Rixes entre bandes rivales en France : "Ce sont avant tout des adolescents en souffrance"
Hommage au jeune garçon de 15 ans tué par balle à Bondy, en Seine-Saint-Denis, au lendemain de sa mort, le 27 février 2021.
La semaine dernière, en pleine période de vacances scolaires, les affrontements entre bande de jeunes se sont multipliés en région parisienne, faisant au moins trois morts. La situation de crise économique, le manque de moyens de la protection sociale, mais aussi l'utilisation des réseaux sociaux peuvent expliquer cette spirale de violences meurtrières.
Aymane, 15 ans, est mort à Bondy vendredi 26 février, après avoir reçu une balle dans une maison de quartier de cette ville de Seine-Saint-Denis. Les auteurs présumés, deux frères âgés de 17 et 27 ans, ont été mis en examen et placés en détention lundi 1er mars. Cet adolescent est le troisième à avoir perdu la vie en moins d'une semaine en banlieue parisienne, dans des règlements de comptes entre jeunes.
Quelques jours plus tôt, ce sont deux autre adolescents de 14 ans, une jeune fille et un garçon, qui ont été tués dans un autre département de la région parisienne, l'Essonne. Tous deux ont été poignardés lors de rixes différentes entre jeunes de bandes rivales.
"Il n'est pas étonnant que les problèmes les plus graves aient lieu en période de vacances scolaires, car les jeunes sont livrés à eux-mêmes, particulièrement en ce moment avec la fermeture des clubs de sport et de certaines maisons des jeunes. Ce sont avant tout des adolescents en souffrance, des jeunes en difficulté", analyse Yazid Kherfi, consultant en prévention urbaine. "Dans les quartiers, la nuit, il n'y a rien d'ouvert, à part le commissariat. Et ce phénomène de vide est accentué en ce moment avec le couvre-feu", décrit cet ancien braqueur qui sillonne depuis 2012 les quartiers sensibles durant la nuit pour faire de la prévention. "Moi-même, je suis empêché d'aller à la rencontre de ces jeunes en ce moment, à cause des interdictions liées au Covid-19", déplore Yazid Kherfi.
Des affrontement en hausse de 25 %
Après la série de meurtres qui ont endeuillé l'Île-de-France la semaine dernière, les ministres de l'Intérieur, de la Justice et de l'Éducation se sont réunis en urgence pour décréter lundi 1er mars la mobilisation générale du gouvernement contre le phénomène des rixes entre jeunes.
Selon la place Beauvau, les affrontements entre bandes sont à la hausse. Quelque 357 altercations ont été recensées en 2020 en France, contre 288 en 2019. Trois personnes ont été tuées et 218 blessées lors de ces affrontements cette année. À l'échelle nationale, le ministère de l'Intérieur recense 74 bandes, dont 46 implantées sur le ressort de la préfecture de police de Paris, qui comprend aussi la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne et les Hauts-de-Seine.
Pour Thomas Sauvadet, auteur de "Le capital guerrier, concurrence et solidarité entre jeunes de cités", ces chiffres seraient sous-estimés. "La police n'enregistre que les situations les plus graves et beaucoup de victimes ne portent pas plainte de peur des représailles."
"Environ 10 % des jeunes hommes de moins de 30 ans habitant dans un quartier classé politique la ville appartiennent à une bande", selon ses travaux d'enquête. "Ces bandes sont constituées de jeunes qui se connaissent dès le plus jeune âge, parfois depuis les 7-10 ans. À l'adolescence, ils cumulent des difficultés scolaires, des problèmes d'insertion professionnelle, avec des conflits familiaux qu'ils cherchent à fuir. Ils se regroupent pour se sentir plus fort et se retrouvent dans des situations de conflits avec ceux qui les entourent, y compris les travailleurs sociaux."
