Défiance envers l'État, pauvreté, hôpital en détresse... Les origines de la colère en Guadeloupe
En une semaine, la contestation des restrictions sanitaires en Guadeloupe a pris une tournure inquiétante, avec des émeutes, pillages et incendies. Alors qu'Emmanuel Macron et Jean Castex appellent au calme en Guadeloupe, la colère gronde dans ce territoire d'Outre-mer, où le malaise social est profond et les difficultés économiques endémiques.
En Guadeloupe, la simple grève générale a laissé place à des violences urbaines. La contestation a commencé, il y a une semaine, par une grève contre le "passe sanitaire" et l'obligation vaccinale des soignants, lancée par un collectif d'organisations syndicales et citoyennes. Le mouvement a dégénéré, faisant place à des barrages, pillages et incendies. Comment expliquer cette éruption de violences ? Cette situation "explosive" comme l'a qualifiée le président Emmanuel Macron lundi, est, selon plusieurs observateurs, l'expression d'une crise sociale aux racines profondes en Guadeloupe.
Lundi, des barrages étaient toujours en cours sur l'île. La nuit de dimanche à lundi a été plus calme que la précédente. La mobilisation des forces de l'ordre "a permis d'empêcher dans les centres villes et en zone rurale, la majorité des tentatives de regroupement et d'atteinte aux biens", a constaté la préfecture. Pour autant, des "exactions continuent à cibler des commerces alimentaires" et à "dégrader les axes de circulation", selon cette même source, et 11 interpellations ont été effectuées.
Pour tenter d'éviter de futures émeutes, un couvre-feu a été instauré vendredi de 18h à 5h du matin (heures locales) jusqu'à mardi. Le gouvernement a, en outre, envoyé 200 policiers et gendarmes, ainsi que 50 membres des unités du GIGN et du Raid, portant à 2 250 les forces mobilisées sur place. Les établissements scolaires sont, par ailleurs, fermés depuis vendredi.
Après l'appel à la grève générale illimitée, l'opposition aux restrictions sanitaires est rapidement devenue un prétexte pour mettre en avant des problématiques sociales et économiques. "Vous savez qu'avec cette situation sanitaire, la Guadeloupe a beaucoup perdu, que ce soit en matière de taxe sur les carburants, sur les transports, les collectivités, et notamment pour la Région, c'est près de 30 millions que nous avons perdu", a affirmé mercredi le président de la Région Guadeloupe, Ary Chalus, au micro de France info.
Presque moitié moins de vaccinés que dans l'Hexagone
"Le sentiment de dysfonctionnements profonds de l'État social et du service public en Guadeloupe joue un rôle dans la perception de la politique sanitaire. Celle-ci paraît autoritaire alors une grande partie de la population perçoit cette l'obligation vaccinale comme punitive", explique Pierre Odin, politologue et enseignant en sciences politiques à l'Université des Antilles, contacté par France 24.
D'autant plus, que, selon des données de l'ARS datant de mardi dernier, le taux de vaccination est élevé chez les soignants : dans les structures publiques de santé, entre 85 % et 100 % du personnel soignant est vacciné. En revanche, au sein de la population, le taux de vaccination est bien plus bas. Seulement 46,43 % des personnes de plus de 18 ans sont vaccinées. À titre de comparaison, sur l'ensemble du territoire français, la vaccination touche près de 89 % de la population, selon les autorités sanitaires.
L'état d'un système de santé à bout de souffle ne fait qu'aggraver cette défiance envers les autorités. En 2017, le CHU de Pointe-à-Pitre/Les Abymes a été ravagé par un incendie. Depuis, il fait face à des difficultés chroniques. Et l'épidémie de Covid-19, qui a, par ailleurs, durement frappé la Guadeloupe cet été, les a aggravées. Les soignants se plaignent de manquer de moyens humains et matériels.
Par ailleurs, "les transferts de malades entre départements ne sont pas aussi communs qu'en France hexagonale", affirme Justin Daniel, professeur de sciences politiques à l'Université des Antilles. Face à un système de santé délabré, "il y a, en Outre-mer, des gens qui se sentent abandonnés et une partie de la population se sent laissée pour compte", explique Pierre Odin. Et le spécialiste d'ajouter : "Cette situation entretient l'idée qu'il y a un traitement inégalitaire entre l'Hexagone et l'Outre-mer, que cette pandémie ne fait que révéler cette situation."
