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Présidentielle : "La colère de l'électorat de Jean-Luc Mélenchon vise d'abord Emmanuel Macron"

ENTRETIEN Des partisans du mouvement de La France insoumise (LFI) agitent des drapeaux lors d'un meeting de campagne à Lille, dans le nord de la France, le 5 avril 2022. Samedi soir, le parti La France insoumise (LFI) publiera les résultats de la consultation populaire qu'il a proposée en vue du second tour de l'élection présidentielle opposant Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Les électeurs de Jean-Luc Mélenchon constituent désormais la troisième force politique du pays. Leur vote, ou leur neutralité, est de fait un enjeu majeur du second tour de ce scrutin. Éclairage d'Erwan Lecoeur, politologue et spécialiste de l'extrême droite. Le chef du parti de La France insoumise (LFI) et candidat malheureux à la présidentielle Jean-Luc Mélenchon a lancé, mercredi 13 avril, la consultation de ses 310 000 soutiens en vue du second tour, qui oppose Emmanuel Macron (LREM, 27,84 %) à Marine Le Pen (RN, 23,15 %). Sur la plate-forme militante de LFI, Action populaire, ce rendez-vous entre le parti et sa base militante s'achèvera samedi 16 avril à 20 h.  "Abstention, vote blanc ou vote Emmanuel Macron" : tels sont les trois choix que le chef du parti de gauche soumet au jugement de ses militants. Une seule alternative, donc, est exclue : déposer un bulletin portant le nom de Marine Le Pen.  Sans doute échaudé par les critiques qui lui furent adressées lors de l'entre-deux-tours de l'élection présidentielle du printemps 2017, Jean-Luc Mélenchon a laissé cette année moins de place à l'ambiguïté, et ce dès les premières minutes qui suivirent l'annonce des résultats du 1er tour. "Il ne faut pas donner une seule voix à Mme Le Pen", avait répété non moins de quatre fois le tribun. Représentant 21,95 % des votants du 1er tour, l'électorat du troisième parti du nouveau paysage politique français constitue un réservoir de voix crucial pour les deux candidats en lice. Un butin de guerre à gagner pour s'imposer dans les urnes lors de l'ultime bataille politique, le second tour de l'élection présidentielle, le 24 avril.  Parmi les principaux axes de la campagne de Marine Le Pen au fil de cet entre-deux-tours, figure la fibre "tout sauf Macron", répandue au sein de plusieurs électorats. La volonté de tourner la page Macron pousserait certains au sein de l'électorat insoumis à voter pour la candidate d'extrême droite, si l'on en croit les instituts de sondage.  La porosité entre les électorats du RN et de LFI ne concerne qu'une minorité des électeurs de Jean-Luc Mélenchon, elle pourrait néanmoins bel et bien contribuer à une victoire de Marine Le Pen, si elle se double d'une abstention du "peuple de gauche" : c'est ce qu'explique Erwan Lecoeur, politologue, sociologue, spécialiste de l'extrême droite et chercheur associé au laboratoire Pacte de Grenoble. France 24 : Le dernier sondage Ipsos à ce jour annonce, parmi les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, 37 % d'intention de vote en faveur d'Emmanuel Macron, contre 18 % pour Marine Le Pen, les 45 % restants n'étant pas exprimés. Quels enseignements tirer de ce sondage ? Quel est le profil socio-économique et idéologique de ces 18 % qui seraient prêts à donner leur voix au Rassemblement national ? Erwan Lecœur : Premier constat : pour la première fois, on sent bien que, non seulement, il n'y a plus de front républicain, mais que même chez des militants de gauche, lesquels ont pourtant traditionnellement un réflexe anti-Le Pen, cet automatisme décline ; beaucoup peuvent s'abstenir ou voter blanc. Quant à ces 18 %, ils correspondent essentiellement à des catégories plutôt populaires et dépolitisées : elles estiment que le clivage entre la gauche et la droite n'explique plus la chose publique d'aujourd'hui, comme d'ailleurs 40 % de l'ensemble des Français. Comment décrypter leur démarche ? Ces 18 % sont avant tout des "fâchés pas fachos", pour reprendre une formule de Jean-Luc Mélenchon. Comme au Brésil, en Italie ou aux États-Unis, une portion de plus en plus importante des populations se sent lésée et ne vit la politique qu'au travers de ses multiples colères.  