ENQUETE. Influenceurs professionnels : le grand mélange des genres
Ils occupent de plus en plus l’espace sur Internet : les influenceurs monnayent leur notoriété sur les réseaux sociaux en pratiquant le placement de produit. L’apparition de cette nouvelle profession bouleverse le marché publicitaire tout en prenant de court une réglementation désormais obsolète.
Ils utilisent Instagram, YouTube, TikTok ou Snapchat pour produire du contenu : conseils beauté, mode, expertise photo, astronomie ou vulgarisation scientifique... Tous les domaines existent, même le plus simple, le journal extime, qui consiste à exposer sa vie à un large public d’abonnés. Ces producteurs de contenus, apparus sur les réseaux sociaux depuis une dizaine d’années, sont devenus une caste courue des publicitaires : on les appelle les "influenceurs". Ils sont suivis par des milliers, quand ce ne sont pas des millions, d’abonnés ou de "followers".
Un problème, cependant : ils vont partager non seulement du contenu informatif ou de divertissement, mais aussi leurs avis et recommandations, dans un mélange des genres qui n’existait jusque-là que sur les blogs. Autrement dit, les influenceurs ont inventé une nouvelle manière de faire de la publicité. Le temps où les spots télé ou papier étaient clairement identifiés est révolu. On vante désormais les mérites d’un produit sur les réseaux sociaux, sans toujours préciser que l’on a contracté un partenariat avec la marque qui vous rémunère.
Les influenceurs plus puissants que la télévision
Aujourd’hui, le marché de l’influence est estimé à 15 milliards d’euros. 500 000 influenceurs contracteraient des partenariats publicitaires, et 4% d’entre eux en vivraient très confortablement. Leur capacité à toucher un public jeune les a rendus incontournables. À une époque où la télévision et la presse écrite sont en recul sur la tranche des 15-30 ans, les marques passent désormais par eux pour "contourner la méfiance des jeunes vis-à-vis de la promotion et de la communication publicitaire, décrypte Gwarlann de Kerviler, chercheuse spécialiste de la question à l’Institut d'économie scientifique et de gestion (Ieseg). Les influenceurs proposent une communication plus naturelle et plébiscitée par les marques. Ils apparaissent comme des modèles pour la jeune génération."
Post d’une influenceuse supprimé depuis, qui mentionne une marque sans préciser qu’il s’agit d’un partenariat. (Capture d’écran Instagram)
"Les trois plus gros youtubeurs français, Norman, Cyprien et Squeezie, cumulaient l’an dernier 81 vidéos qui ont fait plus de 19 millions de vues chacune, explique le fondateur de l’agence d’influenceurs Influence4you, Stéphane Bouillet. Or, 19 millions c’est l’audience de la finale de la Coupe du monde sur TF1. C’est-à-dire qu’ils ont fait 81 fois des émissions qui sont plus puissantes que la plus puissante des émissions de télévision !"
Le potentiel est énorme pour les marques qui souhaitent toucher un public jeune. Résultat : des dizaines d’agences d’influenceurs sont créées chaque année, pour occuper un créneau qui n’avait pas été identifié par les agences de publicité classique.
Des partenariats qui passent sous les radars
Dans un secteur où tout est à inventer, c’est surtout la loi de la jungle qui règne. Le "métier" d’influenceur revêt de multiples formes. D’un côté, il y a ceux qui se spécialisent sur une question précise, comme le jeu vidéo ou la mode. Ils sont généralement des vecteurs appréciés par les marques. Léna Mahfouf, alias Léna Situations, jeune femme de 23 ans suivie par trois millions d’abonnés sur Instagram, fait par exemple la promotion de marques prestigieuses comme Lancaster, quand elle ne s’amuse pas à relooker son papa avec la marque Jules à l’occasion de la fête des pères. En une seule semaine, elle peut afficher cinq partenariats sur son compte Instagram.
D’autres vont imbriquer le produit dans leur contenu. Léo Grasset, fondateur de la chaîne de vulgarisation scientifique Dirty Biology suivie par 1,2 million d’abonnés, réalise des vidéos de 30 minutes basées sur le produit dont il est chargé de faire la promotion. À l’occasion d’un épisode sur la réalité virtuelle, il a ainsi pu s’appuyer sur un jeu vidéo en vogue pour faire sa démonstration, la marque l’ayant rémunéré plusieurs dizaines de milliers d’euros pour cette mise en avant.
