Les acteurs de terrain au front pendant les émeutes : "Et maintenant il faut tout rattraper"
mort de Nahel
Pendant les six nuits d’émeutes qui ont secoué la France, après la mort de Nahel, tué lors d’un contrôle de police, médiateurs, militants associatifs et élus ont passé du temps auprès des jeunes et des parents sur le terrain. Une présence qui a contribué à faire redescendre la tension, mais ils jugent la situation fragile. Témoignages.
À Vitry-sur-Seine dans le Val-de-Marne, Lufiane N'Dongola, 42 ans, a passé trois nuits dehors à discuter avec des jeunes autour de l'avenue Roger-Derry, située à proximité de la mairie et dans le quartier populaire du "8 mai 1945". Cette ville de banlieue parisienne a dû faire face aux violences qui ont suivi la mort du jeune Nahel, tué mardi 27 juin à Nanterre lors d’un contrôle de police. "Les nuits ont été très virulentes à Vitry, dès la soirée de mercredi des abris du tramway ont été cassés, des poubelles incendiées, des commerces dévalisés", raconte le président de l’association Lol’idays, qui mène des actions sociales et d’éducation populaire auprès des familles et des jeunes depuis 10 ans.
"De 23 heures à 3 heures du matin, les élus étaient là aussi, et d'autres associations. On était beaucoup d'adultes, à Vitry on s'est vraiment mobilisés. On est allés voir les jeunes pour les sensibiliser, dire qu'on est à leur écoute – même si ça n'a pas empêché au début qu'ils cassent devant nous. Mais ils savaient qu'ils avaient des adultes avec qui ils pouvaient parler", poursuit Lufiane N'Dongola, persuadé que leur intervention a contribué les jours suivants à limiter la casse et faire cesser les violences.
Le week-end dernier, malgré la tension et la crainte de nouveaux troubles, Lufiane N'Dongola a tenu à organiser un temps de parole en marge d'un concert avec des jeunes de la ville. "C'était essentiel, pour désamorcer", estime-t-il. À travers ses épiceries solidaires, ses formations au Bafa, l'association est en contact constant avec les jeunes de la ville et Lufiane N'Dongola a constaté une dégradation des relations entre eux et la police. "Le dialogue était déjà rompu depuis longtemps, mais avec la mort de Nahel, c'est comme si la goutte d'eau avait fait déborder le vase. Et maintenant il faut essayer de tout rattraper. Il faut d'abord être avec eux, les écouter, parler et chercher des alternatives".
Des ateliers en présence d'une ancienne policière
Le comportement de la police vient parfois lui mettre des bâtons dans les roues. La nuit de vendredi, alors que Lufiane N'Dongola et d'autres stationnent pour discuter avec une bande de jeunes, des policiers prennent à partie les adultes devant les plus jeunes. "'Dégagez ! Dégagez !', ils ont crié ça avant de tirer vers nous du gaz lacrymogène sans savoir ce qu'on faisait. Nous étions venus éteindre le feu, bénévolement, et nous nous sommes fait insulter. Mais le pire, c'est que ça discrédite notre travail auprès des jeunes".
Pour autant, le président de l'association Lol'idays, qui travaille depuis plus de 25 ans dans les quartiers populaires à Grigny, dans le département voisin de l’Essonne, et à Vitry ne baisse pas les bras. Au contraire, il veut "agir vite". Pour ce, il a prévu la tenue d'un atelier de formation citoyenne en présence d'une ancienne policière dans les semaines à venir. "On travaillera ensemble sur le 'contrôle d'identité', comment se comporter, et sur la peur au contact de la police", explique-t-il.
"Les médiateurs n'ont pas reconnu les jeunes du quartier"
À Clichy-sous-Bois, autre ville populaire de banlieue parisienne, élus et médiateurs n'ont pas attendu les recommandations d'Emmanuel Macron pour aller sur le terrain. Après s'être postés à la sortie des écoles dès jeudi afin de sensibiliser les adultes, ils sont allés faire du porte-à-porte vendredi soir pour demander aux parents de garder les enfants à la maison. La veille, les dégâts ont été si lourds que la mairie a pris un arrêté instaurant un couvre-feu pour les mineurs de 22 heures à 6 heures du matin.
