news-details
Économie et marchés

Guerre en Ukraine : viser les oligarques russes, une stratégie condamnée à faire pschitt ?

LA VOIE DES SANCTIONS L’Union européenne a décidé, lundi, de sanctionner plusieurs oligarques russes, dont certains avaient échappé à cette arme économique depuis 2014. Mais même si ces mesures visent certains des Russes les plus influents, les experts de la Russie ne pensent pas que cela puisse avoir une influence sur la politique de Vladimir Poutine. C’est l’une des armes favorites des Occidentaux depuis près d’une décennie pour tenter de punir la Russie et mettre la pression sur Vladimir Poutine : sanctionner les oligarques et autres milliardaires russes. L’invasion de l’Ukraine n’a pas échappé à la règle. L’Union européenne a décidé, lundi 28 février, de sanctionner plusieurs ultrariches russes en leur interdisant de se déplacer sur le sol de l’UE et en gelant leurs avoirs dans les banques européennes. Les États-Unis avaient fait de même quelques jours avant le début de l’offensive russe, allongeant un peu plus la liste des hommes d’affaires russes visés par des sanctions depuis 2014 et l’annexion de la Crimée par la Russie. Le Royaume-Uni – dont la capitale, Londres, est connue pour être le paradis des résidences secondaires pour oligarques russes – a également décidé de s’en prendre à une poignée de milliardaires proches du Kremlin. Quels oligarques sanctionner ? La logique de cette stratégie des sanctions individuelles consiste à espérer que ces richissimes russes profitent de leur proximité avec Vladimir Poutine pour exercer des pressions sur le Kremlin, dans l'espoir que la communauté internationale lève ensuite les sanctions qui heurtent leur portefeuille. C’est pourquoi la décision de deux oligarques – le financier Mikhaïl Fridman et le magnat de l’aluminium Oleg Deripaska – d’émettre des réserves sur l'invasion de l'Ukraine a reçu un tel écho dans les médias occidentaux. Ces mesures de rétorsion individuelle seraient aussi "moralement justifiées à défaut d’être efficaces en pratique", a assuré Peter Rutland, spécialiste de la Russie à l’université Wesleyenne (Connecticut), dans un entretien accordé à France 24 avant même le début de la guerre. "Il est difficilement acceptable de ne rien faire et laisser ces hommes d’affaires, qui se sont enrichis grâce à leur proximité avec le pouvoir russe, dépenser leur fortune pour profiter du mode de vie occidental", explique ce spécialiste, auteur d’un ouvrage sur les élites économiques russes. Mais cette voie des sanctions a beau être pavée de bonnes intentions, elle n’en demeure pas moins très contestée par la plupart des experts de la Russie. "Il est important de souligner que les puissants oligarques du secteur privé qui ont des avoirs partout dans le monde – comme ils existaient sous Boris Eltsine – ont plus ou moins disparu et ont été remplacés par des élites économiques pour qui l’accès à Vladimir Poutine, leur bienfaiteur, est plus important que les sanctions internationales", a expliqué Nikolaï Petrov, spécialiste de la politique russe au think tank britannique Chatham House, contacté par France 24. En clair, la politique de sanctions contre les élites économiques russes, menée depuis 2014, n’a été que peu payante car elle ne vise pas les bonnes personnes. Soit ces élites n’avait pas l’influence suffisante pour peser sur les décisions de Vladimir Poutine – comme les oligarques "historiques". Soit les sanctions visent des personnalités tellement proches de Vladimir Poutine qu’elles ne se laisseront pas impressionner par les sanctions internationales – comme les cercles des amis de jeunesse du président russe. Mais cette fois-ci, l’Union européenne assure avoir frappé les bons oligarques afin de vraiment faire mal au pouvoir russe. Il est vrai que la liste ressemble à un "Who’s Who" des personnalités les plus influentes en Russie. Quelques exemples. Le très puissant patron du conglomérat Alfa Group, qui détient Alfa Bank, la première banque privée russe, est l'archétype de l’oligarque à l’ancienne. Il s’est enrichi sur le dos des privatisations sauvages des années 1990, mais contrairement à la plupart des autres oligarques de l’ère Eltsine, "il a survécu à l’arrivée de Vladimir Poutine tout en gardant une influence sur le Kremlin", a souligné Ilja Viktorov, spécialiste de l’histoire économique russe contemporaine à l’université de Stockholm, contacté par France 24. Ce natif de Lviv, en Ukraine, dont la fortune est estimée à 15 milliards de dollars, a souvent été considéré comme un pont entre l’Occident et Vladimir Poutine, rappelle Ilja Viktorov. C’est pourquoi il n’avait jamais jusqu'ici été frappé par des sanctions internationales. Le fait que l’Union européenne décide de s’en prendre à cet homme d’affaires aussi discret que puissant – ainsi qu’à son bras droit, Petr Aven – prouve que plus aucun riche russe