Une seule règle régit ces partenariats. Qu’il s’agisse de vidéos ou de simples photos, l’Autorité de régulation de la publicité (ARPP) demande d’apposer la mention d’un hashtag qui identifie la publication comme étant sponsorisée, au moyen de termes explicites tels que #sponsorisé, #partenariat ou #collaboration. Selon la dernière étude menée par l’ARPP, seuls 55% des posts sponsorisés étaient identifiés par ces mots-dièses en 2019. "Un an avant, indique le directeur délégué de l’ARPP, Mohamed Mansouri, notre observatoire avait recensé seulement 33% de campagnes correctement identifiées. La tendance est donc à l’amélioration, mais il reste encore du travail à fournir."
Dans ce milieu très jeune et mouvant, où l’ignorance prime souvent sur la volonté de tromper les abonnés, l’ARPP a choisi de mettre l’accent sur la formation des influenceurs. Dans certains cas, elle peut pratiquer le "name and shame", en exposant les marques ou influenceurs qui ne respectent pas les codes. L’an passé, une soixantaine de décisions ont ainsi été rendues et publiées sur le site du Jury de déontologie publicitaire.
Fausses promotions et abus de confiance
Une autre catégorie a la cote avec les marques : les influenceurs "lifestyle", qui racontent une vie de rêve grâce à des mises en scène soignées. Ils photographient leurs voyages, leurs plats, se mettent en scène avec des accessoires de mode ou des produits alimentaires… Remplaçants du télé-achat pour la jeune génération, ces influenceurs boostent les ventes de tout ce qui se vend à distance. Les marques, connues ou méconnues du grand public ont aussi accès à ces relais, et certains en abusent. On peut ainsi trouver de fausses promotions, vantant le prix cassé offert aux abonnés d’une montre présentée comme haut de gamme, à 70 euros au lieu de 150 euros, alors qu’elle est vendue 1,50 euro sur le site chinois Aliexpress…
Fausses promotions d’influenceurs pour des montres présentées comme haut de gamme mais bradées sur des sites de vente chinois. (Captures d’écran)
Parmi ces influenceurs "lifestyle", une catégorie à part fait beaucoup de bruit : celle des influenceurs issus de la téléréalité. Après un ou plusieurs passages dans des émissions comme "Les Marseillais" ou "Les Anges", diffusées sur la TNT, les participants voient leurs nombres d’abonnés augmenter. Il ne leur reste plus qu’à entretenir leur réseau pour attirer les partenariats. Seulement, les dérives sont nombreuses. Certains font la promotion de contrefaçons, de faux permis ou de faux pass sanitaires. Ils vantent aussi les mérites d’opérations de chirurgie esthétique, quand ils ne proposent pas des concours pour gagner une opération à l’étranger.
Certains influenceurs font la promotion de faux permis à 1 500 euros sur les réseaux sociaux (Capture story Instagram)
Ces dérives sont rendues possibles à cause d’un vide juridique, estime l’avocate Océane Phan-tan-luu : "Le législateur n’a pas prévu le cas de figure où l’influenceur serait responsable des communications qu’il fait." N’étant que le porteur du message, les autorités, en cas d’escroquerie, vont d’abord se tourner vers le vendeur du produit. Pour l’avocate, "on ne parle pas de la profession d’influenceur, mais c’est pourtant une vraie profession".
Pour tenter de contrer ces dérives, les autorités ont formé une "task force" au début du premier confinement. Constituée à la fois de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF), de la Direction générale des Finances publiques (DGFip), de l’Autorité des marchés financiers, de la douane et des services de police et de gendarmerie, elle a désormais vocation à perdurer.
