"Une exception française" face au Covid-19 : le bilan de l'ouverture des écoles en France
Il y a un an, la France était confinée pour freiner la pandémie de Covid-19. Les écoles avaient été fermées sur tout le territoire national. Depuis, les établissements ont rouvert, contrairement aux décisions prises dans d'autres États européens et malgré un nouveau rebond de la pandémie. Une décision qui interroge les professionnels de santé et de l'éducation.
Avec une hausse des infections au Covid-19, un variant britannique plus contagieux et des unités de soins intensifs débordées, les rumeurs autour d'un troisième confinement en France vont bon train, notamment en ce qui concerne l'Île de France. Le président Emmanuel Macron et son gouvernement ne sont toutefois pas encore prêts à franchir une ligne rouge : la fermeture des écoles.
"Dans les comparaisons, n'oublions pas ce qui marche et fait notre fierté : aucun pays de l'Union européenne n'a autant laissé les écoles ouvertes que la France", a ainsi tweeté dimanche Clément Beaune, le secrétaire d'État chargé des affaires européennes. La France a fermé ses écoles pendant 9,7 semaines au total, selon des chiffres de l'Unesco. En comparaison, l'Allemagne a fermé les siennes pendant 23,6, le Royaume-Uni 25,9, l'Italie 30 semaines. De l'autre côté de l'Atlantique, les élèves américains ont été privés de cours en présentiel pendant 43,1 semaines, tandis que les Canadiens sont restés à la maison durant 36,7 semaines.
"L'institution la plus précieuse"
"C'est vrai que ça devient une exception française, mais il y a tout lieu d'en être fier", s'est-il félicité le ministre de l'Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, un peu plus tôt ce mois-ci sur France Inter. "Cette crise peut être une catastrophe éducative, j'essaye d'éviter ça à la France".
Alors que des malades ont commencé la semaine dernière à être évacués depuis Paris vers des hôpitaux de Nantes, Angers ou encore Le Mans, Jean-Michel Blanquer a réitéré son point de vue dans Le Parisien : "L'école est la dernière chose à fermer, car c'est l'institution la plus précieuse au cœur de la société. Donc on ne peut fermer l'école que lorsque l'on a essayé tout le reste et que ce n'est pas suffisant".
Mais lors de la seconde et de l'actuelle troisième vague de la pandémie de Covid-19, les professionnels de santé et de l'éducation n'ont pas manqué de faire part de leur consternation face au manque de volonté du gouvernement pour limiter la propagation du virus dans les écoles. Début janvier, le ministre de l'Éducation avait dit souhaiter que les enseignants puissent être vaccinés "au mois de mars au plus tard", avant d'évoquer finalement le mois d'avril. Le gouvernement a finalement expliqué qu'ils ne bénéficieraient d'aucune priorité contrairement à d'autres pays comme l'Italie, l'Allemagne, le Portugal, l'Espagne ou encore les États-Unis.
Il y un an, lors de son allocution télévisée annonçant la fermeture des écoles, Emmanuel Macron avait expliqué ce choix pour "une raison simple" : "Nos enfants et nos plus jeunes, selon les scientifiques toujours, sont celles et ceux qui propagent, semble-t-il, le plus rapidement le virus, même si, pour les enfants, ils n'ont parfois pas de symptômes et, heureusement, ne semblent pas aujourd'hui souffrir de formes aiguës de la maladie". Cette fermeture avait été décidée "à la fois pour les protéger et pour réduire la dissémination du virus à travers notre territoire", avait-il ajouté.
Les écoles ouvertes pendant le deuxième confinement
Mais au début du mois de mai 2020, alors que les écoles s'apprêtaient à rouvrir graduellement, l'état d'esprit officiel a radicalement évolué. Jean-Michel Blanquer avait alors expliqué au Figaro que les récentes études montraient que les enfants étaient moins contagieux. Des propos qui n'avaient pas entièrement convaincus les parents à l'époque. En juin, 56 % des Français interrogés pour un sondage Odoxa avaient exprimé leur désaccord face à la décision d'Emmanuel Macron de faire retourner les enfants à l'école pour les deux dernières semaines de l'année scolaire.
