Meurtre de Lola : pourquoi le terme "francocide", utilisé par Eric Zemmour, ne recouvre aucune réalité factuelle ni juridique
Ce néologisme, employé ces derniers jours par le leader du parti Reconquête !, vise à désigner l'homicide d'une personne française par un étranger, en raison de sa nationalité. Il est repris massivement par les sphères identitaires.
L'instrumentalisation d'un drame pour tenter de faire infuser des théories racistes. Ces derniers jours, le meurtre de Lola a particulièrement mobilisé l'extrême droite, notamment du côté de Reconquête !, le parti d'Eric Zemmour, qui y voit le symbole du laxisme de la politique migratoire d'Emmanuel Macron. La principale suspecte, Dahbia B., une Algérienne de 24 ans, faisait l'objet d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF) depuis fin août. Des militants zemmouriens se sont rassemblés jeudi 20 octobre à Paris, pour rendre hommage à la collégienne de 12 ans et à toutes les "victimes de 'francocides'", selon leur formule employée sur les réseaux sociaux.
Ce néologisme est devenu un hashtag sur Twitter, massivement repris dans les sphères identitaires pour qualifier la mort de l'adolescente. Stéphane Ravier, sénateur Reconquête ! des Bouches-du-Rhône, l'a utilisé à huit reprises au sujet du meurtre de Lola, tout comme les vice-présidents du parti, Guillaume Peltier et Marion Maréchal, qui l'ont employé plusieurs fois eux aussi. Si le terme "a tourné sur les réseaux sociaux zemmouriens dès cet été déjà", comme le relève l'historien et chercheur Nicolas Lebourg, il est en passe de devenir un nouveau pilier du discours de l'ultra-droite.
Une analogie douteuse avec les féminicides
Eric Zemmour, qui a forgé le mot, a présenté ce nouveau concept le 11 septembre dernier, à l'occasion de l'université d'été de son parti, dans les Alpes-de-Haute-Provence. "Le tabassage, le viol, le meurtre, l'attaque au couteau d'un Français ou d'une Française par un émigré, n'est pas un fait divers. Pas plus un fait divers que le meurtre d'une femme par son mari. C'est un fait politique que j'appellerai désormais 'francocide'", a-t-il lancé solennellement face à ses partisans.
Le candidat déçu à la présidentielle et aux législatives a expliqué s'être inspiré des féministes – qu'il dénigre pourtant à longueur d'argumentaires – pour créer de toutes pièces un élément de langage au service de son idéologie. Eric Zemmour a reconnu la capacité des féministes à "politiser" les choses, puisqu'elles sont parvenues imposer le terme "féminicide" dans l'espace public. Pour Nadia Makouar, linguiste spécialisée dans l'analyse des discours politiques, médiatiques et juridiques, les concepts de "féminicide" et de "francocide" ont pourtant une trajectoire inverse : "Le premier est le résultat d'observations documentées, qui a amené à créer le mot. Le second part d'une intention de faire croire que tout meurtre d'un Français par une personne immigrée serait intentionnellement un méfait raciste."
Pour comprendre à quel point le terme "féminicide" est ici dévoyé, il faut reprendre sa définition. Pour l'Organisation mondiale de la santé (OMS), il s'agit d'un "homicide volontaire de filles ou de femmes, au simple motif qu'elles sont des femmes". Le caractère genré du mobile doit être présent. Dans le livre qu'elle a coordonné, Féminicides – une histoire mondiale (La Découverte), l'historienne Christelle Taraud dresse un vertigineux tableau, aux côtés d'une centaine d'autres autrices et auteurs, des homicides volontaires que les femmes ont subis et continuent de subir depuis des millénaires, montrant qu'il s'agit bien d'un phénomène social documenté, massif et enraciné.
Il est aussi quantifié : selon l'Office des Nations unies contre les drogues et le crime (ONUDC), 47 000 femmes et filles ont été tuées à travers le monde en 2020 par leur partenaire, ou un membre de leur famille. En France, le ministère de l'Intérieur a recensé 122 femmes qui ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en 2021. Le "féminicide" n'est donc pas simplement le fait qu'un "homme tue sa femme, sa maîtresse", comme l'a résumé Eric Zemmour.