Cette commune de Seine-Saint-Denis reste encore marquée par le souvenir des émeutes de 2005 qui ont débuté ici, après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, 15 et 17 ans, électrocutés dans un transformateur EDF en fuyant un contrôle de police.
Mariam Cissé, conseillère municipale depuis 2008 et cousine de Bouna Traoré, a passé une partie de la soirée de jeudi avec les médiateurs dans les rues de la ville. Ils n'ont pas réussi à empêcher l'incendie de la bibliothèque, se désole-t-elle : "On a perdu notre bibliothèque. On s'est retrouvés le lendemain pour sauver tous ce qu'on pouvait sauver. Les livres ont pris l'eau après que le bâtiment a été inondé par les pompiers pour éteindre le feu."
D'autres dommages ont été commis dans la commune, notamment sur des câbles internet qui ont privé de la fibre une partie des habitants du quartier du Chêne pointu, où vivent des familles dans une grande précarité. Conséquence des violences, la décision de la région (Île-de-France) d’arrêter les bus et les tramways après 21 h a empêché certains de se rendre au travail faute de transports en commun. Ce quartier se trouve à près d’une heure à pied du RER le plus proche, et nombre d’habitants, qui travaillent de nuit dans d'autres villes, ne disposent pas d’un véhicule.
"Les médiateurs n'ont pas reconnu les jeunes du quartier, raconte Mariam Cissé. Ce ne sont pas ceux qu'on côtoie habituellement qui ont commis ces dégâts. Je pense que les réseaux sociaux ont joué un rôle d'amplificateur et de démesure".
Chez elle, les évènements des derniers jours ravivent le souvenir de 2005. "Naturellement ça me renvoie à quelque chose de déjà connu et à la manière dont la ville et les habitants de Clichy-sous-Bois ont tenté de se relever de cette image [négative]". "J'ai espoir que l'État prenne à bras le corps la question des quartiers populaires", ajoute l'adjointe au logement et à l'habitat durable. "Sur l'aspect urbain on a beaucoup avancé, mais la vie quotidienne des gens elle n'a pas beaucoup changé. Remplir son frigo à la fin du mois reste encore une priorité ici".
"La nuit, un monde sans adulte"
Yazid Kherfi, lui, se souvient des émeutes de 1983 qui ont éclaté après des violences policières aux Minguettes, dans la banlieue lyonnaise. "L'histoire se répète", regrette le directeur de l'association Médiation Nomade. Cet ancien braqueur de 62 ans est aujourd'hui expert en prévention de la délinquance. Avec le camping-car de son association, il passe une partie de la nuit au pied des tours dans les cités pour faire parler les jeunes qui traînent dehors. Il a fait la tournée de plus de 200 quartiers populaires sur toute la France à la demande des communes. Ce week-end encore, il est allé à la rencontre de jeunes à Mantes-la-Jolie, en région parisienne.
"La nuit", décrit Yazid Kherfi, "j'observe un monde sans adulte. Les jeunes sont seuls, les parents sont démunis, les Maisons des jeunes ont fermé, les éducateurs et les médiateurs ont fini leur service. Il y a beaucoup moins de moyens qu'avant. L'argent est mis dans le sécuritaire avec des caméras de vidéosurveillance, mais on oublie la prévention et l'humain".
D'après cet expert en prévention spécialisée, enseignant en master de science de l'éducation à l'université de Nanterre, les jeunes qu'on a vu mettre le feu aux biens publics et saccager les boutiques la semaine passée sont ceux que les sociologues appellent "les invisibles". "Ils sont en échec scolaire, échec professionnel, ils sortent du radar des institutions, de l'école, de l'emploi … Le monde les a entendus ces derniers jours. Ils ont trouvé un moyen d'exister par la violence. Ce sont des jeunes qui ne vont pas bien, qu'on considère comme des 'nuls' depuis des années. On les a laissés entre eux, alors ils ont fini par entretenir un discours clos."
Pour lui, il y a urgence à renouer avec ces jeunes : "Il faut remettre des moyens sur les 'emmerdeurs'. Dans les écoles on doit se former davantage et prendre le temps de travailler avec 'les pires'". "Ce qu'ils ont fait, j'appelle ça de l''autodestruction.'"