Le second confinement décidé en novembre a épargné les écoles, même si l'objectif annoncé par la France de porter les nouvelles infections à moins de 5 000 par jour n'a jamais été atteint. Le ministre de l'Éducation a continué de clamer, comme lors d'une interview sur Europe 1 le 5 janvier que les enfants risquaient surtout de contracter le virus en dehors de l'école. Le même jour de l'autre côté de la Manche, l'Angleterre, submergé par le variant britannique, décidait au contraire de renvoyer les écoliers à la maison.
Interrogé sur cette exception française, l'historien de l'éducation Claude Lelièvre a rappelé le rôle de l'école dans l'histoire du pays. "Depuis la Révolution Française, l'institution est totalement surinvestie, on lui accorde un rôle quasi-démiurgique", a-t-il expliqué à l'AFP. "Chaque fois qu'un problème important se pose, on estime que c'est à elle de le résoudre". Pour cet historien, l'école est devenue en France "un sanctuaire qu'il faut protéger". Donc "prendre le risque de laisser les établissements ouverts ne heurte pas notre inconscient collectif".
D'éminents scientifiques français ont en revanche pris position. Dominique Costagliola, épidémiologiste à l'Inserm, a émis des critiques à l'encontre du gouvernement. "C'est une idiotie de dire qu'il n'y a pas de contagion dans les écoles", a-t-elle dit dans les colonnes du Parisien en décembre dernier. "Je ne critique pas du tout le fait de les laisser ouvertes, je comprends complètement cela", a-t-elle toutefois précisé au journal Le Télégramme. "Ce qui ne va pas, c'est de prétendre qu'il ne s'y passe rien [en matière de contamination, NDLR]. Car ça laisse libre de ne rien faire, de ne pas dépenser d'argent. Au contraire, je pense que l'on peut faire des choses : placer des détecteurs de CO2, équiper des salles que l'on ne peut ouvrir, avec des extracteurs". "Des propositions ont été faites en ce sens, mais elles ont été refusées puisqu'on nous a dit que tout allait bien", a-t-elle ajouté.
Une ouverture "au mépris de la santé du personnel et des familles"
Guislaine David, porte-parole du SNUipp-FSU, le premier syndicat du premier degré, estime-t-elle aussi que les affirmations de Jean-Michel Blanquer sont absurdes "dans une classe, ils sont entre 25 et 30. Dans une famille, ils ne sont jamais entre 25 et 30. Ce n'est pas possible. C'est un fait indéniable. Ce n'est pas possible que ça circule plus dans les familles que dans les écoles", a-t-elle estimé auprès de France 24.
"Comme le ministre considère que le virus ne circule pas dans les écoles, il n'a pas mis en place de protocole qui permette de protéger tout le monde. Et là on voit actuellement, une explosion des cas dans nos écoles", a-t-elle insisté. Selon les derniers chiffres recueillis par le SNUipp-FSU, les cas d'infections ont augmenté de 134 % au cours de la dernière semaine chez des élèves et de 125,3 % chez le personnel avec la fermeture de 833 classes (une augmentation de 64 %).
Guislaine David considère également que minimiser le risque d'infection chez les enfants et la récente campagne de tests salivaires ont découragé les parents de faire tester leurs progénitures. "La volonté de notre gouvernement a toujours été de laisser les écoles ouvertes dans un but purement économique. C'est-à-dire que lorsque les enfants sont à l'école, les parents peuvent travailler", résume-t-elle.
D'autres s'interrogent aussi sur le choix de garder les classes ouvertes en présence de cas contact. "Si un enfant est atteint par le Covid-19 dans une classe et qu'il s'agit du variant brésilien, l'enseignant sera considéré comme cas contact parce que c'est un variant qui est problématique. Pour les autres cas, l'enseignant n'est jamais considéré comme cas contact, alors qu'on sait que dans nos classes, l'enseignant est toujours proche des élèves", s'étonne Guislaine David.
