Covid-19 : à la clinique de l'Estrée, pas question de "faire peur" sur le tri en réanimation
France 24 suit depuis le début de l’épidémie le service de réanimation de la clinique de l'Estrée à Stains, en Seine-Saint-Denis. Malgré une pression plus forte qu'au printemps dernier, les soignants ne s'alarment pas d'un risque imminent de "tri" des patients pour accéder aux soins intensifs.
"Salut, ça va, t'as un p'tit lit pour nous?", lance l'ambulancier, qui pousse un brancard avec une patiente Covid-19 en provenance de l'hôpital de Montreuil. "Oui bien sûr, on en avait gardé un de caché juste pour vous!" réplique en plaisantant la médecin réanimatrice en charge du service réa de la clinique de l'Estrée à Stains.
L'allocation de ce précieux lit de réanimation, mercredi 31 mars, a bien sûr été organisée en amont. Mais la familiarité de l'échange entre les deux soignants traduit la fréquence accrue des transferts de personnes souffrant de détresse respiratoire entre différents établissements en région parisienne. Avec 1 532 patients Covid-19 en réanimation, l'Ile-de-France fait face à une troisième vague encore plus forte que le tsunami du printemps dernier. Au niveau national, le taux d'occupation des lits de réanimation approche les 90 %.
Avec l'aide de plusieurs infirmières, la patiente essoufflée est soulevée et posée sur un lit, où elle est aussitôt reconnectée à une source d'oxygène. Pendant ce temps, le service continue à tourner à plein régime. Une infirmière prend la température d'un homme sous ventilation non-invasive, dont le visage est recouvert d'un large masque à oxygène. D'autres soignants s'activent autour d'un malade intubé pour lui dégager les bronches avec un long tube souple équipé d'un mini-aspirateur. La fibroscopie bronchique, comme disent les médecins, est une tâche régulière indispensable pour ces malades plongés dans le coma, qui n'ont plus de réflexes de toux.
L'ambulancier et son binôme médecin urgentiste sont déjà en route pour le transfert d'un autre patient Covid-19 vers une providentielle place en réanimation. Ces deux soignants sont aux premières loges de la pénurie. Ils ont en tête une cartographie précise des établissements franciliens – ceux qui sont submergés et ceux qui disposent encore de lits de réa disponibles.
"Les discours alarmistes sur les tris en réa visent à créer un état de stress auprès de la population", affirme Olivier Feutry, ambulancier. "Bien sûr qu'on est en pleine guerre sanitaire. Mais pendant que certains chefs de service vont dans les médias, nous on voit leurs confrères en train de se démener alors qu'ils sont en sous-effectifs".
La surchauffe dans les services de réanimation franciliens s'est imposée dans le débat politique ce week-end, avec des tribunes dans les journaux Le Monde et le JDD de plusieurs soignants de l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) appelant le gouvernement à "assumer clairement et publiquement les conséquences sanitaires" de ses politiques, et notamment le risque d'un "tri des patients".
"Je pense qu'on va résister, il ne faut pas faire peur sur la question du tri. Ce n'est pas quelque chose de tout noir ou tout blanc", nuance Irène Kriegel, médecin anesthésiste à la clinique de l'Estrée. Le risque, selon elle, n'est pas tant d'abandonner des patients à leur sort que de dégarnir d'autres secteurs de l'hôpital. "Cela signifie une baisse des soins pour tout le monde. Dans le cas des cancers par exemple, on risque de le payer dans plusieurs mois, quand on se rendra compte que certains cas n'ont pas été détectés suffisamment tôt".
Lors d'une allocution dans la soirée du 31 mars, le président Macron a finalement annoncé la fermeture pour trois semaines des écoles et l'extension des mesures de freinage à l'ensemble du pays. Le chef de l'État a également promis des "renforts" pour porter de 7 000 à 10 000 le nombre de lits en réanimation dans le pays.
"Plus de lits, moins de moyens humains"
L'évolution du service réanimation à la clinique de l'Estrée montre les défis à surmonter pour une telle montée en puissance. La première fois que France 24 s'était rendue sur place en avril 2020, l'équipe médicale avait réussi à ouvrir quelques lits de réa en toute urgence en faisant venir respirateurs et personnels soignants d'autres établissements de santé appartenant à Elsan, la maison-mère. Lors de la deuxième vague, les soins se sont améliorés grâce à l'expérience des soignants et à l'acquisition de machines plus perfectionnées. La clinique a ensuite augmenté le nombre de lits de soins intensifs de 10 à 15 pour faire face à la troisième vague.
"On a plus de lits, de meilleurs équipements, mais avec moins de moyens humains. On était trois médecins pendant la première vague, maintenant nous ne sommes que deux", explique Widad Abdi, médecin réanimateur. Contrairement au printemps dernier, il est difficile de transférer des médecins anesthésistes ou réanimateurs d'une région à l'autre car tous les territoires sont désormais touchés par l'épidémie. Le fait que la société française n'ait pas été mise sous cloche comme lors du premier confinement signifie également que les autres secteurs de l'hôpital continuent à tourner normalement.
Déjà épuisés faute de roulement, les soignants craignent que la pression ne fasse que s'accentuer. À la clinique de l'Estrée comme ailleurs, on note un certain rajeunissement des patients en réa, qui ont désormais une soixantaine d'année en moyenne.
Cette évolution a un impact sur la forme de tri qui est déjà couramment pratiquée : la décision d'intuber ou non un patient. "Le seul critère pour nous, ce sont les chances de survie du patient", explique le Dr Abdi. "On sait bien que l'intubation occasionne des lésions qui peuvent être mortelles pour des personnes âgées. Donc on ne va pas intuber une personne de 85 ans dont on sait qu'elle ne s'en remettra pas. Par contre, on s'acharnera sur une personne plus jeune dont on pense qu'elle s'en sortira".
La première vague emportait rapidement les personnes les plus âgées et les plus fragiles. Étant plus jeunes, les patients de la troisième vague ont plus de chance de survivre et d'occuper un lit de réa plus longtemps.
Une tendance qui ne risque pas de s'inverser, selon le Dr Abdi, car plus le virus se répand, plus le nombre de jeunes avec des formes graves du Covid augmentera. "Un épisode de fatigue intense, travailler toute la nuit ou même une soirée arrosée... Tout ce qui rend immuno-déprimé peut rendre le corps vulnérable", souligne la médecin.
C'est pourquoi de nombreux médecins souhaitaient un reconfinement dur, afin de casser la troisième vague à la base, au niveau des chaînes de contaminations. Faute de telles mesures, les discours anxiogènes risquent de se multiplier dans les jours qui viennent.
"Au final, le discours alarmiste est surtout là pour tenter d'influer sur le nombre de contaminations", avance Romain Spiteri, infirmier référent à la clinique de l'Estrée. "On a l'impression que le gouvernement utilisera le confinement dur un peu comme les soignants ont recours à l'intubation – à la toute dernière minute".
>>> Retrouvez le 2e reportage en novembre 2020 : À la clinique de l'Estrée, l’expérience du Covid-19 permet de surmonter la deuxième vague
>>> Retrouvez le 1er reportage en avril 2020 : Coronavirus : plongée dans un service de réanimation "monté en 72 heures