#JeNeSuisPasUneSalope : dans le journalisme sportif aussi, la parole des femmes se libère
Canal+ est accusé d'avoir censuré un documentaire sur le sexisme dans le journalisme sportif pour protéger un de ses journalistes.
La diffusion d'un documentaire sur le sexisme dans le journalisme sportif, dimanche sur Canal+, a provoqué une déflagration. D'abord parce qu'il révèle un phénomène généralisé dans le milieu et de grande ampleur, mais aussi parce que la chaîne cryptée est accusée d'en avoir censuré une partie pour protéger un de ses journalistes.
#JeNeSuisPasUneSalope, #MenesOut, #BalanceTonPorc… La diffusion du documentaire "Je ne suis pas une salope, je suis journaliste" de Marie Portolano, dimanche 21 mars sur Canal+, a provoqué une pluie de réactions sur les réseaux sociaux, tant par son contenu, qui révèle l'ampleur du sexisme régnant dans le milieu du journalisme sportif, mais aussi par le fait que la chaîne appartenant à Vincent Bolloré est accusée d'avoir censuré le documentaire pour protéger son chroniqueur vedette, Pierre Ménès.
Dans ce documentaire, Marie Portolano, ancienne journaliste de Canal+ en partance pour M6, retrace plus de 40 ans de lutte pour la parité dans ce secteur très masculin, entre regards condescendants, remarques sur le physique, harcèlement, et même agressions sexuelles. De nombreuses figures féminines du milieu se succèdent pour témoigner, de Nathalie Iannetta à Clémentine Sarlat en passant par Estelle Denis.
Le documentaire est globalement salué comme un témoignage nécessaire. En parallèle, Le Monde publie une tribune : "Pour ne plus être discriminées, harcelées, invisibilisées, comme le raconte le documentaire de Marie Portolano 'Je ne suis pas une salope', diffusé ce dimanche 21 mars sur Canal+, et comme l’ont dénoncé certaines de nos consœurs il y a un an, il est temps pour nous, femmes journalistes de sport, de se compter, de s’unir et de peser", affirment les 150 journalistes cosignataires. "Pas plus qu’un autre domaine, le sport n’appartient qu’aux hommes. Nous voulons être aux premières loges pour raconter, pour commenter, pour analyser, pour diriger. Nous voulons que les femmes soient mieux représentées dans les médias sportifs, plus protégées, plus valorisées. Qu’elles soient plus nombreuses aussi, parce qu’être davantage dans les rédactions permettra, en partie, d’en finir avec le sexisme."
"En 2021, le traitement du sport par les hommes pour des hommes au sujet d'hommes n'est plus supportable", conclut la tribune.
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Des séquences coupées
Le retentissement du documentaire aurait pu s'arrêter là, sur ce constat déjà alarmant. Cependant, le site Les Jours révèle rapidement que Canal+ a censuré une partie du documentaire mettant en scène son journaliste vedette, Pierre Ménès.
En août 2016, à la fin d'une émission du "Canal Football Club", le chroniqueur aurait soulevé la jupe de Marie Portolano avant de lui attraper les fesses, "hors antenne mais face au public", affirme le média en ligne. Des faits en partie contestés par Pierre Ménès, qui a seulement reconnu avoir soulevé la jupe de la journaliste. L'autre affaire concerne sa consœur Isabelle Moreau, embrassée de force sur la bouche par Pierre Ménès pour "fêter" la centième, en 2011, du "Canal Football Club", une scène toujours présente sur les réseaux sociaux.
"Dans la version initiale" du documentaire, Marie Portolano montre ces images "à Isabelle Moreau sur une tablette, qui, les revoyant, fond en larmes". Une séquence coupée à "la demande de la direction des sports de Canal+", affirme le site. De même, une séquence où Marie Portolano confronte Pierre Ménès aux larmes d'Isabelle Moreau et à sa propre agression a été supprimée. Dans celle-ci, le journaliste sportif renvoie ses actes à du "chambrage" lié à "son personnage" et affirme ne pas se souvenir de la séquence de la jupe.
Sont également passées à l'as toutes les scènes du documentaire laissant la parole aux hommes, en l'occurrence Thomas Villechaize, journaliste à BeIn Sports, et surtout Hervé Mathoux, témoin des faits commis alors par Pierre Ménès sur Marie Portolano, qui affichait ses regrets de ne pas avoir réagi.
Contactée par Les Jours, la direction de Canal+ s'est refusée à tout commentaire.
Acte de contrition de Pierre Ménès
Les révélations font l'effet d'une déflagration sur les réseaux sociaux. Associé à des appels au départ de l'animateur du Canal Football Club, le hashtag #MenesOut prend de l'ampleur. Des faits supplémentaires sont exhumés, comme un tweet d'Aude Gogny-Goubert reprochant à Pierre Ménès d'avoir eu des mots déplacés, ou encore une séquence montrant le chroniqueur embrasser de force la journaliste Francesca Antoniotti dans l'émission "Touche pas à mon sport", sur D8 (ex-C8), en 2016.
"Embrasser quelqu'un de force/par surprise, lui 'attraper les fesses'... sur un plateau TV, dans les transports, au travail, quel que soit le contexte, il s'agit d'une agression sexuelle punie par la loi", tweete lundi en réaction Camille Chaize, sur son compte de porte-parole du ministère de l'Intérieur.
Face au tollé, Pierre Ménès est sommé de réagir. Selon un second article des Jours, le directeur des antennes de Canal+ lui propose alors d'aller s'expliquer dans l'émission "Touche pas à mon poste" de Cyril Hanouna lundi soir sur C8, chaîne sœur du groupe Canal+. Le chroniqueur s'exécute, contraint de dire "sa vérité" et de faire acte de contrition. Le passage coupé dans le documentaire est également diffusé.
Se disant l'objet d"une "déferlante de haine", Pierre Ménès convient qu'il ne l'a "peut-être pas volé". Il exprime ses "profonds regrets", estimant que "tout ce qui (lui) est reproché est intolérable dans le logiciel de 2021".
"On ne me reprendra jamais à faire des choses comme ça", affirme-t-il, regrettant tout de même au passage que depuis l'émergence du mouvement #MeToo, "on ne peut plus rien dire, on ne peut plus rien faire".
Dans la même émission, invitée aux côtés de Pierre Ménès, la chroniqueuse Francesca Antoniotti explique de son côté avoir vécu le baiser de force "comme une humiliation", plus que comme une agression sexuelle. Après la rediffusion de la séquence en question, Pierre Ménès admet que "ces images sont scandaleuses". Un exercice de communication de crise qui n'a cependant guère convaincu.
Malaise à Canal+
La ministre de la Citoyenneté, Marlène Schiappa, s'indigne ainsi mardi matin "qu'un journaliste sportif profite de sa notoriété et en direct pour réaliser une agression sexuelle puis prétendre à l'absence d'humour de ses victimes pour légitimer ses actes".
La polémique pourrait-elle conduire au départ de l'un des visages les plus connus du paysage audiovisuel français ? Beaucoup en doutent. Dans une enquête de 20 Minutes, une source anonyme au sein de Canal+ estime que Pierre Ménès est protégé depuis longtemps par sa direction : "Il faut savoir que la majorité de ses agissements ont été dénoncés en interne, mais toujours minimisés ou étouffés par les différentes strates de la direction, explique-t-elle. Il est très influent et protégé. Et ce, depuis au moins 2015. La censure du documentaire en est la preuve ultime."
De son côté, Canal+ a choisi le quotidien L'Équipe pour sa défense : "Il n'y a pas eu de censure mais respect de notre ligne éditoriale […]. On ne voulait pas de grand déballage. Il y a des journaux pour ça, pour faire de l'investigation, mais ce n'est pas nous."
Contactée par l'AFP, Marie Portolano n'a pas souhaité faire de commentaires sur le tollé déclenché par son documentaire. Elle avait tweeté dimanche : "L'essentiel, c'est la parole des femmes, qui a été intégralement respectée par Canal+. S'il vous plaît, ne l'oubliez pas." Toujours est-il que cette affaire ne peut qu'accentuer le malaise existant au service des sports de Canal+ depuis le renvoi du commentateur historique Stéphane Guy, pour avoir rendu hommage à l'humoriste Sébastien Thoen, licencié après un sketch parodiant une émission d'une autre chaîne de Vincent Bolloré. Les signataires d'une pétition de soutien aux deux hommes sont d'ailleurs dans le viseur de la direction.
Le documentaire de Marie Portolano se conclut d'ailleurs sur ses mots très forts : "J’espère avoir contribué à libérer la parole ; le combat sera gagné quand il sera devenu inutile d’en faire un film." Ou un article.