Métaux rares : le sous-sol canadien, nouveau terrain d’affrontement sino-américain
Richesses du monde
La Chine produit déjà plus de 70 % des batteries au lithium du monde, et cherche à maîtriser toute la chaîne de fabrication depuis l'extraction minière. Le Canada pourrait, à cet égard, être déterminant à l'avenir.
L’armée américaine veut investir dans des compagnies minières au Canada, a rapporté la presse canadienne dimanche. Le Pentagone espère ainsi contrer ce qu’il perçoit comme une tentative chinoise de faire main basse sur les ressources en métaux rares – comme le lithium – du sous-sol canadien.
"Pas de nouvelle Guerre froide", ont promis le président américain Joe Biden et son homologue chinois Xi Jinping, lundi 14 novembre. Mais alors que les deux chefs d’État se sont très diplomatiquement serré la main en amont de l’ouverture du G20 à Bali, l’armée américaine se prépare à lancer une nouvelle offensive qui vise à contrer la Chine : investir dans les mines canadiennes.
Le Pentagone veut mobiliser une partie d’un nouveau fonds doté de plusieurs centaines de millions de dollars pour promouvoir une exploitation "made in North America" des très recherchés métaux rares, a affirmé dimanche CBC News, la chaîne publique d’information canadienne.
Une initiative qui montre à quel point le secteur minier canadien "se retrouve au cœur d’un gigantesque combat géopolitique" entre les États-Unis et la Chine pour l’accès à ces ressources stratégiques.
Le Canada, futur grand des métaux rares ?
Avant le Pentagone, Pékin s’était, en effet, fortement intéressé aux mines canadiennes. "Ces dix dernières années, la Chine a participé à l’acquisition et aux investissements dans 89 sociétés canadiennes liées au secteur minier", a comptabilisé la chaîne américaine d’information économique Bloomberg dans une enquête publiée vendredi. Dernier exemple en date, Neo Lithium, un groupe minier canadien, avait été acquis en février dernier pour un prix estimé à environ un milliard de dollars par son rival chinois Zijin Mining.
Une acquisition symboliquement importante car elle a été réalisée alors que les tensions commerciales entre Pékin et Washington, principal allié du Canada, étaient vives. Le rachat de Neo Lithium a ainsi "pu donner l’impression à la Chine que le Canada était très favorable à ces investissements" malgré le contexte, note The Diplomat, un site spécialisé dans l’actualité géopolitique en Asie.
>> À lire aussi : "En Europe, la course au lithium, enjeu majeur de la transition énergétique"
Pour Pékin, c’était une très bonne nouvelle : le signe que tous les alliés de Washington n’avaient pas encore fermé leur porte à la plupart des investissements chinois. D'autant plus que le Canada est appelé à compter sur la carte mondiale des métaux rares tels que le lithium ou le cobalt.
Pour l’instant, le Canada reste encore un acteur secondaire par rapport aux plus importants producteurs de ces ressources essentielles à la fabrication des piles pour les voitures électriques, de certaines solutions de stockage pour les énergies renouvelables et pour une série d’équipements militaires tels que les systèmes de guidage de missiles. Autant de secteurs dans lesquels la Chine veut jouer le premier rôle.
Les poids lourds de l’extraction des métaux rares sont "la Russie, l’Australie et la Chine", rappelle Zeno Leoni, spécialiste des relations sino-américaines au King’s College de Londres. Même des pays comme l’Argentine, la République démocratique du Congo ou les Philippines produisent davantage que le Canada.
Mais Ottawa assure que le sous-sol canadien regorge de réserves qui pourraient propulser le pays dans la cour des grands fournisseurs mondiaux de lithium, cobalt, nickel et autres césium. Certaines provinces canadiennes – comme l’Ontario – ont même publié des cartes de gisements potentiels qui donnent l’impression d’un eldorado de terres rares.