n’est à l’abri des sanctions internationales. "Il sera intéressant de voir si les États-Unis vont faire pareil", conclut Ilja Viktorov. Le PDG du géant pétrolier Rosneft est l’incarnation de ce que les "russologues" appellent les "Siloviki", c’est-à-dire les membres de la communauté du renseignement qui se sont enrichis grâce à leur lien personnel avec Vladimir Poutine. L’ex-espion Igor Setchine a rencontré l’actuel président russe dans les années 1990 à Saint-Pétersbourg et ne l’a plus quitté depuis. Dans les premières années du règne de Vladimir Poutine, Igor Setchine a toujours été perçu comme l’homme de l’ombre en charge des basses œuvres et a été surnommé "le croque-mitaine du Kremlin", rappelle le Guardian. En 2008, il a été propulsé au premier plan de l’arène politique en étant nommé vice-Premier ministre, poste occupé jusqu’en 2012, date à laquelle il rejoint Rosneft. C’est lui qui est soupçonné d’être le véritable architecte de la politique énergétique de la Russie. Le multimilliardaire a longtemps été présenté comme un "anti-oligarque" car une partie de sa fortune – estimée à environ 15 milliards de dollars – vient de ses investissements dans les nouvelles technologies et non pas des secteurs de l’énergie ou de l’extraction de minéraux, comme pour la plupart de l'élite économique russe. Alicher Ousmanov a ainsi été l’un des principaux actionnaires de Facebook au début du réseau social. Il détient aussi une partie du club britannique de football d’Everton. Mais pour l’Union européenne, ses liens économiques avec l’Ouest ne le protègent plus des sanctions. Alicher Ousmanov a été décrit comme "l’oligarque favori de Poutine" car il est soupçonné d’avoir utilisé son énorme fortune pour faciliter la vie aux proches du président russe, en arrangeant leurs affaires ou en mettant à leur disposition ses résidences. L’ami de Dresde. Nikolaï Tokarev, le PDG du géant de l’énergie Transneft, doit sa richesse essentiellement à sa longue histoire commune avec Vladimir Poutine, commencée dans les bureaux du KGB de Dresde, en ex-RDA. Là encore, difficile de savoir à quel point des sanctions internationales peuvent avoir un impact sur un homme soupçonné d’avoir rapatrié une partie de sa fortune en Russie, et qui doit tout à Vladimir Poutine. C’est l’exemple type de "l’oligarque d’État pour qui l’argent est moins important que les liens avec le président", souligne Ilja Viktorov. C’est l’homme le plus riche de Russie avec une fortune estimée à 29 milliards de dollars. Il l’a bâtie dans le métal grâce à son conglomérat Severgroup.  Mais ce n’est pas ce qui lui vaut les foudres européennes. C'est son statut d'actionnaire principal de National Media Group, l’un des grands empires médiatiques russes. À ce titre, il est considéré comme l’un des artisans de la machine à propagande russe qui tourne à plein régime depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. Un autre membre du cercle des amis de Saint-Pétersbourg. Gennady Timchenko, un homme d’affaires russo-finlandais, a connu Vladimir Poutine en 1991 alors que le premier faisait ses débuts dans le négoce de pétrole tandis que le second commençait à grimper les marches du pouvoir. Depuis lors, Gennady Timchenko a fondé Volga Group, l’un des fonds d’investissement les plus puissants de Russie et détient une participation majoritaire dans Rossiya, considérée comme la banque du premier cercle du pouvoir. C’est aussi la première banque russe à avoir ouvert une succursale en Crimée peu après l’annexion par la Russie. Trop tard ? Les sanctions européennes visent donc un mélange d’intimes de Vladimir Poutine et des hommes d’affaires réputés pour être très influents. De quoi mettre la pression sur Vladimir Poutine ? "Aucune chance, il est bien trop tard pour que cela puisse avoir un impact sur la guerre ou la détermination de Vladimir Poutine", souligne Kadri Liik, spécialiste de la politique russe au Conseil européen pour les relations internationales, contactée par France 24. Pour elle, Vladimir Poutine a déjà brûlé trop de ponts pour pouvoir être influencé par des multimilliardaires, quelle que soit leur influence, réelle ou fantasmée par l’Occident. Leur seul levier serait, d’après elle, de financer des mouvements de protestation anti-Poutine en Russie. Mais ces opposants sont encore trop faibles en nombre pour faire une quelconque différence. D’où l’importance pour Vladimir Poutine d’en finir au plus vite avec cette invasion. "Les corps des soldats russes morts au combat ne sont pas encore revenus en Russie, donc la population n’a pas encore pu prendre conscience du coût humain de cette guerre", rappelle Kadri Liik. Plus le conflit traîne en longueur, plus le risque de désordre social interne sera grand pour Vladimir Poutine. Et à ce moment-là, peut-être que l’argent et le soutien des oligarques pourraient avoir un impact.

You can share this post!