pas reconnu irresponsable pénalement, ce qui ouvre la voie à une condamnation et à une peine minorée. "La différence est fondamentale", souligne Didier Rebut. "Lorsqu'il y a une simple altération, le discernement est encore présent, sous une forme pas totale, et il aurait pu permettre à l'individu de ne pas passer à l'acte, donc il doit être jugé responsable."
C'est ce qui a été retenu dans l'affaire Fabienne Kabou, jugée pour avoir tué sa fillette de 15 mois en l'abandonnant à marée montante sur une plage de Berck (Pas-de-Calais), qui avait justifié son acte par des forces obscures liées à la sorcellerie. Alors qu'elle encourait la réclusion criminelle à perpétuité, elle a ainsi été condamnée en septembre 2017 à 15 ans de prison. Les jurés ont estimé que l'accusée souffrait d'une altération du discernement au moment des faits. Elle a donc bénéficié de circonstances atténuantes.
Cette notion d'altération du discernement est assez récente. En 1810, le Code pénal napoléonien ignorait la différence entre altération et abolition. Si le discernement du prévenu était aboli – on parlait alors de "démence" au moment des faits – il n'y avait ni crime ni délit, et pas de procès. "A la refonte du Code pénal en 1994, le législateur a substitué la notion de trouble psychique à celle de démence et il a introduit une gradation : l'altération du discernement", explique la magistrate Cécile Mamelin. En 1810, c'était tout ou rien. En 1994, on a donc ajouté un stade intermédiaire."
Comment détermine-t-on l'irresponsabilité pénale ?
Les experts psychiatriques orientent et le juge tranche. L'ordonnance d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental est rendue par un juge d'instruction après une instruction (ou parfois lors un procès) au cours de laquelle des experts sont mandatés pour déterminer l'état mental du mis en cause.
Dans un dossier aussi complexe que l'affaire Halimi, le processus "prend quelques mois" et il y a "plusieurs entretiens avec l'individu", précise Cécile Mamelin. Le juge prononce une irresponsabilité pénale en s'appuyant sur les expertises psychiatriques mais aussi sur "des éléments du dossier de la personnalité, les témoignages de l'entourage". Dans l'affaire Halimi, sept des huit experts ont estimé que la "bouffée délirante aiguë" avait aboli le discernement de Kobili Traoré, quand seulement un expert a affirmé que son discernement avait été altéré.
Que fait-on de la personne déclarée irresponsable ?
Une personne irresponsable pénalement ne peut pas être condamnée, mais elle n'est pas pour autant libre de ses mouvements. Des mesures de sûreté sont prévues et l'hôpital psychiatrique se substitue à la prison. Le meurtrier de Sarah Halimi se trouve ainsi en hôpital psychiatrique, où il est astreint à des mesures de sûreté pendant 20 ans.
Jusqu'en 2008, le mis en cause déclaré irresponsable pénalement durant l'instruction bénéficiait d'un non-lieu. Le crime n'était alors, de fait, pas reconnu. La loi Dati – relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental – a fait évoluer la législation pour reconnaître le crime, imputer les faits à l'auteur et les inscrire à son casier judiciaire. Depuis cette loi, une audience devant la chambre de l'instruction est par ailleurs organisée. Il s'agit d'une sorte de "simili procès".
Il arrive également que l'irresponabilité pénale ne soit pas reconnue pendant l'instruction mais lors de l'étape suivante, celle du procès. "Dans le cas d'expertises psychiatriques divergentes, le juge d'instruction peut décider de renvoyer la question devant une juridiction où il y aura un nouvel examen avec des experts. Et au terme du procès, le juge peut déclarer quelqu'un irresponsable pénalement, mais il n'est pas acquitté", précise le professeur de droit Didier Rebut.
L'emprise de la drogue permet-elle d'être jugé irresponsable pénalement ?