Les réseaux sociaux ont favorisé le passage à l'acte
"Ces jeunes se regroupent pour se donner une identité et se protéger. Ils vivent dans une grande insécurité sociale, car ils viennent souvent de familles précaires. Mais aussi une insécurité entre eux, car avec les réseaux sociaux les menaces et les passages à l'acte se multiplient", a constaté Yazid Kherfi. "En distanciel, ils s'invectivent plus facilement. Or les insultes sur les réseaux sociaux finissent par se concrétiser par des violences sur la voie publique le jour où ils se retrouvent en face à face." Un constat partagé par Thomas Sauvadet, qui estime que les réseaux sociaux ont favorisé la violence des bandes en participant à leurs mises en scène, et en accélérant la diffusion des informations, ce qui a facilité l'organisation des rendez-vous punitifs.
Ce rôle des réseaux sociaux est pris très au sérieux par le gouvernement. Il prévoit notamment de recourir à des groupes locaux de traitement de la délinquance, associant police, mairie et services éducatifs sous l'égide du parquet. Le but de ces brigades serait notamment de surveiller les réseaux sociaux via lesquels les jeunes peuvent se donner rendez-vous pour en découdre. Il s'agit d'une des mesures du plan de lutte contre les bandes, annoncé par les ministères de la Justice et de l'Intérieur dans un communiqué.
Mais pour Thomas Sauvadet, les réseaux sociaux ont contribué à accélérer un phénomène culturel qui avait déjà commencé à se répandre. "La culture des gangs, inspirée des États-Unis, est devenue 'mainstream'. Elle a même été récupérée par des multinationales, comme une célèbre marque de sport, qui s'en est inspiré pour vendre une ligne vestimentaire aux jeunes". Le sociologue dénonce la banalisation de cette "culture de la bande violente" par des rappeurs et des influenceurs, avec des codes gestuels et vestimentaires, et parfois l'apologie des armes à feu.
La manque d'éducateurs sur le terrain
Plusieurs autres phénomènes sont venus favoriser le développement des bandes et leur violence, en particulier depuis les années 1980 : la professionnalisation du trafic de drogue, dans lequel sont fréquemment impliquées ces bandes, mais aussi l'apparition d'une catégorie que le chercheur appelle les "vieux jeunes" avec l'émergence du chômage de masse. "Ce sont de jeunes adultes qui ont entre 20 et 30 ans et qui vivent encore chez leurs parents. Les 'vieux jeunes' sont bloqués dans les bandes depuis l'adolescence en raison de la précarité ambiante, des difficultés à trouver un emploi et un logement. Ils deviennent des têtes de réseau qui influencent ceux d'en dessous, professionnalisent, servent de modèle d'usage de la violence pour les plus jeunes."
En parallèle, sur le terrain, force est de constater le manque de moyens accordé à la protection sociale des jeunes en difficulté, observent à la fois Yazid Kherfi et Thomas Sauvaget. Cela se manifeste par le manque criant d'éducateurs de prévention spécialisés intervenant dans l'espace public, ceux qu'on surnomme "les éducateurs de rue''. "Lorsqu'il y en a trois pour un quartier de 5 000 habitants, c'est déjà le grand luxe", déplore Thomas Sauvaget. "Il faudrait multiplier le budget par dix pour que ce soit efficace."
Pour autant, estime le chercheur, le travailleur social agit à la marge. "Il ne peut à lui seul régler les problèmes de fond de la société. Il ne faut pas omettre de s'interroger sur la dimension économique liée à la consommation et au trafic de drogue, la question du chômage, de la précarité du logement et aussi la montée en puissance de la culture des gangs dans notre société."
Le plan gouvernemental de lutte contre les bandes, qui devrait être adopté d'ici le 1er mai, comprend quant à lui des mesures essentiellement axées sur le renforcement sécuritaire, le suivi judiciaire des jeunes, mais aussi quelques volets sur la prévention sociale avec notamment le suivi de l'absentéisme scolaire et la promesse d'un renforcement de la médiation de quartiers, a annoncé l'exécutif, sans donner pour le moment de détails sur les moyens accordés.