Ukraine : mais où va donc le cargo "Razoni" et son précieux maïs ?
Capitalisme en mer
Le cargo "Razoni" a quitté le port d'Odessa le 1er août pour se diriger vers Tripoli au Liban.
Le premier cargo rempli de céréales à avoir quitté l’Ukraine depuis le début de la guerre devait arriver le 7 août au Liban. Mais il s'est arrêté au large des côtes turques et attend "de nouveaux ordres". Une illustration du capitalisme maritime dans ce qu'il peut avoir de plus sauvage?
Il n’est pas arrivé à destination et n’atteindra peut-être jamais les côtes libanaises. Le "Razoni", premier cargo transportant des céréales à avoir quitté le port d’Odessa – le 1er août – depuis le début de la guerre en Ukraine, se trouve au large d’Alexandrette, dans le sud de la Turquie.
Attendu dimanche 7 août à Tripoli (Liban), ce navire transportant 26 500 tonnes de maïs a finalement changé de cap à la dernière minute. "Son propriétaire m'a informé qu'il ne se rendait plus au port de Tripoli", a affirmé Ahmad Tamer, le directeur du port libanais interrogé par Les Échos.
Cargo test pour les exportations ukrainiennes
Une déconvenue pour les autorités ukrainiennes qui voulaient faire de cette première livraison un symbole du début de retour à la normale commerciale. L'ambassade d'Ukraine à Beyrouth, qui avait convié la presse pour célébrer l’arrivée du "Razoni", a dû envoyer un message en urgence pour reporter la cérémonie à une date ultérieure.
Le sort du "Razoni" est suivi de très près par la communauté internationale. Surtout qu’il y a quatre autres cargos qui ont quitté les ports ukrainiens dimanche 7 août, et qu’une dizaine d’autres doivent encore se mettre en route.
L’arrivée à bon port de la précieuse cargaison du "Razoni" est considérée comme un premier test pour le respect d’un accord entre la Turquie, l’ONU, la Russie et l’Ukraine sur le transport maritime en mer Noire.
Conclu le 22 juillet, il prévoit une reprise progressive et sous surveillance internationale des exportations de céréales depuis plusieurs ports ukrainiens alors même que la guerre continue à faire rage avec la Russie, qui détient le contrôle militaire de la mer Noire.
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Cette reprise de la livraison des céréales ukrainiennes est considérée comme vitale dans un contexte de flambée des prix alimentaires et de pénurie dans plusieurs pays. L’Ukraine, l’un des principaux greniers à grains mondiaux, fournit ainsi, par exemple, 25 % des besoins en céréales du Liban, notamment pour l’alimentation animale, rappelle Les Échos.
Le maïs transporté par le "Razoni" était d’ailleurs officiellement destiné à l'alimentation des poulets d’élevage au Liban, souligne le Washington Post. Mercredi, le cargo avait passé sans souci les examens menés à Istanbul par les représentants ukrainiens, turcs et russes.
Mystère et boule de maïs
Ce n’est que trois jours plus tard que le navire a décidé qu’il pourrait finalement voguer vers de nouveaux horizons. Le statut du "Razoni" a alors subitement changé sur les sites de suivi des cargos commerciaux – tels que VesselFinder – pour passer de "en route vers" à "en attente d’ordres".
Cette modification ne signifie pas seulement que sa destination finale n’est plus connue, mais aussi que l’acheteur de la cargaison a ou peut changer, note le Washington Post. "La marchandise sera mise en vente à ceux qui souhaitent l'acheter, pas forcément au Liban", a confirmé aux Échos Ahmad Tamer, le directeur du port de Tripoli.
En fait, ce changement impromptu de programme permet de prendre toute la mesure du flou qui entoure ces très médiatiques premières exportations ukrainiennes de maïs. Il n’est ainsi même pas sûr que le bateau ait eu un acheteur pour sa cargaison en quittant Odessa. "Il arrive que ces navires se dirigent vers une zone géographique où ils savent qu’il y aura des acheteurs et attendent ensuite les offres", souligne George Kiourktsoglou, spécialiste de la sécurité du commerce maritime à l’université de Greenwich.
D'ailleurs, l’identité ou même la nationalité du propriétaire de la cargaison n’est même pas connue. Les seules informations dont on dispose sont que le capitaine et une partie de l’équipage sont syriens, que le navire bat pavillon de la Sierra Leone et qu’il est opéré par une société – la Razoni Shipping LTD – enregistrée à Monrovia, la capitale du Liberia.
C’est donc un incroyable "imbroglio" selon Les Échos, ou une "énigme" pour le quotidien allemand Tagesschau, qui entourent ce cargo. Mais ce n’est pas pour autant inhabituel. Au contraire, il n’est pas rare de rencontrer des navires battant un pavillon de complaisance – expression utilisée quand des États permettent d’enregistrer un navire sur leur territoire alors que le propriétaire n’est pas résident du pays – "qui changent une ou plusieurs fois d’acheteurs en cours de route", note Stavros Karamperidis, directeur du groupe de recherche sur le transport maritime à l’université de Plymouth.
Flambée des prix des denrées alimentaires
C’est d’autant plus fréquent avec des marchandises soumises à d’importantes fluctuations des prix, comme le pétrole ou les denrées alimentaires telles que les céréales. Le "Razoni" était censé quitter le port d’Odessa le 24 février, date du début de la guerre en Ukraine. La flambée des prix alimentaires, due en partie au blocus des ports ukrainiens, n’était pas encore intervenue. Le propriétaire du cargo a pu vouloir en profiter.
Ce qui ne signifie pas que l’acheteur initial ne bénéficie d’aucune protection contre l’appât du gain du vendeur. "Il y a toujours un accord qui lie les parties, mais encore faut-il savoir ce qu’il contient", précise George Kiourktsoglou.
Les termes d’un tel contrat peuvent permettre au vendeur de se dégager, sous certaines conditions, de ses obligations initiales. Il peut, par exemple, y avoir une clause stipulant que si la hausse du prix dépasse un certain seuil, le propriétaire de la cargaison peut remettre tout ou partie des marchandises en vente. Et même s’il existe une pénalité pour rupture du contrat, "il se peut que le profit réalisé grâce à la hausse de prix soit tel que le vendeur préférera s’acquitter de la pénalité de rupture", estime George Kiourktsoglou.
Il se peut aussi que le changement d’itinéraire du "Razoni" réponde à des considérations géopolitiques, note l’expert de l’université de Greenwich. La guerre en Ukraine a changé le jeu des alliances, et en fonction de la nationalité du vendeur, ce dernier peut vouloir privilégier certains clients. Surtout pour des denrées actuellement aussi précieuses que les céréales. Mais pour ça, "il faudrait savoir qui est le vrai propriétaire de cette cargaison", estime George Kiourktsoglou.
Selon les experts interrogés, il y a cependant fort à parier que malgré tous les projecteurs médiatiques braqués sur ce navire, les identités des vendeurs et acheteurs demeurent un secret. Sa destination finale sera probablement connue grâce aux nombreux sites qui surveillent les allées et venues des cargos. Mais ce ne sera peut-être pas celle de la cargaison. "Nous n'avons aucune idée de jusqu'où le cargo va être acheminé, s'il va être revendu en cours de route, consommé dans le pays de destination ou réexporté", résume Ismini Palla, chargée de la communication du Centre de coordination conjointe des exportations ukrainiennes.
Au lieu de symboliser la reprise des exportations ukrainiennes, le trajet du "Razoni" illustre avant tout, d’après George Kiourktsoglou, à quel point "le commerce maritime représente la jungle du capitalisme moderne".