ENQUÊTE. La délicate gestion des "sortants", les anciens détenus pour terrorisme
Ces quatre dernières années, 343 détenus condamnés pour terrorisme ont été libérés, dont 72 en 2022. A leur libération, ils sont placés sous surveillance immédiate de la justice et des services de renseignement.
Les individus, hommes ou femmes, condamnés pour des actes en lien avec le terrorisme islamiste, sont ces dernières années de plus en plus nombreux à retrouver la liberté. Selon les derniers chiffres du ministère de la Justice communiqués à franceinfo, 406 détenus "TIS" (Terroristes ISlamistes) étaient toujours incarcérés fin septembre 2022. Ces quatre dernières années, 343 détenus TIS ont été libérés dont 72 en 2022, sous surveillance immédiate de la justice et des services de renseignement.
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Sofiane* est un de ces anciens détenus. Il fait partie des tout premiers Français à être parti en Syrie fin 2013, avant l'attaque contre Charlie Hebdo, avant les attentats du 13-Novembre. Il n’a alors que 25 ans. Il est inconnu de la justice et il ne va rester en Syrie que trois semaines avant de revenir en France. Mais comme tous les jihadistes français qui ont rejoint les zones de combat, cet aller-retour suffit à l’envoyer en prison en 2016 puis à le faire condamner un an plus tard, pour "association de malfaiteurs à caractère terroriste". Au total il a effectué près de trois ans de prison.
Tous les trois mois plutôt que tous les jours
Depuis décembre 2019, Sofiane le "revenant" est devenu Sofiane le "sortant". Dès le premier jour de sa libération, Sofiane a été soumis à une "MICAS" (Mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance), comme 80% des "sortants" : "Au début, j'avais l'interdiction de sortir de la ville. Je dois justifier de mon domicile, de mon travail, de toute nouveauté dans mes habitudes, détaille-t-il. On doit se présenter au commissariat deux fois dans la journée avec sa pièce d'identité, le matin et le soir. C'est galère pour moi, parce que je ne pouvais ni faire de formation ni travailler. Et je n'allais pas me permettre de trouver un travail au risque de manquer ma signature à 16h et de repartir en prison."
Ce double pointage, tous les jours y compris le week-end, a duré quatre mois pour Sofiane. Un seul manquement et c’était, effectivement, le retour en prison. Mais ce n’est pas tout : le JAPAT (Juge d’application des peines anti-terroriste) a aussi imposé à Sofiane un suivi "post-peine". Durant 17 mois, Sofiane a dû pointer une fois par jour dans l’antenne locale de la DGSI, être suivi par un psychologue et un agent de probation… Tout cela en cherchant un travail.
Aujourd’hui, Sofiane est en CDI. Il ne pointe plus tous les jours, mais tous les trois mois à la DGSI. "On est enregistrés au Fichier d'information judiciaire pour les auteurs d'infractions terroristes (FIJAIT). Tous les trois mois, je dois me rendre au commissariat, justifier de tous mes déplacements transfrontaliers. Ça, c'est pendant dix ans."
Dans le cas de Sofiane, c’est plutôt le ministère de l'Intérieur qui ne le lâche pas. Le 1er septembre dernier, ce Franco-Marocain, marié et père de trois enfants, a appris par courrier qu’il était sous le coup d’une procédure de déchéance de nationalité. Cette procédure, prévue par l’article 25 du Code civil, Sofiane ne la comprend pas et il va la contester. La déchéance de nationalité des condamnés pour terrorisme est très rare (une dizaine depuis 2020) mais c’est une façon assumée pour les services de renseignement d’obtenir l’éloignement de certains sortants.
Tous les "sortants" sont considérés comme une menace
En la matière, la France ne fait pas le détail. Même si des "sortants" comme Sofiane aimeraient qu’on les considère comme des gens qui ne représentent plus une menace, les services de renseignement intérieur appliquent une sorte de loi du talion : pour eux, un islamiste qui a été engagé dans l’action violente a toutes les chances de rester dans la mouvance et de récidiver.
"Toutes les personnes qui sortent de prison après avoir purgé une peine pour des faits de terrorisme doivent être surveillées. C'est une certitude, argumente l'un des patrons de l’UCLAT, l'unité de la DGSI qui coordonne le suivi des sortants. Potentiellement, ils peuvent effectivement repasser à l'action ou tenter de repasser à l'action. On est parfaitement lucides sur la probabilité très mince de désengagement de personnes qui ont été condamnées pour des faits de terrorisme. Cela nous est arrivé d'entraver à nouveau des personnes condamnées terroristes, à la sortie de prison ou dans les années qui ont suivi, parce qu'ils étaient à nouveau en train de fomenter un projet d'action terroriste. Pour nous, c'est une réalité."
"L'UCLAT travaille en amont de la phase de radicalisation et en aval, jusqu'à l'entrave de personnes qui sont des terroristes, qui ont été qualifiés comme tels par la justice, dont le dispositif des 'sortants' de prison, mis en place à la demande des autorités en 2018. C'est un dispositif qui permet de rassembler tous les mois l'ensemble non seulement des services antiterroristes, renseignement et judiciaire, mais également tous les partenaires qui vont mener une action d'entrave, y compris administrative, précise ce responsable de l'UCLAT. On évoque l'ensemble des personnes condamnées terroristes qui ont vocation à sortir dans le mois en cours et dans le mois suivant. Le but de ces réunions est que chaque personne fasse l'objet d'un suivi opérationnel par un service qui aura été préalablement désigné. Mais c'est aussi, concrètement, quelles mesures vont être déployées pour que le suivi soit effectif. On a un panel de mesures administratives et judiciaires grâce aux lois qui ont été votées ces dernières années qui nous permettent d'assurer ce suivi. On a notamment les MICAS, les mesures individuelles de contrôle administratif et et de surveillance. On a également différents dispositifs judiciaires : les suivis post-peine, les surveillances judiciaires. On a une nouvelle disposition, dans le cadre de la loi du 30 juillet dernier : la mesure de prévention de la récidive terroriste, qui permet, sur des profils très précis et après une phase d'évaluation de la dangerosité, d'avoir un autre type de suivi complémentaire."
"On s'intéresse également à ces personnes-là et des mesures sont déployées pour les surveiller. Là, on est vraiment dans une période complexe. On a un rythme qui est particulièrement intense."
Un problème de droit, "et même de principe"
Ce carcan administratif et judiciaire appliqué aux sortants au nom de la sécurité nationale pose un problème de droit, selon Me Dylan Slama. Ces dernières années, l’avocat a plaidé devant des JAPAT pour une quinzaine de ces détenus TIS arrivés en fin de peine.
Selon lui, il y a en la matière un avant et un après l’attentat dans l’église de Saint-Etienne du Rouvray, commis en 2016 par un ancien détenu radicalisé sous bracelet électronique : "Je pense que cette affaire a créé un vrai traumatisme chez les magistrats, qui vont prendre une décision en se disant 'Que va-t-il se passer si je prends une mesure moins restrictive pour cet individu, et qu'il se passe quelque chose de négatif ? C'est sur mes épaules que cela pèse'. Ceux qui sont sortis ou qui sortiront dans les semaines à venir sont ceux qui n'ont pas pris de peines extrêmement lourdes. On en prend pas dix ans si l'on est un véritable terroriste en France, on prend bien plus et on ne peut pas sortir dans les dix premières années. Cela pose un problème de droit, et même de principe : on parle d'individus qui ont effectué la totalité de leur peine. Le principe c'est qu'alors l'individu est libre, parce qu'il a payé sa dette à la société."
Selon cet avocat, l’Etat agit de manière discrétionnaire et trop systématique pour réellement parler d’un traitement au cas par cas de la menace réelle ou supposée des sortants.
* Le prénom a été modifié