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Économie et marchés

Ukraine : pendant la guerre, les affaires continuent pour les fonds spéculatifs

GUERRE ET SPÉCULATION Plusieurs fonds spéculatifs sont très actifs depuis le début de l’invasion russe en Ukraine. Le montant des transactions sur des actifs russes ou ukrainiens a été multiplié par deux ou trois par rapport à avant la guerre, d'après les données pour le mois de mars publiées dans plusieurs médias la semaine dernière. "Je reçois beaucoup d’appels de mes anciennes connaissances dans le milieu des fonds spéculatifs qui me demandent si elles doivent acheter des actifs russes dévalorisés [à cause de la guerre]. Je leur réponds que ce serait comme acheter des 'bonds' allemands à l’époque de l’Holocauste. Un peu de décence !" Ce parallèle osé est signé Bill Browder, PDG du fonds d’investissement Hermitage Capital Management et détracteur de longue date de Vladimir Poutine. Cet homme d’affaires américain s’inquiétait, début mars, de l’avidité de certains spéculateurs qui verraient avant tout dans la guerre d’invasion menée en Ukraine par Moscou une occasion de faire des affaires à l’est. Les colonnes de chars russes n’arrêtent pas les spéculateurs Et un mois plus tard, les premiers chiffres qui circulent lui donnent raison. "Les volumes d’échanges sur la dette des entreprises russes et ukrainiennes sont passés de moins de 100 millions de dollars avant le 24 février à entre 300 millions et 500 millions de dollars début mars. Et depuis lors, le montant des transactions est resté largement au-dessus de 100 millions de dollars", a constaté Alexandre Baradez, analyste financier chez IG France, contacté par France 24. "Il n’y a jamais eu autant de transactions sur des valeurs russes depuis mars 2020", ajoute Bloomberg. En d’autres termes, il y a ceux qui cherchent désespérément à se défaire des actifs russes ou ukrainiens qu’ils avaient dans leur portefeuille. Ce n’est pas étonnant : "Les grands fonds institutionnels et les banques n’ont aucune envie de se retrouver avec des actions d’entreprises d’un pays frappé par des sanctions sans précédent. C’est très mauvais pour la réputation, et les clients de ces fonds cherchent souvent à ne pas être associés à des guerres", explique Alexandre Baradez. Mais ce qui est plus surprenant, c’est que, de l'autre côté, il y a ceux qui achètent. Les colonnes de chars russes qui avançaient sur Kiev, les bombardements intensifs sur les villes ukrainiennes n’ont pas empêché des spécialistes de la spéculation comme les fonds Aurelius, Silver Point ou GoldenTree de sauter sur l’occasion, raconte le Financial Times le 24 mars. "Ce sont des fonds généralement spécialisés dans l’achat et la revente de dettes souveraines de pays en difficulté financière et qui ont estimé qu’il y avait de l’argent à se faire en Russie et Ukraine", précise Alexandre Baradez. Il estime qu’il ne doit pas y avoir plus de quelques dizaines de fonds spéculatifs qui osent, actuellement, faire leur marché en Russie. Leur calcul est simple : les investisseurs institutionnels qui détenaient de la dette russe ou ukrainienne vont chercher à se débarrasser de leurs actifs… à n’importe quel prix. "Les prix ont chuté de 75 % à 80 % sur certains actifs", précise l’analyste d’IG France. Ces spéculateurs se sont dit que ce ne sont pas quelques bombes ou sanctions qui "vont faire que certaines banques russes qui comptent parmi les plus importantes au monde ou des géants gaziers et pétroliers russes ne valent plus que quelques centaines de millions de dollars alors qu’avant la guerre, ces groupes valaient des dizaines de milliards de dollars", a détaillé la chaîne économique américaine Bloomberg le 30 mars. Yandex, Gazprom, Lukoil ou encore Russian Railways ont la cote Ces fonds spéculatifs se sont rués sur les actifs du géant russe de l’Internet Yandex, de l’omniprésent Gazprom, du principal producteur russe de pétrole Lukoil, du spécialiste de l’acier Novolipetsk Steel ou encore de l’exploitant des chemins de fer russes Russian Railways, précise Bloomberg. Ces boursicoteurs ont même réussi à racheter de la dette souveraine russe, ce qui n’est pas une mince affaire, a découvert