"La justice n'est pas une réunion de copropriétaires" : le recours à la visioconférence aux assises inquiète avocats et magistrats
"La justice n'est pas une réunion de copropriétaires" : le recours à la visioconférence aux assises inquiète avocats et magistrats
Des syndicats de magistrats et d'avocats ont saisi le Conseil d'Etat contre une ordonnance autorisant le recours à la visioconférence, le temps de la crise sanitaire, pour faire comparaître un accusé pendant les plaidoiries et les réquisitions. Ils dénoncent une "atteinte préoccupante au fonctionnement de la justice".
"C'est absolument scandaleux d'imaginer qu'une personne qui encourt de très lourdes peines ne puisse pas assister physiquement de bout en bout à son procès", estime Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, auprès de franceinfo. L'organisation, avec le Syndicat des avocats de France (SAF) et l'Association des avocats pour la défense des droits des détenus, a déposé, lundi 23 novembre, un recours auprès du Conseil d'Etat contre une ordonnance du ministère de la Justice, signée mercredi 18 novembre, qui permet d'assouplir l'usage de la visioconférence lors des procès en matière pénale, y compris aux assises.
Dans le détail, ce texte autorise exceptionnellement, le temps de la crise sanitaire du Covid-19, que l'ultime partie des procès d'assises, qui comprend les plaidoiries, les réquisitions et l'annonce du verdict, puisse se dérouler en l'absence physique des accusés. L'utilisation de la visioconférence n'est donc permise qu'après la clôture des débats, à un moment où l'accusé est plus "passif", a justifié le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, dimanche, sur BFMTV. Par ailleurs, cette possibilité est laissée à l'appréciation des présidents des juridictions, "sans qu'il soit nécessaire de recueillir l'accord des parties", prévoit le texte.
"Une violation des droits fondamentaux"
L'ordonnance aurait ainsi pu permettre au procès des attentats de janvier 2015 de reprendre lundi, après trois semaines d'interruption, en raison de l'état de santé du principal accusé, Ali Riza Polat, atteint du Covid-19. Dans un message adressé aux parties, jeudi 19 novembre, le président de la cour d'assises spéciale de Paris évoquait la possibilité de faire comparaître l'accusé par visioconférence, comme le permet cette nouvelle ordonnance.
Une proposition qui a fait bondir les avocats au procès. "Cette ordonnance (...) est une violation inique et flagrante des droits fondamentaux des justiciables et des droits de la défense", se sont insurgés 19 avocats de la défense, dans une tribune parue samedi dans Le Monde. Dans une tribune distincte, 47 de leurs confrères défendant les parties civiles ont eux aussi dénoncé une "atteinte préoccupante au fonctionnement de la justice, dont personne ne saurait se satisfaire".
Une "perte d'humanité" pendant les procès
Si cette ordonnance provoque l'ire des avocats, c'est parce "qu'elle change toute la symbolique de l'audience", explique Estellia Araez, présidente du SAF, à franceinfo. "En visioconférence, l'accusé n'a ni l'ambiance, ni une vision complète de ce qu'il se passe dans la salle", estime-t-elle. Un constat partagé par Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux (CNB), qui a également déposé un recours auprès du Conseil d'Etat, lundi, contre ce texte. "Il faut qu'on puisse voir les battements de cils du mis en cause, entendre ses silences, détaille-t-elle. Tout ça est très important dans la recherche de la vérité."
"La justice, ce n'est pas une réunion de copropriétaires, il y a des enjeux de la vie : la garde d'un enfant, une peine de prison…" ajoute-t-elle. Les avocats et magistrats interrogés par franceinfo craignent que la visioconférence n'entraîne une perte d'"humanité" pendant les procès, y compris pour les parties civiles. "C'est attentatoire aux droits des victimes, [parce qu']un procès, c'est aussi les regards et les demandes de pardon éventuelles [des accusés]", rappelle Katia Dubreuil.