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Ce sentiment d'injustice trouve aussi ses origines dans plusieurs scandales sanitaires qui ont marqué les Antillais. On peut notamment citer l'affaire du chlordécone, un insecticide très toxique qui était utilisé jusqu'en 1993 dans les bananeraies, en Guadeloupe et Martinique pour lutter contre un insecte, le charançon noir. Après avoir contaminé les sols, il est aujourd'hui soupçonné d'avoir entraîné de nombreuses maladies, notamment le cancer de la prostate. Et pour Justin Daniel, "l'Etat n'a pas fait preuve d'une grande efficacité face au scandale de la chlordécone et dans la lutte contre les échouements de sargasses". Depuis une dizaine d'années, ces algues s'échouent sur les côtes de la Guadeloupe et de la Martinique et rejettent des gaz nauséabonds et néfastes pour la santé.
Une société "très inégalitaire"
Mais la crise dépasse ces scandales sanitaires et le manque de moyens dans les hôpitaux "Elle se déroule sur une toile de fond qui révèle un malaise social", déplore Justin Daniel, qui décrit une société guadeloupéenne "très inégalitaire" avec des "jeunes qui n'ont pas de perspectives d'avenir". La Guadeloupe accuse, en effet, un taux de chômage très élevé.
En 2020, il s'élevait à 17 % et un jeune actif sur trois était au chômage, selon l'Insee. Le niveau de vie est, en outre, bien moins élevé qu'en France métropolitaine. Selon les derniers chiffres de l'Insee, en 2017, 34 % de la population vivaient en dessous du seuil de pauvreté national (qui correspond à 1010 euros par mois et par unité de consommation) alors que celui-ci était fixé à 14 % dans l'Hexagone.
L'héritage culturel des Antilles joue également un rôle dans cet embrasement et cette défiance envers les pouvoirs publics. Le sentiment d'abandon de l'État s'inscrit dans une histoire profonde. "Pendant longtemps l'État a été perçu comme thaumaturge. Dans cette société post-esclavagiste, on attendait beaucoup de lui", rappelle Justin Daniel. Aujourd'hui, les choses ont changé. Les Guadeloupéens veulent affirmer leurs différences façonnées par un passé douloureux. "La dimension identitaire est centrale dans les revendications de la population. L'État est perçu comme une sorte de corps étranger incarné par un préfet qui vient de l'extérieur. Dans ce contexte, la parole publique n'a plus la même force. Elle est démonétisée", poursuit le professeur de sciences politiques.
Pour Justin Daniel, la défiance vaccinale est liée à ce besoin de mettre en avant cette culture et cette histoire spécifiques aux Antilles. "Beaucoup pensent que la barrière identitaire est plus efficace que la médecine conventionnelle. Comme le vaccin vient de l'extérieur du territoire, certains ont préféré recourir à la pharmacopée locale pour se protéger du Covid-19", explique-t-il.
La crise, qui apparaît comme latente, a fini par exploser, en plein ras-le-bol de la situation sanitaire. De quoi inquiéter le chef de l'État, qui a appelé au calme lundi. "On ne peut pas utiliser la santé des Françaises et des Français pour mener des combats politiques" et "il faut que "l'ordre public soit maintenu", a souligné Emmanuel Macron. Dans l'urgence, une réunion a, par ailleurs, été organisée lundi soir entre Jean Castex et des élus de Guadeloupe.
À l'issue de cette rencontre, le Premier ministre a annoncé la création d'une "instance de dialogue" afin de "convaincre et d'accompagner individuellement, humainement" les professionnels concernés par l'obligation vaccinale. Une mesure nécessaire, au moment où la tension monte aussi en Martinique. "Là aussi, on n'est pas à l'abri de tensions très fortes", avance Justin Daniel. En Martinique, une grève illimitée doit débuter lundi pour mettre fin au passe sanitaire et à l'obligation vaccinale des personnels de santé. Des blocages ont paralysé lundi une bonne partie de l'activité économique, et des manifestants ont défilé dans les rues de Fort de France.