Une "génération climat" adepte des actions coups de poing
URGENCE CLIMATIQUE
Des militants pour le climat bloquent l'accès à la salle Pleyel où doit se dérouler une réunion d'actionnaires de TotalEnergies, à Paris, le 25 mai 2022.
BNP Paribas, TotalEnergies… Plusieurs assemblées générales de grands groupes accusés d’inaction climatique ont été infiltrées ou bloquées ces dernières semaines par des militants environnementalistes. La marque d'une nouvelle génération de jeunes activistes. Décryptage.
Pour la première fois, Léa Kulinowski, 37 ans, a franchi le pas. Prévenue à la dernière minute, la militante a rejoint les 250 activistes environnementalistes qui ont bloqué, mercredi 25 mai au matin, dans le fracas, l’entrée de la salle Pleyel à Paris, où se tenait l’assemblée générale de TotalEnergies.
Après avoir pris de court les nombreux vigiles et policiers présents, Léa et d’autres ont renversé les barrières métalliques protégeant le trottoir et se sont tout simplement assis devant les portes. Certains se sont menottés entre eux, d'autres ont brandi des banderoles, contraignant ainsi les actionnaires tentant de rejoindre la réunion – la première en présentiel depuis la crise du Covid-19 – à rebrousser chemin.
Très en colère, plusieurs actionnaires ont insulté les manifestants. Des scènes filmées par les militants et postées immédiatement sur les réseaux sociaux.
L’assemblée générale de TotalEnergies s’est malgré tout tenue, à huis clos, en ligne, réunissant plus de 28 000 actionnaires, qui ont majoritairement approuvé le plan climatique soumis à leur vote. À l'extérieur de la salle, les manifestants, encerclés par une vingtaine de policiers, ont fini par être évacués.
À l’initiative de plusieurs ONG – dont Greenpeace, Alternatiba, ANV-Cop21 et Les amis de la Terre –, cette action coup de poing visait à dénoncer les projets du groupe pétrolier et gazier, jugé "totalement irresponsable" car il continue à exploiter et développer des énergies fossiles, notamment en Angola, en Tanzanie ou au Mozambique. Dans le viseur également, la présence du groupe en Russie malgré la guerre engagée par Moscou en Ukraine.
Habituée au militantisme, mais plutôt du côté des tribunaux, Léa Kulinowski, juriste pour l’ONG Les amis de la Terre, estime l’action réussie. "C’est important à titre personnel de montrer qu’on a un peu de pouvoir. J’avais besoin de sentir que j’essaie d’agir en tant qu’individu pour faire entendre l’urgence climatique."
Multiplication des actes de désobéissance civile
Depuis quelques semaines, des activistes mettent la pression sur les grands groupe accusés de polluer, en infiltrant les assemblées générales réunissant leurs principaux actionnaires et financeurs. Plusieurs membres d’Alternatiba ont ainsi réussi à rejoindre, le 18 mai, l’assemblée des actionnaires de BNP Paribas.
Parmi eux, la militante Camille Etienne, qui a expliqué dans un long fil sur Twitter la stratégie visant à acheter plusieurs actions lui permettant d’être conviée à l’événement. Sur place, la jeune femme est parvenue à prendre la parole pour questionner BNP Paribas sur ses engagements climatiques et ses investissements dans les "projets d’expansion pétrolière" de TotalEnergies, avant de finir sous une pluie d’insultes, allant jusqu’aux menaces de mort.
L’affaire a été peu relayée par les médias, mais fait du bruit sur les réseaux sociaux. "Les phénomènes de désobéissance civile se sont multipliés en France et en Occident depuis le début des années 2000 avec l’émergence des réseaux sociaux, formidable vecteur pour faire parler de soi, dénoncer, et attirer l’opinion publique", analyse Sylvie Ollitrault, directrice de recherche au CNRS et à l’École des hautes études en santé publique (EHESP).
L’éveil d’une génération climat
Cette chercheuse, qui a consacré de nombreux travaux à la désobéissance civile, voit aussi dans la multiplication de ces actions l’éveil d’une génération climat. "Il y a toujours des jeunes parmi les militants écologistes, mais depuis cinq ans, on constate un rajeunissement, au sens où il y en a beaucoup plus. Ces jeunes sont ceux qui se sont frottés à l’action collective pendant les marches et les grèves étudiantes pour le climat."
À la différence de la génération des militants des années 1990, ces jeunes ont grandi dans l’écoanxiété, qui augmente de jour en jour à mesure que les effets du réchauffement climatique se font ressentir, y compris en France. "Le Covid-19 est également passé par là, ajoutant une lucidité sur le fait que les sociétés occidentales ne sont plus épargnées", poursuit Sylvie Ollitrault.
La frustration face à l'inaction des pouvoirs publics est un autre moteur du passage à l'acte militant. "On a bien vu que les élections et la politique donnent des résultats décevants", estime Léa Kulinowski, "alors on a recours à des méthodes différentes".
Cet engagement dans la désobéissance civile prend racine dans une "déception généralisée", confirme Sylvie Ollitrault. "Une déception à l’égard de l’action politique au sens du vote et des grandes conférences internationales. Les États ne vont pas assez loin. Le temps politique est long alors qu’on a le sentiment qu’il faut accélérer le processus de protection de l’environnement", analyse-t-elle.
Une répression policière accrue qui dissuade les plus âgés
La désobéissance civile n'est pas sans risques : les militants écologistes sont davantage réprimés et arrêtés. "Nous observons depuis cinq ans une répression ou des violences policières. La répression est plus violente que ce que l’on peut penser, même lors d’actes non violents", assure Sylvie Ollitrault.
Léa Kulinowski, qui a vécu le blocage de l’assemblée générale de TotalEnergies de l’intérieur, a été "choquée", dit-elle, de voir certains manifestants recevoir "du gaz lacrymogène en plein visage". "Les policiers étaient très armés, c’était impressionnant. Nous étions assis devant l’entrée pour en bloquer l’accès et des bombes lacrymogènes ont été clairement dirigées vers les yeux. J’ai trouvé ce comportement disproportionné alors que nous répétions que nous étions non violents, que nous voulions juste bloquer l’entrée, pas entrer à l’intérieur", raconte la militante.
Exit donc l’ambiance "bon enfant" des manifestations des années 1990, constate Sylvie Ollitrault, qui observe le militantisme environnemental depuis plusieurs générations. "Aujourd’hui, les actions s’anticipent, les manifestants se préparent avec des tenues appropriées, des foulards… car ils savent que la répression s’est accrue. Ça peut dissuader des familles de participer. Les jeunes, en revanche, sont surreprésentés. Ils sont en meilleure forme physique pour courir en cas de besoin."