Ces populations ne raisonnent plus en termes de partis politiques, mais au travers du prisme de frustrations auxquelles les politiques ne répondent plus. Ils ont voté Mélenchon parce qu'ils sont fâchés, mais ce ressentiment est d'abord dirigé contre Emmanuel Macron, et non prioritairement contre Marine Le Pen, puisqu'elle n'était pas dans les sphères du pouvoir. La colère de ces 18 %, s'ils votent au second tour, se portera donc logiquement d'abord contre le responsable politique coupable, selon eux, de leur situation : Emmanuel Macron. Dès le soir du premier tour, Marine Le Pen a pris soin de "s'adresser à tous ceux qui n'ont pas voté pour Emmanuel Macron", et de facto aux électeurs de Jean-Luc Mélenchon, envers qui elle multiplie chaque jour les opérations de charme. Cette stratégie peut-elle faire mouche au sein de l'électorat LFI ? Permettez-moi de rappeler d'abord d'autres chiffres : le soir du premier tour, les sondages annonçaient parmi les électeurs de Mélenchon, environ 40 % d'abstention et de vote blanc, 30 % de vote en faveur du chef de l'État et 20 % pour le Rassemblement national. Les chiffres avancés par l'étude que vous mentionnez laissent donc présager qu'une tendance nouvelle se dessinerait  au sein de l'électorat de Jean-Luc Mélenchon.  La colère des électeurs insoumis au soir du premier tour, celle d'avoir raté la qualification de si peu (421 000 voix) faisait qu'une majorité relative se disait : "Puisque c'est comme ça, je n'irai pas sauver le soldat Macron, pas question que nous électeurs de gauche, volions au secours, pour la 3e fois, du candidat "de droite" face à l'extrême droite, suite à l'élection de Jacques Chirac en 2002 face à Jean-Marie Le Pen, puis celle d'Emmanuel Macron face à Marine Le Pen en 2017". Mais une partie des individus qui composent cet électorat est peut-être touchée par une prise de conscience : celle du caractère collectif de cette tendance au sein de l'électorat mélenchoniste, et de ce que cette tendance pourrait donc contribuer à une victoire de Marine Le Pen.  Ni les sondages, ni des politologues parmi les plus chevronnés, à ce jour, n'excluent à complètement le scénario d'une Élysée conquise par l'extrême droite. C'est une première dans l'histoire de la Ve République. D'abord frustré et comme mu par un coup de sang, l'électorat de Jean-Luc Mélenchon serait-il finalement gagné par la peur du RN ? C'est vrai, c'est exactement ce qui est en train de se produire. Pour la première fois, un certain nombre de fins connaisseurs du Rassemblement national, de politologues tels que ceux du Cevipof, d'instituts de sondage, voient bien qu'il y a une colère irrésolue dans notre société, du côté des Gilets jaunes notamment, et qu'elle pourrait se transmuter en vote plutôt préférentiel pour Marine Le Pen au second tour, sur la base d'une posture anti-Macron. Portant sur les domaines socio-économiques comme écologiques, la colère des électeurs de Mélenchon est d'abord et avant tout dirigée contre le chef de l'État. Mais cet électorat transite, comme vous le dites, d'une colère préliminaire contre Emmanuel Macron à une peur qu'avec Marine Le Pen parvenue au sommet de l'État, ce serait bien pire. C'est cela qui se joue dans les jours qui viennent, et va faire que – peut-être et en fin de course –, Marine Le Pen ne sera pas élue.  Dès le début de sa campagne, Marine Le Pen a relégué le traditionnel discours d'extrême droite sur le "grand remplacement" au second plan, au profit d'une croisade contre le "grand déclassement". Aux antipodes de la diplomatie macronienne, son positionnement sur nombre de questions internationales pourrait en outre, a priori, rejoindre ceux de Jean-Luc Mélenchon. Mais in fine, ces convergences peuvent-elles impacter suffisamment l'électorat de La France insoumise ? Oui, et cet impact touche deux publics distincts. Il peut d'abord pousser une frange de mélenchonistes à voter pour le Rassemblement national, frange certes minoritaire, mais qui pourrait néanmoins suffire à assurer une victoire électorale à Marine Le Pen. Par ailleurs, ces convergences (réelles ou supposées) entre les deux visions politiques peuvent semer la confusion dans les rangs d'une autre partie de l'électorat insoumis, confusion qu'on pourrait résumer par ce type de questionnement : "Pourquoi irais-je voter pour Emmanuel Macron tandis que Marine Le Pen rejoint La France insoumise sur nos choix vis-à-vis de la guerre en Ukraine, de l'Otan, sur les retraites, ou encore au sujet du référendum d'initiative citoyenne (RIC) promu par les Gilets jaunes ?" Si face à un "peuple de gauche" gagné par la confusion, le "peuple populiste", que Marine Le Pen travaille depuis des années, venait, lui, à moins s'abstenir le 24 avril, ce que nous politologues désignons par le "niveau différentiel d'abstention" basculerait inexorablement en faveur du Rassemblement national. La France vivrait alors un "accident politique" : l'accession de Marine Le Pen au palais de l'Élysée, et ce alors même qu'une majorité de Français demeurent incompatibles avec son ADN politico-idéologique.

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