RECIT. "Je me dis que ma fille va mourir sous mes yeux'' : la soirée cauchemardesque de l'attentat du 14 juillet 2016 à Nice
"Je me dis que ma fille va mourir sous mes yeux'' : la soirée cauchemardesque de l'attentat du 14 juillet 2016 à Nice
A l'occasion du procès qui s'ouvre lundi, celles et ceux qui étaient présents sur la promenade des Anglais reviennent sur cette funeste nuit où un homme au volant d'un camion de 19 tonnes a semé la terreur et tué 86 personnes.
Cette nuit d'horreur les hante encore. Le 14 juillet 2016, près de 30 000 personnes sont venues admirer le feu d'artifice de Nice, le long de la promenade des Anglais. Des touristes du monde entier côtoient des Niçois habitués de la Prom', comme ils l'appellent. Le cœur est à la fête. Le matin même, François Hollande a annoncé la levée imminente de l'état d'urgence instauré après l'attentat du 13 novembre 2015. La menace terroriste semble s'éloigner.
D'habitude, Hager Ben Aouissi assiste au spectacle depuis la terrasse de ses parents. Cette fois-ci, elle et sa sœur leur ont proposé de se mêler à la foule. Direction la plage, au niveau de l'hôtel Negresco. Hager Ben Aouissi est accompagnée de sa fille, Kenza, 4 ans. "On lui apprend à faire des ricochets, le feu d'artifice est merveilleux", se souvient la trentenaire.
"Maman, y a un camion !"
Laetitia Robbe, "Niçoise depuis toujours", se tient à quelques pas de là, avec sa fille de 11 ans, et son compagnon de l'époque, dont c'est l'anniversaire. Lui-même est accompagné de sa fille de 14 ans. Ils n'auraient manqué le spectacle pour rien au monde. A 200 mètres, la famille Borla savoure une glace. Audrey et Laura, les jumelles de 13 ans, se baladent avec leur père, leur mère, leur sœur aînée et des amis de la famille.
La promenade est noire de monde. Beaucoup d'enfants. Des scènes musicales sont disséminées un peu partout. Le feu d'artifice est tiré à 22 heures, au large de la plage du Ruhl, en face du casino. Un peu avant 22h30, le bouquet final éclate dans le ciel méditerranéen, sous les applaudissements. Quelques gouttes commencent alors à tomber, le vent se lève. "Avec le recul, je me dis que c'était annonciateur", commente Laetitia Robbe. "Comme ma fille et ma belle-fille n'étaient pas du tout couvertes, on décide de rentrer." Elle salue ses amis, fait quelques mètres sur la promenade avec son conjoint.
Il est 22h33. Le terroriste Mohamed Lahouaiej-Bouhlel est lancé dans une course mortelle. Après avoir forcé le barrage de sécurité en montant sur le trottoir au niveau de l'hôpital Lenval, il progresse vers l'ouest de Nice. Son camion frigorifique de 19 tonnes zigzague à vive allure sur la promenade. Hager Ben Aouissi achète des bonbons pour Kenza sur un stand quand la fillette hurle : "Maman, y a un camion !" Il fonce droit sur elles. "Je me dis : 'ma fille va mourir sous mes yeux, on est mortes, je ne peux rien faire, il est là'".
Elle a juste le temps d'attraper la petite et de la plaquer au sol. Toutes deux passent entre les roues du poids lourd. "Je relève ma fille et je la malaxe partout, comme une pâte à modeler. Je pensais la retrouver démembrée", se rappelle-t-elle. "Kenza me dit alors : 'Maman tu saignes'." Hager Ben Aouissi a un bout d'oreille coupé, le tympan percé. Son épaule gauche est déboîtée. Mais elle est vivante, sa fille aussi. Miraculées.
"Préparez-vous, il y a eu un attentat"
Marc Phalip, sapeur-pompier volontaire, observe avec effroi le camion qui poursuit sa route. Il s'est garé un peu à l'écart de la promenade. "Les gens se bousculent, jettent les poussettes par terre et prennent les petits dans les bras pour aller plus vite", décrit ce Niçois d'une quarantaine d'années.
La situation est confuse. Beaucoup comprennent que c'est un attentat. Mais les virages du camion sèment le trouble et les coups de feu échangés entre les policiers et le terroriste laissent penser à une fusillade. Parmi ceux qui se trouvaient sur la plage, beaucoup se jettent à l'eau.
Inarrêtable, le camion poursuit sa route. Marc Phalip se précipite pour secourir des blessés. "Pour beaucoup de gens, je ne pouvais plus rien faire. Des personnes assises pleurent leurs défunts. D'autres hurlent 'Répond-moi !' devant des cadavres", dit-il, les yeux embués. "Et puis d'un coup, je vois Greg." Cet Américain d'une cinquantaine d'années a une jambe déchiquetée. Marc Phalip lui fait un garrot. A quelques mètres, une jeune femme russe est allongée, inconsciente. Il les porte tous les deux jusqu'à sa voiture, garée à quelques mètres. "Je grille tous les feux et j'arrive à l'hôpital Pasteur. La carrosserie de la voiture est pleine de sang."
