L'entrée de Missak Manouchian au Panthéon, un hommage à tous les résistants étrangers
SECONDE GUERRE MONDIALE
Quatre-vingts ans jour pour jour après son exécution au fort du Mont-Valérien par les nazis, le résistant arménien Missak Manouchian fait son entrée au Panthéon, mercredi 21 février. Une reconnaissance envers le chef du groupe de "l'Affiche rouge", mais aussi un hommage à tous les résistants étrangers.
"Je m'étais engagé dans l'Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement". Deux heures avant d’être fusillé au fort du Mont-Valérien, dans une ultime lettre, Missak Manouchian exprime le souhait que son pays d’adoption n’oublie pas son sacrifice.
Quatre-vingts ans jour pour jour après l’écriture de ces mots, le vœu du résistant arménien va être exaucé. Il va faire son entrée au Panthéon, mercredi 21 février, aux côtés de son épouse Mélinée.
"Missak Manouchian incarne les valeurs universelles" de liberté, égalité, fraternité au nom desquelles il a "défendu la République", avait déclaré l’Élysée en juin dernier, lors de l’annonce de cette panthéonisation. "Le sang versé pour la France a la même couleur pour tous", avait également souligné la présidence de la République dans un communiqué.
"C’est un tournant mémoriel. C’est le premier résistant étranger et le premier résistant communiste à entrer au Panthéon", insiste pour sa part l’historien Denis Peschanski, conseiller scientifique du collectif ayant milité pour l’entrée dans le temple des immortels français de celui qui était devenu, en 1943, l’un des responsables des Francs-tireurs et partisans de la main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI), organisation de résistance communiste regroupant des étrangers et des apatrides.
Un orphelin du génocide arménien
Rien ne prédestinait Missak Manouchian à un tel destin. Né en 1906 dans la ville d'Adiyaman, dans le sud-est de l'actuelle Turquie, il est un orphelin du génocide arménien. Il n’a que neuf ans lorsque son père meurt les armes à la main, tué par les Turcs. Sa mère disparaît peu après, emportée par la famine, lors de la déportation des Arméniens. Recueilli par un orphelinat francophone au Liban, il se découvre très tôt un amour pour la littérature du pays des Lumières et compose ses premiers poèmes.
En 1924, il réussit à immigrer en France avec son frère Garabed. Les deux exilés s’installent à Paris. Missak travaille alors comme tourneur aux usines Citroën. Mais trois ans plus tard, le malheur frappe à nouveau. Garabed meurt d’une tuberculose. "Missak est orphelin de ses parents, puis de son frère. La mort est très présente dans sa vie", décrit Denis Peschanski.
Après avoir perdu son emploi lors de la Grande Dépression, l’immigré arménien survit de petit boulot en petit boulot. Il suit aussi des cours à la Sorbonne en auditeur libre et publie des articles sur la littérature française et arménienne. Il fréquente également les milieux communistes. Révolté par la montée de l’extrême droite, il finit par prendre sa carte au parti. C’est d’ailleurs au sein du Parti communiste français (PCF) qu’il rencontre sa future épouse Mélinée Assadourian, elle aussi orpheline du génocide arménien.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate en septembre 1939, il est arrêté en tant que communiste à la suite du pacte germano-soviétique. Après un court séjour en prison, il s’engage volontairement dans l’armée française. "Il veut se battre pour la France alors qu'à la même époque le Parti communiste français, appliquant les ordres venant de Moscou, estime qu’il s’agit d’une guerre impérialiste dans laquelle la classe ouvrière n’a rien à faire", souligne Denis Peschanski. "Mais l’amour de Manouchian pour la France dépasse tout cela".
Démobilisé après l’armistice de juin 1940, Missak Manouchian reprend ses activités militantes. Interné en juin 1941 au camp de Royallieu à Compiègne par les Allemands qui ordonnent des rafles dans les milieux communistes au lendemain de l’opération Barbarossa, il est libéré faute de charges.
En 1943, il finit par rejoindre la lutte armée en s’engageant parmi les Francs-tireurs et partisans de la main d’œuvre immigrée, les FTP-MOI. "Ils étaient organisés en détachements qui correspondaient grosso modo à des nationalités et des origines. On y retrouve beaucoup d’Italiens antifascistes, des Espagnols qui ont combattu lors de la guerre civile, mais aussi des juifs polonais ou encore des Allemands opposés aux nazis", décrit l’historien Fabrice Grenard, chercheur à la Fondation de la Résistance.
"Armée du crime"
Nommé commissaire militaire de la région parisienne, Missak Manouchian multiplie les coups d’éclat et les attentats. L’un de ses groupes exécute notamment à Paris le colonel SS Julius Ritter, responsable en France du Service du travail obligatoire.
Traqué par une brigade spéciale des renseignements généraux de la police française, Missak Manouchian est finalement arrêté le 16 novembre 1943 après une longue filature. Torturé, il est livré aux Allemands avec 23 de ses camarades.
Après une parodie de procès, dix d'entre eux deviennent les visages emblématiques de "l'Affiche rouge", une affiche placardée par milliers d'exemplaires dans Paris et dénonçant une "armée du crime", composée d'étrangers censés incarner un péril pour la France. Mais c'est l'inverse qui se produit : ces hommes sont transformés en héros. Ils deviendront un symbole grâce au poème d’Aragon écrit en 1955, puis mis en chanson par Léo Ferré en 1961.
