ENQUÊTE. Projet Pegasus : en France comme au Maroc, des journalistes ciblés par Rabat
Le logiciel espion Pegasus a été utilisé par le Maroc pour surveiller des journalistes et des patrons de presse au Maroc mais aussi en France, selon l'enquête menée par le Forbidden Stories et ses partenaires, dont Radio France.
Quel est le point commun entre Edwy Plenel, fondateur du site d’investigation Mediapart, et Eric Zemmour, le polémiste de CNews et du Figaro ? Rien, à première vue. Sauf que tous les deux ont été à la même période sélectionnés comme cibles par les services de renseignement marocains, en vue d’une possible infection de leur téléphone par le puissant logiciel espion Pegasus.
En fait, les numéros de très nombreux journalistes français, du Monde, de France Télévisions, de France 24, etc, sont apparus sur une liste de cibles potentielles, alors même que certains de nos confrères n’avaient jamais traités de sujets liés au Maroc. Dans une apparente frénésie, les autorités marocaines ont même sélectionné des numéros de téléphone fixe de journalistes de Radio France, alors que la technologie Pegasus ne fonctionne que sur les smartphones.
Des infections confirmées par Amnesty International
Le Security Lab d’Amnesty International, partenaire technique du consortium formé par Forbidden Stories, permet de confirmer de manière incontestable qu’après leur sélection, des téléphones ont été infectés et des Français espionnés.
Les analyses des Iphones des cinq journalistes ou patrons de médias français qui ont accepté un examen par Amnesty ont été concluantes. L’ancienne chroniqueuse judiciaire du Canard enchaîné Dominique Simonnot, devenue depuis contrôleuse générale des lieux de privation de libertés ; le directeur de la radio TSF Jazz, Bruno Delport, qui mène depuis trois ans des actions humanitaires au Maroc en faveur notamment des prostituées ; la journaliste de Mediapart Lenaïg Bredoux, en pointe sur les questions de violences sexuelles et qui a aussi, il y a quelques années, enquêté sur le patron des services secrets de Rabat ; une journaliste du Monde qui ne souhaite pas être citée ; et le fondateur du journal Mediapart : tous ont été mis sous surveillance.
Derrière Edwy Plenel, l’indépendance du journalisme au Maroc
L’analyse minutieuse du téléphone d'Edwy Plenel démontre qu’il a été infecté par le logiciel Pegasus pendant au moins trois mois, à partir de juillet 2019. Il vient alors de rentrer du Maroc où il a participé à un festival culturel à Essaouira et où il a exprimé publiquement son soutien au Hirak marocain et aux prisonniers du Rif. Edwy Plenel a aussi évoqué, lors de ce rendez-vous, l’épineuse question de la liberté de la presse dans le pays. Le journaliste français avait été invité à ce festival par le journal indépendant Le Desk dont Mediapart était partenaire. C’est au Desk que travaillait le journaliste Omar Radi, aujourd’hui en détention provisoire pour une affaire de violence sexuelles que beaucoup d’observateurs estiment montée de toutes pièces. Le Security Lab d’Amnesty avait déjà démontré qu’Omar Radi était espionné par Rabat, grâce au logiciel Pegasus.
Pour Edwy Plenel, Rabat a certainement cherché à travers lui à toucher l’un des derniers lieux du journalisme indépendant du royaume. "On ne peut pas accepter qu'un pays considéré comme ami espionne des journalistes, des directeurs de journaux, et utilise cet espionnage pour réprimer ses propres journalistes et dans des conditions effroyables", juge le directeur de Mediapart, qui entend donner des suites judiciaires à cette affaire.
Le numéro de Rosa Moussaoui, grand reporter à L’Humanité, qui a enquêté sur le cas d’Omar Radi, a lui aussi été sélectionné pour une éventuelle infection par Pegasus. La journaliste est sous le choc.
"À chacun de mes reportages au Maroc, poursuit-elle, je subis une surveillance étroite, physique, visible mais ce n’est pas la même chose quand on les voit. Là, cette invisibilité m’effraie."
Les affaires de mœurs, nouvelle arme de Rabat contre les journalistes
Depuis une dizaine d’années, Rabat semble vouloir museler la presse, en multipliant les procès et les amendes, ce qui a souvent eu pour conséquence d’assécher financièrement des médias déjà très fragiles. Des dizaines de journalistes ont été arrêtés, mais pas tous pour des faits liés à leur travail. "Depuis quelques années, avec les réseaux sociaux notamment, le régime s’est aperçu qu’il ne pouvait plus 'tenir' les journalistes de la même manière en mettant des amendes ou en attaquant en diffamation, explique Omar Brouksy, journaliste marocain, ancien correspondant de l’Agence France Presse à Rabat. Alors il y a eu des affaires liées à la vie privée. Plusieurs journalistes ont été arrêtés sur cette base. Et la monarchie a profité de l’absence d’indépendance de la justice pour leur 'coller' des procès."
Outre le cas d’Omar Radi, il y a celui de Soulaimane Raissouni, journaliste marocain de 49 ans considéré comme l’une des plumes du pays. Malgré l’absence de preuves, il a été condamné le 10 juillet 2021 à cinq ans de prison pour agression sexuelle. Des faits qu’il a toujours contestés. Il n’est pas certain que Raissouni, en grève de la faim depuis plusieurs mois, survive dans les geôles marocaines.
"L’indépendance se paye au prix fort"
Selon nos informations, les numéros de dizaines de journalistes et de militants des droits de l’Homme marocains ont été sélectionnés pour un éventuel ciblage par le logiciel Pegasus. Nous apprenons à Omar Brouksy, l’ancien correspondant de l’AFP, que le sien figure dans la liste. Il n’est pas surpris. "Je ne dirais même pas que je suis choqué, car dans un régime autoritaire, de telles pratiques ne sont pas étonnantes, réagit celui qui a écrit plusieurs livres sur la monarchie qui ont été interdits au Maroc. En revanche, ça m’attriste pour le journalisme. Dans un pays comme le Maroc, la liberté, l’indépendance se payent au prix fort. Quand on veut bien faire ce métier, on est conscient qu’on doit payer ce prix de manière quasi quotidienne."
L’enquête de Forbidden Stories et de ses partenaires montre qu'un peu partout dans le monde, des technologies de pointe comme Pegasus, censées servir à lutter contre le crime et le terrorisme, sont en fait utilisées contre ceux qui défendent la liberté d’expression. "Nous sommes au coeur d'une question centrale qui est l'irresponsabilité des Etats par rapport à la diffusion de ces technologies d'espionnage permises par la révolution numérique, estime Edwy Plenel. Nous, ici (en France, NDLR), nous sommes vivants et encore dans une société ouverte. Mais dans d'autres pays, nous le savons grâce aux révélations de votre consortium Forbidden Stories, des journalistes ont été assassinés après cet espionnage, des activistes ont été persécutés. Il y a là quelque chose qui devrait appeler un sursaut à l'échelle mondiale pour dire stop !" conclut le fondateur de Mediapart.
Via son ambassade à Paris, les autorités marocaines ont rappelé le 17 juillet 2021 à Forbidden Stories et à ses partenaires qu’elles avaient déjà démenti il y a un an les accusations d’espionnage du journaliste Omar Radi. Selon elles, Amnesty International "a été incapable de prouver un quelconque relation entre le Maroc et la compagnie israélienne" NSO, qui commercialise Pegasus. Le Maroc devra certainement s’expliquer plus clairement sur une sélection de numéros qui ne concerne pas qu’un journaliste, mais bien 10 000 numéros, essentiellement marocains, algériens et français.