La question de l'intentionalité du crime
Pour l'avocat Arié Alimi, "il n'y a aucune analogie à faire entre genre et nationalité, car aucune donnée ne démontre une domination historique et pérenne d'une nation étrangère sur la nation française". "Eric Zemmour vient insinuer l'idée qu'il y aurait une domination des étrangers sur les Français pour alimenter un sentiment de peur et d'insécurité", pointe de son côté Anne-Sophie Wallach, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature.
Dans un tweet appelant à manifester en mémoire de la jeune Lola, l'ancien chroniqueur de CNews cite les prénoms de Timothy, Laura et Mauranne, qu'il estime eux aussi victimes d'un "francocide". Le premier a été poignardé par un Afghan d'une trentaine d'années en 2019, reconnu en mars dernier comme pénalement irresponsable en raison de ses troubles psychiatriques. Laura et Mauranne, deux cousines de 20 et 22 ans, ont, elles, été assassinées par un terroriste à la gare Saint-Charles de Marseille, en 2017. Ces homicides ont donc pour seul point commun d'avoir été commis par des étrangers, dans des contextes et pour des motifs pourtant très différents.
La notion d'intentionalité cristallise la fragilité de la théorie d'Eric Zemmour, qui ne semble pas savoir lui-même comment se positionner sur le sujet. "Je n'ai pas dit que c'était un crime raciste (...) Je ne dis pas du tout qu'il y a une intention raciste", a-t-il déclaré dans un premier temps sur BFMTV jeudi, à propos du meurtre de Lola. Un peu plus tard, il a pourtant répond par l'affirmative à la question : "Vous pensez que cette suspecte a choisi cette petite fille, Lola, parce qu'elle est blonde aux yeux bleus ?" Et ce alors qu'aucun élément de l'enquête ne corrobore, jusqu'à présent, ses propos.
Une "exacerbation du discours raciste"
Pour Karine Bourdié, coprésidente de l'Association des avocats pénalistes (Adap), "on est complètement dans l'instrumentalisation d'une tragédie dans laquelle il n'y aucun ressort relatif à la nationalité de la victime mais qui est utilisée pour allumer un incendie à l'entrée du cimetière". L'avocate relève au passage que "l'arsenal législatif est déjà très complet" pour lutter contre les infractions visant une personne en raison de son appartenance vraie ou supposée à une nationalité. "C'est une circonstance aggravante prévue par l'article 132-76 du Code pénal", rappelle-t-elle.
Pour la pénaliste, la notion de "francocide" "n'est pas loin de l'incitation à la haine raciale" car elle crée une "hiérarchisation des vies humaines qui confine aux théories suprémacistes". C'est-à-dire une idéologie intrinsèquement raciste, qui établit la supériorité des individus blancs sur le reste de l'humanité.
Le terme de "francocide" fait écho à d'autres éléments de langage complotistes et racistes employés par l'extrême droite, comme le fameux "grand remplacement". Eric Zemmour n'est certes pas à l'origine de l'expression – que l'on doit à l'écrivain d'extrême droite Renaud Camus – "mais il a beaucoup contribué à la répandre", note la linguiste Nadia Makouar. Pour la spécialiste, l'utilisation du mot "francocide" marque "une nouvelle étape dans l'exacerbation du discours raciste" car le polémiste ne parle plus seulement de "destruction de la culture française" mais bien "d'atteinte aux personnes". Elle rappelle que le suffixe "cide" vient du latin, qui veut dire "frapper, tuer".
La ligne d'Eric Zemmour semble s'être encore radicalisée ces derniers jours. L'ancien prétendant à l'Elysée a affirmé jeudi sur BFMTV que "nous vivons un moment historique où le peuple français est en danger de mort". Si la linguiste Nadia Makouar ne trouve pas le mot de "francocide" "très intuitif", elle redoute qu'il finisse "par prendre le sens qu'Eric Zemmour veut lui donner, à force de le marteler".