Faut-il sortir de l'État de droit ?
Clément Viktorovitch revient chaque semaine sur les débats et les enjeux politiques. Dimanche 6 novembre : un concept au cœur des débats depuis le meurtre atroce de la petite Lola, l’État de droit.
Il y a des controverses qu’on pensait ne jamais avoir, des causes qu’on espérait ne jamais devoir défendre. Et pourtant, nous en sommes là : débattre de, peut-être, se passer de l’État de droit. Tout part, évidemment, du meurtre abject de la petite Lola, qui a bouleversé la France entière.
Dans cette émotion, certaines paroles se sont libérées, notamment celle de Cyril Hanouna, sur son plateau de C8 le 22 octobre dernier : "Moi j'ai dit, et je le redis, pour ce genre de personnes le procès doit se faire immédiatement, en quelques heures et terminé : c'est perpétuité direct. On n'en peut plus de ce laxisme juridique et de ce qui se passe actuellement. Cela va encore durer des mois et des mois, elle va avoir un avocat, elle va pouvoir se défendre, ils vont plaider l'irresponsabilité, et ça va recommencer. Il y aura encore un autre problème."
Une justice expéditive, avec présomption de culpabilité, sans possibilité de se défendre ni de faire appel à un avocat : voilà ce qu’appelle de ses vœux Cyril Hanouna. On pourrait se dire que cette prise de position d'un animateur télé est anecdotique, mais hélas non ! D’une part, parce qu’elle a été visionnée plusieurs millions de fois sur les réseaux sociaux, jusqu’à susciter une réaction du garde des Sceaux lui-même. Et ensuite parce que l’affaire Lola a été suivie d’autres faits-divers, à leur tour très médiatisés, notamment le cas de ce père de famille, dans la ville de Roanne, qui a décidé de se faire justice lui-même en rouant de coups l’agresseur suspecté de sa fille.
Et voilà comment, progressivement, sereinement, un débat s’est installé sur les plateaux de certaines télévisions et dans les colonnes de certains journaux : pourquoi n’en finirions-nous pas avec l’État de droit ?
L'État de droit, qu’est-ce que c’est exactement ?
Deux choses. Un État de droit c’est, d’une part, un État qui accepte de se soumettre aux normes qu’il édicte – c’est-à-dire dont les décisions ne sont pas arbitraires. D’autre part, un État de droit, c’est un État qui respecte les droits fondamentaux des habitants. Parmi lesquels le droit à une justice impartiale et contradictoire. Et cela n’a évidemment rien d’anodin.
L’État de droit, ce n’est rien moins que le second pilier de la démocratie, avec la souveraineté populaire. Si vous abdiquez l’État de droit, la démocratie cesse d’être une démocratie : elle n’est plus qu’un régime autoritaire, dans lequel les individus peuvent être réprimés, et les minorités discriminées. L’étape suivante porte un nom : le fascisme.
Certes, ceux qui remettent en question l'État de droit ne le font pas dans sa globalité, mais seulement pour les crimes les plus atroces. Le problème, c’est qu’en matière de libertés fondamentales, il existe un "effet cliquet". Pour le dire vite : à partir du moment où on accepte le principe de transiger sur une liberté fondamentale, fut-ce de manière exceptionnelle, il est très difficile de revenir en arrière. A contrario, il est très facile d’étendre progressivement les exceptions. Si nous acceptions aujourd’hui le principe d’une justice expéditive dans le cas des meurtres d’enfants, pourquoi ne l’accepterions-nous pas, demain, s’agissant des accusations de haute trahison, par exemple, ou de terrorisme, ou d’écoterrorisme ? Et pourquoi pas pour une manifestation non autorisée ? Et voilà : vous l’avez, la pente glissante vers un État autoritaire, voire fasciste.
J’ajoute que sortir de l’État de droit, rejeter le contrôle du Conseil constitutionnel ou de la Cour européenne des Droits de l’Homme, c’est l’obsession depuis de nombreuses années d’Éric Zemmour et, plus généralement, d’une partie de la droite nationaliste française.
L’État de droit ne doit souffrir aucune exception
Jamais. Aucune. Et, puisque certains aiment mobiliser l’histoire au service de leurs analyses politiques... Que célébrons-nous chaque année le 14 juillet, jour de la fête nationale ? Nous célébrons la prise de la Bastille par les révolutionnaires parisiens. Qu’était la Bastille ? Le symbole de l’arbitraire monarchique. Une prison dans laquelle n’importe qui pouvait être envoyé sur ordre du roi, sans le moindre procès. L’acte de naissance de notre République, c’est le jour où le peuple s’est dressé contre l’arbitraire du pouvoir politique.
Nos libertés fondamentales sont notre bien le plus précieux. Rien ne devrait jamais justifier qu’on songe à s’en amputer.