Une technique jugée "défectueuse"
Au-delà de la symbolique, la mise en place de la visioconférence soulève également des problèmes techniques. "On n'entend pas bien, il y a des coupures, le cadrage est mauvais", énumère Katia Dubreuil, qui juge cette technique "défectueuse". Des conditions dégradées qui contribuent à donner "une vision encore plus indigne de la personne qu'on juge", selon Estellia Araez.
Qu'en est-il par ailleurs de la place de l'avocat du mis en cause ? S'il fait le choix de se tenir aux côtés du prévenu ou de l'accusé, en prison, "il risque de ne pas être bien audible par les magistrats au tribunal", fait valoir Katia Dubreuil. Mais si l'avocat se présente dans la salle d'audience, alors "il ne peut pas exercer directement son rôle de conseil et de soutien auprès de son client", ajoute-t-elle.
Eric Dupond-Moretti a quant à lui avancé qu'il n'y avait pas d'autre "solution" pour que la "justice tourne" en pleine épidémie. "Les mêmes avocats qui disaient que ce n'est pas possible que [la justice] s'arrête aujourd'hui me font un procès", a fustigé le ministre de la Justice, dimanche, ajoutant que "cette ordonnance n'est pas contraignante".
Contacté par franceinfo, le ministère de la Justice martèle que "l'idée n'est absolument pas que tous les procès aux assises se tiennent en visioconférence". "On n'impose à aucune juridiction d'avoir recours à la visioconférence, c'est toujours à l'appréciation du juge, du président de l'audience", assure-t-on à la Chancellerie, en rappelant que des dispositions similaires avaient été adoptées lors du premier confinement. En réalité, contrairement à cette nouvelle ordonnance, le texte signé en mars ne s'appliquait pas aux juridictions criminelles, dont font partie les cours d'assises.
"Que la visioconférence soit utilisée pour répondre à une urgence sanitaire, on peut l'entendre, mais il ne faut pas que ça devienne une généralité", met en garde Olivier Cousi, bâtonnier de Paris, auprès de franceinfo. Pour Christiane Féral-Schuhl, l'assouplissement du recours à la visioconférence s'intègre dans une logique économique "pour aller plus vite, être plus efficace à moindre coût". De son côté, le ministère de la Justice tient à lever toute ambiguïté : "C'est bien un dispositif temporaire et limité dans le temps. Il n'a jamais été question de le pérenniser."
Lundi matin, lors de la reprise du procès des attentats de janvier 2015, les avocats ont une nouvelle fois exprimé leur opposition au recours à cette technique. "Si vous décidiez d'utiliser ce texte, qui est du ressort de la dictature, ça veut dire que ça n'est pas seulement la défense, c'est l'ensemble des citoyens qui ne croiraient plus du tout dans le système judiciaire", a lancé Isabelle Coutant-Peyre, l'avocate d'Ali Riza Polat, au président de la cour. "Votre procès doit être historique, mais il ne peut rester dans la mémoire de l'histoire comme le cercueil d'un certain nombre de droits", s'est emporté Antoine Comte, avocat des parties civiles.
Le président de la cour d'assises spéciale a finalement ordonné la suspension du procès jusqu'au lundi 30 novembre, ajoutant que l'usage de la visioconférence n'était à ce stade pas "nécessaire". Quelques heures plus tard, le débat sur la visioconférence s'est également invité à l'ouverture du procès des "écoutes", où Nicolas Sarkozy comparaît. Le tribunal correctionnel de Paris a suspendu l'audience, lundi après-midi, le temps de réaliser une expertise médicale d'un des prévenus, l'ancien haut magistrat Gilbert Azibert. Selon les résultats, le tribunal décidera jeudi de le faire comparaître par écran interposé – une option rejetée en bloc par la défense – ou de renvoyer l'audience.
De son côté, le Conseil d'Etat examinera, mardi après-midi, les différents recours déposés contre l'ordonnance du ministère de la Justice.