"Manouchian est entré dans la légende par son action en tant que chef militaire responsable des FTP-MOI, mais aussi par cette opération de propagande des Allemands. Ces derniers voulaient montrer que la Résistance était le fait d’étrangers, des métèques, des juifs, des communistes qui tuaient des bons Français. Mais cette opération a échoué. Il y a eu un renversement. Certains pensent encore aujourd’hui que c’est une affiche de la Résistance", résume Denis Peschanski.
Le 21 février 1944, Missak Manouchian et 21 de ses camarades sont exécutés au Mont-Valérien. Trois photos prises clandestinement par un soldat allemand immortalisent la mort de ceux de "l’Affiche rouge". La seule femme du groupe, Olga Bancic, est transférée en Allemagne et décapitée quelques semaines plus tard.
L’une des plus belles lettres de l’histoire de France
Avant de mourir, Missak Manouchian s’adresse dans une dernière lettre à sa femme Mélinée. Il affirme qu’il n’a aucune haine contre le peuple allemand. Il clame aussi son amour pour la France et pour sa compagne : "J'ai un regret profond de ne t'avoir pas rendue heureuse, j'aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d'avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu'un qui puisse te rendre heureuse".
Pour Denis Peschanski, il s’agit de l’une des plus belles lettres de l’histoire de France : "Toutes les lettres de fusillés sont à pleurer à chaque fois, mais celle-ci a une dimension particulière et poétique. Il a rempli le destin littéraire qu’il souhaitait avec cette dernière lettre magnifique". Un avis partagé par Gérard Streiff, auteur du livre "Missak et Mélinée Manouchian. Un couple en Résistance" (éd. L’Archipel) : "Cette lettre est absolument splendide, à la fois par sa passion amoureuse, mais aussi par sa visée humaniste. Il faut avoir une hauteur de vue absolument incroyable pour dire sa fraternité au peuple allemand alors que vous allez mourir dans deux heures".
À la Libération, Mélinée Manouchian rend publics les derniers mots de son époux. Elle ne se remariera pas et n’aura jamais d’enfant. Elle restera fidèle à Missak et fera vivre sa mémoire en publiant certains de ses écrits. C’est ensemble que le couple va faire son entrée au Panthéon. Les deux cercueils vont rejoindre côte à côte la crypte du temple républicain au cours de la cérémonie présidée par Emmanuel Macron. Pour Gérard Streiff, ces deux êtres sont indissociables : "Elle a eu un rôle important dans sa vie. Ils avaient le même idéal, la même colère. Ils étaient révoltés contre toute forme d’exploitation. Elle a eu aussi un rôle actif dans la Résistance. Elle était intégrée aux FTP-MOI. Elle a d’ailleurs échappé à la rafle de novembre 1943 car elle était cachée".
"On a refait la légende"
Mais cette entrée conjointe suscite pourtant quelques critiques. Dans une tribune publiée en novembre et signée par plusieurs historiens, Annette Wieviorka, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, avait regretté que les camarades de Missak Manouchian passent au second plan. "Nous avons été un certain nombre à trouver à la fois injuste pour les familles et non conforme à l’Histoire que ce soient les seuls Missak et Mélinée Manouchian et non pas l’ensemble des 23 qui entrent au Panthéon. Ils ont été fusillés et sont tombés ensemble. Le fait d’honorer Missak et Mélinée, c’est oublier la diversité de ce groupe. On dit aussi qu’ils étaient étrangers, mais il y avait également quatre Français. On a refait la légende", explique-t-elle.
Dans un récent ouvrage intitulé "Anatomie de l’Affiche rouge" (éd Seuil Libelle), Annette Wieviorka dénonce la "glamourisation" de cette entrée au Panthéon et met l’accent sur l’histoire de tous les membres du groupe Manouchian : Celestino Alfonso "l’Espagnol rouge", Marcel Rajman "le juif polonais" ou encore Spartaco Fontanot "l’Italien communiste". "Il faut aussi rappeler que sur 'l’Affiche rouge', les nazis ont choisi de mettre l’accent sur les juifs en faisant figurer sept d’entre eux sur dix hommes. Il s’agissait de dire que les juifs étaient les inspirateurs des crimes commis par les étrangers", analyse l’historienne.
À l’entrée du caveau numéro 13 où vont reposer les restes de Missak et Mélinée Manouchian, une plaque sera cependant installée en hommage à leurs 22 camarades FTP-MOI ainsi qu'à leur chef Joseph Epstein. "Un lot de consolation. Il y a déjà pas mal de plaques et on ne les voit pas. Ce n’est pas la même chose que d’avoir une place au Panthéon", estime Annette Wieviorka.
Son confrère Denis Peschanski ne comprend pas cette polémique. Pour l’historien, l’entrée au Panthéon est avant tout symbolique : "Leurs noms vont être inscrits en lettres d’or. C’est une façon de les honorer officiellement". Spécialiste de la Résistance, Fabrice Grenard considère aussi que cette controverse n’a pas lieu d’être : "Quand De Gaulle a fait entrer Jean Moulin au Panthéon en 1964, c’était aussi une façon de rendre hommage à tous les résistants. Là, c’est la même chose. Cela n’a pas de sens de faire entrer 23 personnes. On ne retiendrait aucun nom. À travers Missak Manouchian, on rend plus largement hommage à l’ensemble des résistants étrangers. C’est pour cela que cette panthéonisation est importante".
Bien loin de ces considérations mémorielles, Missak Manouchian avait eu une pensée dans ses derniers instants pour l’ensemble de ses camarades et pour sa femme : "Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant au soleil et à la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis".