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ENQUÊTE. Projet Pegasus : après l’assassinat de Jamal Khashoggi, l’entourage du journaliste a été visé

Forbidden Stories et ses partenaires, dont la cellule investigation de Radio France, ont découvert qu’après l’assassinat du journaliste saoudien, de nombreux membres de son entourage ont été sélectionnés comme cible par le logiciel espion de NSO. Il existait déjà de fortes présomptions sur le fait que l’éditorialiste saoudien du Washington Post, Jamal Khashoggi, avait pu être surveillé par les services saoudiens grâce à Pegasus avant son assassinat au consulat d’Istanbul le 2 octobre 2018. En décembre de cette année-là, Omar Abdulaziz, un Saoudien résidant à Montréal avait accusé, sur la base des conclusions d’un rapport du Citizen Lab de l’université de Toronto, la société israélienne NSO d’avoir aidé l’Arabie saoudite à intercepter ses communications avec le journaliste, en utilisant son logiciel espion. NSO avait démenti un détournement de Pegasus, dont l’objet est officiellement de lutter contre le crime organisé et le terrorisme. En mars 2019, Shalev Hulio, un des fondateurs de la société israélienne, affirmait sur CBS : "Dès que j’ai entendu que notre technologie pourrait être impliquée contre Jamal Khashoggi et ses proches, j’ai immédiatement fait des vérifications. Et je peux vous dire très clairement que nous n’avons rien à voir avec cet horrible meurtre". La cellule investigation de Radio France et ses partenaires du consortium créé par Forbidden Stories dans le cadre du projet Pegasus ont cependant pu établir que très peu de temps après le meurtre, le pouvoir saoudien mais aussi les Emirats Arabes Unis, apparemment inquiets des conséquences de cet assassinat, ont sélectionné comme cibles de nombreux proches de l’entourage proche de Khashoggi. Trois cercles identifiés Les clients de NSO semblent avoir délimité trois cercles dans l’entourage du journaliste. Le premier, c’est celui de sa famille. Ainsi, le Security Lab d’Amnesty International a pu démontrer que, les jours suivant le meurtre, le téléphone d’Hatice Cengiz, la fiancée de Jamal Khashoggi, a été infecté par Pégasus. Elle avait rencontré le journaliste en mai 2018, et elle n’a cessé depuis sa mort de militer pour qu’on identifie et qu’on juge les coupables. En juin 2019, elle accorde une interview à l’agence de presse officielle turque Anadolu Agency. Dans la foulée, elle participe  à la 41e session du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies à Genève, où elle appelle à l’ouverture d’une enquête visant la cour royale saoudienne. Elle s’exprimera ensuite dans le documentaire The Dissident, réalisé en 2020 par Bryan Fogel. Or le Security Lab d’Amnesty International pu établir que son téléphone porte présente les traces de plusieurs attaques. "Tout ça me rend triste et m’effraie", nous a-t-elle dit lorsque nous l’avons informée de son ciblage. "Mon téléphone pourrait à nouveau être piraté et je n’ai aucun moyen de m’en protéger". Parmi les numéros de téléphone également entrés dans Pegasus, on trouve celui d’Abdullah Kashoggi, un des cinq enfants du journaliste. On se souvient qu’en mai 2020, son frère Salah avait annoncé qu’avec ses frères et sœurs, il avait pardonné aux assassins de leur père. Des amis ciblés dans plusieurs pays Le deuxième cercle, c’est celui des amis du journaliste. Parmi les numéros que nous avons pu identifier, on trouve notamment celui de Wahad Kanfar, l’ancien directeur général d’Al Jazeera. A-t-il été entré dans le système compte tenu de sa proximité avec le journaliste, ou plutôt de ses réseaux au Qatar, pays avec  lequel l’Arabie saoudite était alors en crise ouverte ? La question reste posée. Figure aussi dans la liste des numéros visés, celui de Yahya Assiri, un activiste saoudien exilé en Grande-Bretagne qui a fondé une organisation documentant les atteintes aux droits de l’homme en Arabie saoudite. Selon des experts des Nations Unies, il était en contact régulier avec Jamal Khashoggi. Sur la liste des numéros sélectionnés comme cibles, on trouve encore Azzam Tamimi, un militant de la cause palestinienne anglo-jordanien, et Yasin Aktay, le vice-président de l’AKP, proche du président turc Recep Tayyip Erdogan, qui était aussi un des amis du journaliste. Un procureur dans la liste Enfin, troisième cercle identifié parmi les cibles du logiciel espion : celui des hommes de loi. Nous avons pu identifier deux personnalités clés. D’abord, Rodney Dixon, l’avocat d’Hatice Cengiz. Ce spécialiste des droits de l’homme et du droit international, proche de plusieurs ONG, a représenté la compagne de Jamal Khashoggi lors du procès qui a eu lieu en juillet 2020 à Istanbul en l’absence des 20 accusés saoudiens. "Pour un avocat, c’est particulièrement inquiétant d’être ciblé, parce que ça viole le principe fondamental de confidentialité des échanges avec son client qui est indispensable pour qu’une procédure soit équitable", nous a-t-il dit après que nous lui ayons appris qu’il figurait dans la liste des numéros sélectionnés. "Lorsque des acteurs agissant pour le compte d’un État ont recours à de l’espionnage illégal, hors de leurs frontières, contre des avocats qui s’opposent à eux, alors la justice internationale et les droits de l’homme ne sont plus qu’une parodie". Difficile cependant de connaître la véritable raison de son ciblage. À l’époque où son numéro de téléphone a été sélectionné, à l’automne 2018, il assurait la défense de Matthew Hedges, un chercheur britannique condamné à de la prison à perpétuité pour "espionnage" aux Emirats Arabes Unis, avant d’être finalement grâcié. En revanche, la raison de la présence sur cette liste d’un personnage de premier plan en Turquie semble plus évidente. Il s’agit d’Irfan Fidan, l’ex procureur d’Istanbul, un homme clé qui dirigeait l’enquête sur l’assassinat de Jamal Khashoggi. Il est notamment à l’origine de l’inculpation en décembre 2018 de l’ancien numéro deux du renseignement saoudien, Ahmed al-Assiri, et de l’ex-conseiller de la cour royale, Saoud al-Qahtani. Ce proche du président Erdogan a depuis été nommé à la cour constitutionnelle de Turquie. Selon nos confrères du Guardian, peu après l’assassinat au consulat d’Istanbul, NSO a suspendu l’accès de Pegasus à l’Arabie Saoudite, dans l’attente des résultats de l’enquête. Mais la société aurait ré-autorisé son accès en 2019 sous la pression du gouvernement israélien. Interrogé sur le sujet durant notre enquête, NSO nous a réaffirmé : "Notre technologie n’est impliquée en aucune manière dans l’odieux meurtre de Jamal Kashoggi." 

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