Présidentielle : le jugement majoritaire pour lutter contre l’abstention et le vote utile ?
ÉLYSÉE 2022
Des assesseurs vident une urne en vue du dépouillement du vote pour le premier tour de l'élection présidentielle française, à La Possession, commune de l'île de La Réunion, le 10 avril 2022.
Expérimenté lors de la primaire populaire en janvier, le scrutin au jugement majoritaire fait de nouveau parler de lui lors de cet entre-deux-tours de la présidentielle. Une expérimentation menée par l’association Mieux Voter, le CNRS et l'Université Paris-Dauphine a permis de comparer le mode de scrutin actuel et le jugement majoritaire.
Avec 12 824 169 électeurs inscrits ayant préféré l’abstention à n’importe lequel des douze candidats présents lors du premier tour de l’élection présidentielle, le scrutin uninominal majoritaire direct à deux tours, pratiqué pour la présidentielle française depuis 1965, à une nouvelle fois montré ses limites. D’autant qu’il faut ajouter à ces abstentionnistes les 543 609 votes blancs, les 247 151 votes nuls et les très nombreux – mais incalculables – votes utiles.
"Si on raisonne en pourcentage des inscrits, le bloc abstention-blanc-nul arrive largement en tête au premier tour avec 27 % quand Emmanuel Macron ne fait que 20 %", analyse Chloé Ridel, cofondatrice de l’association Mieux Voter. "Cela signifie que, peu importe le gagnant le 24 avril, 80 % des Français inscrits sur les listes électorales n’auront pas voté pour le futur ou la future président(e) au premier tour, dont la légitimité sera extrêmement fragile."
L’association Mieux Voter milite depuis sa création, en janvier 2018, pour améliorer le système électoral français et propose la mise en place du jugement majoritaire. Imaginé au début des années 2000 par deux chercheurs du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Michel Balinski et Rida Laraki, ce mode de scrutin invite les électeurs à exprimer leur avis sur l'ensemble des candidats en leur attribuant une mention. Une méthode qui permet d'apprécier plusieurs candidatures et de les juger avec nuance, sans que celles-ci ne s’annulent.
"Outre l’abstention, le premier tour de la présidentielle a une nouvelle fois mis en évidence l’un des fléaux de notre démocratie : le vote utile, juge Chloé Ridel. Un nombre incalculable d’électeurs a préféré miser sur un candidat mieux placé dans les sondages plutôt que sur son premier choix."
>> À lire : Qu’est-ce que le jugement majoritaire utilisé par la Primaire populaire ?
De fait, Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ont bénéficié à plein de la logique du vote utile en siphonnant respectivement les voix de Valérie Pécresse, d'Éric Zemmour et du reste de la gauche. Pour autant, dans leur discours après l’annonce des résultats, ces trois candidats se sont exprimés comme si l’ensemble des votes qu’ils avaient recueillis correspondait à 100 % à un vote d’adhésion.
Mesurer la réelle adhésion à un candidat
Pour mettre en évidence ce paradoxe, l’association Mieux Voter a lancé, du 4 au 10 avril, une consultation en ligne pour comparer le mode de scrutin actuel avec le jugement majoritaire. Les participants étaient invités à choisir leur candidat au premier tour selon le scrutin uninominal majoritaire et à évaluer chaque candidat sur une échelle de mentions allant de "Excellent" à "À rejeter".
Près de 30 000 personnes ont pris part à la consultation, dont une immense majorité d’électeurs de gauche. Ainsi, au scrutin majoritaire, Jean-Luc Mélenchon a obtenu 55,46 % des suffrages des participants, suivi par Emmanuel Macron (14,38 %) et Yannick Jadot (10,52 %).
Mais même si cette consultation n’avait pas pour ambition de former un échantillon représentatif de l’électorat français et que les soutiens de Jean-Luc Mélenchon y ont été sur-représentés, "l’analyse des résultats est cependant très instructive", affirme le rapport écrit par Mieux Voter, le CNRS et l’Université Paris-Dauphine.
Si, sans surprise, on retrouve Jean-Luc Mélenchon également en tête du jugement majoritaire, avec une mention "Bien", suivi par tous les candidats de gauche, Emmanuel Macron tombe, lui, à la septième place, avec une mention "Insuffisant".
Par ailleurs, le jugement majoritaire permet de mesurer la réelle adhésion à un candidat. "Bien que 55 % des participants aient indiqué avoir l’intention de voter pour Jean-Luc Mélenchon au scrutin classique, ils ne sont que 18 % à lui attribuer la mention maximale 'Excellent', 22 % la mention 'Très bien' et 19 % la mention 'Bien'", souligne le rapport. De même, "le score de Yannick Jadot au scrutin majoritaire (10,52 %) ne reflète pas sa légitimité réelle puisqu’au jugement majoritaire, 36,7 % des participants estiment qu’il est au moins 'Bien'".
"Une note n’est pas un vote"
Pour autant, les électeurs français et la classe politique sont-ils prêts à changer de mode de scrutin ? L’expérience de la primaire populaire en janvier a été l’occasion d’entendre beaucoup de commentaires négatifs sur le jugement majoritaire.
"Une note n’est pas un vote. (…) Les électeurs ne sont pas des juges, ce sont des citoyens", a notamment commenté l’ancien président de la République, François Hollande, le 31 janvier, lors d’un débat organisé à Sciences-Po Paris.
"C’est bien qu’il y ait une discussion, répond Chloé Ridel. Toute idée nouvelle ou révolutionnaire est toujours accueillie par la moquerie. Mais désormais, le débat existe. C’est un sujet qu’il faut porter et cette élection le montre vraiment. Ce n’est plus possible d’avoir un mode de scrutin qui laisse sur le côté autant de monde."
En attendant, l’expérimentation lancée par Mieux Voter se poursuit pour le second tour de la présidentielle. Et alors que la consultation lancée auprès de ses militants par La France insoumise montre qu’une majorité s’est exprimée en faveur d’un vote blanc et que de nombreux électeurs de gauche sont tiraillés entre un vote Emmanuel Macron, un vote blanc ou l'abstention, le jugement majoritaire leur permettrait de faire barrage à l'extrême droite tout en jugeant le projet d'Emmanuel Macron "insuffisant".