"Pendant dix jours on a eu un protocole qui disait que dès qu'il y a un cas de Covid, on ferme la classe et l'enseignant est cas contact. Et dix jours plus tard on nous dit, oh la la, attendez, variant anglais, il faut trois cas, variant brésilien un cas", décrit-elle. "C'est compliqué parce que le temps qu'ils soient testés, qu'on sache que c'est un variant différent. Il peut se passer quinze jours, entre le moment où il y a un cas dans une classe et le temps où on se rend compte qu'il y a plusieurs cas en fait et que l'on va fermer la classe". Le variant britannique représente désormais 67 % des infections dans la population française de 0 à 19 ans.
"L'objectif primordial du gouvernement est de ne pas fermer les écoles et les classes, mais au mépris de la santé du personnel et des familles", insiste Guislaine David. Le syndicat SNUipp-FSU ne souhaite pas une fermeture totale des établissements, mais milite pour une fermeture des classes dès qu'il y a une première infection confirmée : "Il vaut mieux qu'il y ait une fermeture de classe pendant quinze jours que soixante-dix élèves de contaminés et une propagation du virus au sein des familles. "On met en avant la santé".
"Les montagnes russes"
Au cours du week-end, Jean-Michel Blanquer a reconnu dans une interview au Parisien que les cantines scolaires pourraient être amenées à fermer leurs portes si la situation sanitaire se dégradait, les qualifiant de "maillon faible dans la journée de l'élève".
Le docteur Jérôme Marty, président du syndicat UFML-S (Union française pour une médecine libre) a réagi auprès de France 24 à ses propos. "Mais enfin, ça fait un an qu'on le dit, quoi. Un an", s'est-il étonné. Ce médecin généraliste rappelle que lui et son syndicat ont fait des propositions au gouvernement pour l'aider à sécuriser les écoles l'été dernier, mais avec peu d'effets. Il a fallu attendre le mois de novembre pour que leur appel à faire porter le masque à partir de six ans soit entendu. Selon lui, le discours officiel depuis un an autour des enfants relève "des montagnes russes."
"Il y a eu cinq ou six phases où on a dit : 'ils contaminent plus, ils contaminent moins, ils contaminent plus, ils contaminent moins, etc.'", détaille-t-il. "Nous on est très clair là-dessus : à la limite, on s'en fout. Ce qui est important, c'est le nombre. Vous avez trois cents gamins dans une cantine. Vous avez trois cents gamins qui aérosolisent [dispersion dans l'air]. Qu'ils contaminent peu ou qu'ils ne contaminent pas beaucoup, ce n'est pas la question. La question c'est qu'ils se contaminent et qu'ils vont ramener ça à la maison".
"Tant que Jean-Michel Blanquer et l'exécutif restent dans le déni concernant le rôle de l'école dans la transmission, on n'arrivera pas à maîtriser l'épidémie", a également tweeté lundi Mahmoud Zureik, professeur d'épidémiologie et de santé publique à l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. "Dans tous les départements (sauf 4), l'incidence chez les 10-19 ans est plus élevée que la moyenne du département concerné !"
Une occasion manquée ?
Alors que les cas de contaminations au Covid-19 restaient élevés au début de l'année 2021, des professionnels de santé avaient suggéré de rallonger les vacances scolaires pour ralentir l'épidémie, mais le gouvernement avait décliné cette idée. Pour certains d'entre eux, la situation actuelle est le résultat direct de cette décision. "Si on avait profité des vacances de février pour confiner, on aurait rajouté une semaine avant les vacances, une semaine après les vacances, cela posait un confinement de quatre semaines, le tour était joué", estime le docteur Jérôme Marty. "On écrasait à nouveau la courbe pour retomber à 5 000 et on partait sur des bases beaucoup plus saines pour lutter ensuite".
"On a vu que ça avait été difficile pour les gens de travailler à distance chez eux avec les enfants dans les jambes pendant des semaines et des semaines, pendant le premier confinement, mais là on avait les vacances de février", regrette-t-il. "Donc maintenant, voilà, à force d'attendre, on va dans le mur".
Article traduit de l'anglais par Stéphanie Trouillard - Pour lire l'article dans sa version originale, cliquez ici