Bloomberg. "En raison des sanctions internationales, la Russie n’est pas autorisée à lever de l’argent en émettant des bons du Trésor et cette dette ne peut être échangée sur les marchés financiers", rappelle Alexandre Baradez. Pour s’en procurer, il faut donc se remettre le titre de main à main, explique le New York Post. >> À lire aussi : "Guerre en Ukraine : faut-il avoir peur d’un défaut de paiement de la Russie ?" Des transactions presque sous le manteau qui peuvent rapporter gros, souligne le journal américain. "Un titre russe qui arrive à échéance en septembre s’échangeait récemment à 48 cents, ce qui signifie que si Moscou peut rembourser à ce moment-là la valeur initiale auquel le 'bond' a été émis, ces créanciers pourraient faire un bénéfice de plus de 100 %", souligne le New York Post. Mais il n’y a pas que la dette russe qui intéresse les spéculateurs. Ils sont aussi à l’affût de tout ce qui vient d’Ukraine. Plusieurs investisseurs ont acquis de la dette souveraine ukrainienne après le début de la guerre et "compte continuer à en acheter davantage", note le Financial Times. Là encore, le chaos et la destruction semés par la guerre ont fait fuir la plupart des investisseurs, mais "avec des titres dont la valeur a chuté de 80 %, certains se disent qu’il est impossible qu’un pays soutenu aussi massivement par l’Occident puisse faire défaut, ce qui signifie que ces actifs finiront par regagner en valeur", explique Alexandre Baradez, l'analyste financier. "Le seul scénario dans lequel je vois cette dette souveraine perdre toute sa valeur, c’est si la Russie occupe complètement, et pour longtemps, l’Ukraine", assure un de ces spéculateurs au Financial Times. Des paris extrêmement risqués La plupart de ces spéculateurs préfèrent rester en retrait des projecteurs médiatiques. "Ils sont là pour faire de l’argent, pas pour faire du bruit", résume Alexandre Baradez. Mais certains se montrent plus loquaces que d’autres. C’est le cas de David Amaryan, un investisseur arménien et directeur du fonds d’investissement Balchug Capital, qui a expliqué longuement au Wall Street Journal le 3 avril pourquoi il avait commencé à acheter des actifs russes "le jour où Vladimir Poutine a déclaré la guerre à l’Ukraine". David Amaryan a dépensé des millions de dollars pour acheter des titres de Rosneft, Lukoil, Gazprom ou encore de la banque Sberbank. Sa justification ? "J’ai téléphoné à mes clients pour leur demander si ça leur posait un problème que j’investisse leur argent dans des entreprises russes, ils m’ont dit de faire mon travail et de leur rapporter de l’argent", résume-t-il. Aujourd’hui, plus de 50 % des fonds qu’il gère sont placés dans des valeurs russes. Il sait que ces crises peuvent rapporter gros, il avait déjà suivi le même chemin en 2014 après l’annexion de la Crimée, note le Wall Street Journal. "Les mauvaises phases ont toujours une fin", assure-t-il. À l’en croire, il suffirait de mettre des œillères à sa morale et d'être patient. "Ce sont des paris extrêmement risqués", veut croire, de son côté, Alexandre Baradez. Certes, les spéculateurs font ce qu’ils font à chaque crise et achètent quand personne d’autre ne veut le faire. Mais se faire de l’argent sur le dos des combats meurtriers en Ukraine est peut-être plus dangereux que de chercher à spéculer sur la crise financière de 2008 ou la faillite de l’Argentine en 2001, par exemple. Les sanctions internationales peuvent encore être étendues. La découverte du charnier à Boutcha a poussé l’Europe à envisager de plus en plus sérieusement un embargo sur le charbon, le gaz ou le pétrole russes. Des hypothèses que les spéculateurs qui ont misé sur Gazprom, Lukoil ou Rosneft n’ont pas cru possibles. Firebird Management, un fonds spéculatif spécialisé dans la Russie, va à contre-courant de certains de ses confrères et cherche actuellement à vendre une partie de ses actifs russes, raconte le Financial Times. Ce fonds avait beaucoup gagné après l’annexion de la Crimée, mais il avait aussi perdu gros en 1998, après la faillite de la Russie. Et il sait que même si toutes les choses ont une fin, parfois elles peuvent s’achever sur un K.O.

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