Il dépose les deux victimes. "A ce moment-là, une médecin sort en courant et crie : 'Préparez-vous, il y a eu un attentat", raconte Marc Phalip. Greg survivra et sera opéré des dizaines de fois. Mais la jeune femme russe a succombé à ses blessures. Elle s'appelait Victoria Savchenko, elle avait 21 ans.
"Les secours mettent une éternité à arriver"
Après deux kilomètres, le camion est arrêté à hauteur du Palais de la Méditerranée, à 22h35. Le conducteur est abattu par des policiers. Sa course aura duré moins de trois minutes. Jean-Claude Hubler, aujourd'hui président de l'association Life for Nice, prête immédiatement main forte aux secours. "Appelez le 112, dites-leur de déclencher le plan Novi, ils comprendront !" lui lance un pompier. "Novi" pour "nombreuses victimes". Jean-Claude s'exécute. "Les secours mettent une éternité à arriver car, après la panique, une bonne partie des gens repartent en voiture, ce qui crée de gros bouchons", relate ce quinquagénaire originaire de la région parisienne.
La Niçoise Laetitia Robbe décide elle aussi de rester aider. "Si j'avais été touchée par le camion, j'aurais voulu qu'un parfait inconnu me tienne la main au moment de mon dernier souffle." Elle laisse sa fille et sa belle-fille avec une étudiante rencontrée quelques minutes auparavant. "Les images qui restent, six ans après, ce sont les premiers corps." Un pompier arrive à sa hauteur et lui demande de faire le tri entre les personnes décédées et celles qui peuvent encore être sauvées. La requête la surprend, "mais ils étaient débordés".
Au bout d'une demi-heure, les premiers hélicoptères atterrissent pour évacuer les victimes les plus gravement touchées. A mesure que la nuit avance, le bilan ne cesse de s'alourdir. Peu après minuit, le procureur de Nice annonce "une soixantaine de morts".
"Tu n'arrêtais pas de pleurer"
Alerté par ses supérieurs, Olivier Le Foll, alors chef du service sports chez iTélé, fait partie des premiers journalistes arrivés sur place. Il est en vacances dans sa famille, sur les hauteurs de Nice. "Je vois un papa, prostré, à genoux devant le corps de sa petite fille. Il ne pleure pas. C'est la première personne sur laquelle je tombe en arrivant. Il est 23h59", se souvient-il. Il appelle immédiatement sa rédaction et remonte la promenade en décrivant ce qu'il voit, en direct à l'antenne. "Je n'ai plus aucun souvenir de ce moment. J'étais en état de choc. Des gens m'ont dit : 'Tu n'arrêtais pas pleurer'", souffle le journaliste.
L'atmosphère lui revient. Silencieuse, seulement troublée par les téléphones portables sonnant dans le vide.
Au 45, promenade des Anglais, le High Club, boîte de nuit branchée, se change en poste médical avancé. Des dizaines de blessés y sont regroupés, souvent dans un état très critique avant d'être transférés vers les hôpitaux de la région.
"Je voulais soulever ce drap, mais je n'ai pas pu"
Jusque tard dans la nuit, la famille Borla cherche activement Laura, l'une de leurs jumelles. Au moment où le camion est passé, ses sœurs, sa mère et leurs amis ont juste eu le temps de sauter le muret de plusieurs mètres qui sépare la promenade de la plage de galets. Le père, Jacques, resté sur la promenade, a évité le camion de justesse. "Je me dis que Laura a dû se faire emporter par la foule, confie sa jumelle, Audrey. Mais quand je rentre chez moi, quelques heures après, je suis prise d'une douleur à la poitrine très forte, comme si la connexion entre nous se brisait. Comme si je sentais la douleur qu'elle avait en partant", explique la jeune femme, aujourd'hui âgée de 19 ans.
Jacques Borla et son épouse arpentent la promenade dans tous les sens. "Un moment, ma femme me dit : 'Regarde, elle est là-bas ! Je vois sa chaussure'. Je lui dis de rester où elle est. Je m'approche d'un corps, étendu par terre. Un drap avait déjà été posé dessus. Je voulais soulever ce drap, mais je n'ai pas pu. Quelque chose m'a dit : 'Ne le fais pas'. J'espérais tellement que ce ne soit pas elle. Si j'avais vu Laura, allongée là, je ne serais peut-être pas en train de vous parler", témoigne-t-il, ému.
Ils ne sauront jamais s'il s'agissait bel et bien du corps de leur fille. La famille apprend, trois jours après, que Laura fait partie des victimes. Ses proches se souviennent d'un "soleil", la "joie de vivre" chevillée au corps. "Elle voulait toujours aider ses copines, en prenant leur mauvaise énergie. Partout où on allait, elle parlait avec tout le monde. Elle ne passait jamais inaperçue", racontent-ils.
Au total, la nuit du 14 juillet 2016, 86 personnes ont été tuées, dont dix enfants et adolescents. Plus de 400 personnes ont été blessées physiquement, et plusieurs milliers traumatisées. Certaines d'entre elles viendront témoigner au procès de huit accusés, qui s'ouvre lundi 5 septembre à Paris.