La question enflamme les débats, jusqu'au sommet de l'Etat. Dans un entretien au Figaro publié le 18 avril, Emmanuel Macron a ainsi réclamé un "changement de loi". "Décider de prendre des stupéfiants et devenir alors 'comme fou' ne devrait pas à mes yeux supprimer votre responsabilité pénale", estime le président de la République dans cette interview. "La drogue ne peut pas être un permis de tuer, il faut changer la loi, parce que la loi ne convient pas", a également réagi le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal, le lendemain, sur Europe 1.
Fumer du cannabis (ou consommer tout type de drogue) n'est pourtant pas une cause d'irresponsabilité pénale. "C'est l'abolition du discernement lors du passage à l'acte et elle seule, qui induit l'irresponsabilité pénale, explique dans Le Monde le procureur général près la Cour de cassation, François Molins. Or, toute personne qui consomme de l'alcool ou du cannabis n'a pas une bouffée délirante et ne voit pas son discernement aboli."
Le flou demeure ainsi car la loi ne distingue pas les comportements à l'origine du trouble psychique. "Le droit ne fait pas de différence entre les psychoses induites par des substances psychoactives, et les autres psychoses", explique à France 24 Magali Bodon-Bruzel, psychiatre experte près de la cour d'appel de Paris. Dans le cas de Kobili Traoré, ce sont les troubles psychiques (la bouffée délirante aiguë) causés par la consommation de cannabis qui sont à l'origine d'une abolition du discernement, et pas la consommation elle-même, qui a joué un rôle déclencheur.
Pourquoi le gouvernement veut-il faire évoluer la loi ?
En l'état, la loi sur l'irresponsabilité pénale ne fait pas la différence entre le comportement à l'origine du trouble psychique ayant entraîné une abolition du discernement, ce qui fait dire à Eric Dupond-Moretti qu'il existe un "vide juridique". Dans le communiqué annonçant la présentation d'un projet de loi sur l'irresponsabilité pénale fin mai, le garde des Sceaux aborde la possibilité de "tenir compte de la prise volontaire de substances toxiques par un individu conduisant à l'abolition de son discernement".
Cette annonce intervient au moment même de la publication d'un rapport commandé en juin 2020 par l'ancienne ministre de la Justice Nicole Belloubet sur la complexité de l'irresponsabilité pénale d'une personne ayant volontairement pris des stupéfiants. Or, ce rapport préconise un statu quo de la loi. "L'exclusion du bénéfice de l'article 122-1 pour les actes commis suite à consommation de toxiques serait une disposition dont la radicalité aggraverait le risque de pénaliser la maladie mental", explique-t-il.
Après l'annonce du gouvernement et les manifestations dénonçant un déni de justice dans l'affaire Sarah Halimi, le Conseil de la magistrature s'est insurgé contre une "mise en cause" de la justice. De nombreuses figures du droit ont également critiqué un opportunisme politque, à un an de l'élection présidentielle. "On va vers la pire des lois, la loi de circonstance", a regretté sur franceinfo l'avocat Serge Portelli, qui craint une loi "votée sous la pression de l'opinion publique, sous le coup de l'émotion".
J'ai la flemme de tout lire, vous me faites un résumé ?
La décision de la Cour de cassation, qui a confirmé le 14 avril l'irresponsabilité pénale du meurtrier de Sarah Halimi, a relancé le débat autour de cette notion complexe. L'irresponsabilité pénale, qui empêche au mis en cause d'être jugé ou condamné, est admise si son discernement est aboli au moment de passer à l'acte. Quand le discernement est seulement altéré, le mis en cause peut être condamné à l'issue d'un procès. L'affaire Halimi a créé la polémique car le crime a été qualifié d'antisémite par la justice, mais son auteur a été jugé irresponsable. Les experts psychiatriques ont conclu que le meurtrier était au moment des faits sous l'emprise d'une "bouffée délirante aiguë" en raison de sa consommation de cannabis. L'absence de procès de Kobili Traoré a convaincu l'exécutif qu'il existait un vide juridique autour de la drogue et de l'irresponsabilité pénale. Emmanuel Macron a demandé un "changement de loi" mais cette réforme risque de ne pas faire l'unanimité.