La guerre en Ukraine, révélatrice de la "menace" chinoise
La stratégie de la Chine a été d’investir en prévision de cette ruée sur les ressources canadiennes. Le plan de Pékin a consisté à "utiliser sa force de frappe financière pour créer une dépendance économique afin que le Canada soit obligé de se tourner vers la Chine plutôt que les États-Unis lorsque l’exploitation des gisements deviendra réalité", résume Zeno Leoni.
Et Washington a longtemps laissé faire. Même durant la présidence de Donald Trump, lorsque l’administration américaine avait déclaré une "guerre commerciale" à la Chine, Pékin avait pu continuer à faire ses emplettes au Canada.
Il a fallu la guerre en Ukraine pour assister à une prise de conscience de Washington. Lorsque les exportations russes et ukrainiennes de composants essentiels pour la fabrication de semi-conducteurs – tels que le néon – se sont taries à cause du conflit, les États-Unis ont mesuré leur dépendance à certaines ressources contrôlées par des pays parfois hostiles.
Dans le cas des métaux rares, la Chine "produit déjà plus de 70 % des batteries au lithium du monde", rappelle Jean-François Dufour, expert de l'économie chinoise et cofondateur de Sinopole, un centre de ressources sur la Chine. Les investissements chinois dans des mines, aussi bien en Australie qu’en République démocratique du Congo, en Argentine et au Canada, "démontrent que Pékin veut maîtriser la chaîne de bout en bout", précise ce spécialiste.
De quoi faire froid dans le dos à Washington, car Pékin "a déjà utilisé par le passé l’arme de l’embargo sur les terres rares pour faire pression sur un autre pays", rappelle Jean-François Dufour. C’était en 2010 pour faire plier le Japon dans le cadre d’un conflit concernant les droits de pêche dans des eaux revendiquées par les deux pays.
Le Canada durcit le ton
Les investissements chinois dans les mines canadiennes sont ainsi devenus beaucoup plus controversés. C’est d’abord Ottawa qui a durci le ton face à Pékin. En octobre, le gouvernement de Justin Trudeau a modifié la loi pour empêcher les sociétés liées à un État d’investir dans des groupes miniers canadiens. Une manière de viser la Chine – dont la plupart des entreprises ou banques qui investissent à l’étranger sont liées à l’État – sans le dire.
Si le message n’était pas suffisamment clair, François-Philippe Champagne, le ministre canadien de l’Industrie, a ordonné, début novembre, à trois groupes chinois de sortir du capital des sociétés minières canadiennes.
L’intérêt du Pentagone pour les mines canadiennes est, à ce titre, "un investissement préventif visant à fermer la porte aux ambitions chinoises sur le sous-sol nord-américain", note Jean-François Dufour.
Pour ce faire, l’armée peut puiser dans une cagnotte de 500 millions de dollars mise en place par le plan d'investissement sur le climat promulgué par Joe Biden en août 2022. Ce texte prévoyait de donner un coup d’accélérateur à une filière nord-américaine des métaux rares "essentielle pour des technologies au cœur d’un développement durable". La Maison Blanche a invoqué le Defense Production Act, une loi de 1950 qui permet aux militaires américains d’investir directement pour augmenter les capacités de production, comme si on était en temps de guerre. Un texte "qui concerne également le Canada car ce dernier appartient depuis des décennies à la 'base industrielle militaire' des États-Unis", rappelle CBC News.
Pour l’instant, c’est une manœuvre défensive pour bouter la Chine hors des potentielles futures mines canadiennes. Mais le Pentagone a également demandé au Congrès de lui permettre d’investir directement dans des exploitations de métaux rares en Australie et au Royaume-Uni.
L’idée serait alors "de mettre sur pied une coalition internationale pour casser le quasi-monopole chinois sur ces terres rares", souligne Zeno Leoni. Pour cet expert, si Washington y parvient, "cela forcera Pékin à revoir toute sa stratégie de développement technologique".