Des exilés fiscaux à Dubaï
Le fisc a aussi commencé à enquêter sur les influenceurs qui choisissent de s’expatrier. L’une des plus célèbres stars de la téléréalité, Caroline Receveur – quatre millions d’abonnés sur Instagram –, a fait l’objet d’une perquisition en septembre 2019 dans le cadre d’une enquête fiscale. Le reproche ? Avoir domicilié ses sociétés à Londres, alors que l’ensemble de ses activités se situait bien en France. Aujourd’hui partie à Dubaï, elle a rejoint d’autres gros influenceurs, comme Nabilla ou Dylan Thiry, dont les salaires se comptent en centaines de milliers d’euros mensuels. Aux Emirats arabes unis, ils s’acquittent d’une seule taxe de 5% sur leurs revenus.
L’influenceuse Isabeau Delatour fait la promotion d’un kit de blanchiment dentaire sans afficher la mention "partenariat" ou "collaboration". (Capture Instagram)
Dans le sillage de ces stars de la téléréalité, de plus petits influenceurs ne gagnant "que" quelques milliers d’euros par mois envisagent de s’installer à Dubaï, persuadés que cela leur permettrait d’échapper à toute contrainte fiscale. L’avocate marseillaise Delphine Gallin, spécialiste de ces questions, a ainsi vu débarquer dans son cabinet un public nouveau de jeunes gens âgés de 20 à 25 ans gagnant relativement bien leur vie, mais dont les revenus restent éloignés de ceux habituellement affichés par les candidats au départ. Elle relativise cependant leur enthousiasme : "On peut établir sa résidence de manière effective à l’étranger, mais l’administration fiscale ne va pas se contenter de cela. Elle va analyser si le résident a réellement le centre de ses intérêts économiques à Dubaï..."
Le fisc peut aussi, depuis février 2021, enquêter sur ces cas d’expatriation douteuse, en scrutant les réseaux sociaux. Un décret lui confère le droit d’utiliser toutes les informations issues de leurs publications pour justifier un contrôle fiscal.
Les enfants, les premiers à être protégés
Pour l’heure, seule la catégorie la plus vulnérable bénéficie d’un cadre juridique : les enfants influenceurs sont désormais logés à la même enseigne que les enfants acteurs ou mannequins. La loi Studer votée en octobre 2020 a imposé aux parents des moins de 16 ans de demander un agrément à la préfecture pour encadrer ce qui s’apparente à un vrai travail. Ils doivent aussi placer la majorité de l’argent gagné sur un compte bloqué jusqu’à la majorité des enfants. En plus, ces derniers bénéficient d’un plus large droit à l’oubli, afin de pouvoir effacer photos et vidéos publiées par leurs parents.
Cette loi ne contrôle cependant pas le contenu des vidéos réalisées par les enfants. Généralement filmés en train de tester des jeux ou de faire de l’"unboxing", autrement dit du déballage de produits, ils peuvent toujours se filmer en lançant des défis véhiculant des messages néfastes pour la santé. Par exemple, manger uniquement salé ou sucré pendant 24 heures, quand il ne s’agit pas d’engloutir des bonbons ou de la junk food jusqu’à l’écœurement. Là où la moindre publicité télévisée s’accompagne de messages de prévention tels que "ne mangez pas trop gras, trop salé, trop sucré", les influenceurs n’ont aucune règle à respecter.
Une nouvelle mission pour le CSA
Avec la réforme de l’audiovisuel, le tir devrait être rectifié – du moins, sur le papier. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel va fusionner avec l’Hadopi pour intégrer enfin un volet numérique, ce qui lui permettra de contrôler ce type de diffusion. Reste que l’ampleur des publications, plus d’un million par jour dont certaines sont éphémères, vont lui rendre la tâche quasi impossible sans disposer d’un solide appui auprès des hébergeurs. Pour l’instant, les réseaux comme Instagram, TikTok ou Snapchat, considérés comme de simples hébergeurs de contenus, se dédouanent de toute responsabilité.
Dans la course à la mise à jour de la régulation, l’échelon européen s’est lui aussi laissé dépasser. Le seul cadre juridique existant date de l'année 2000, à une époque où les réseaux sociaux n’existaient pas, et où YouTube démarrait tout juste. Dans les mois à venir, plusieurs directives devraient être adoptées : la directive "service des médias audiovisuels" (SMA), qui va renforcer la capacité pour les États à surveiller le contenu des plateformes. Ensuite, les directives Digital Services Act et Digital Market Act, qui permettront d’imposer plus d’obligations aux plateformes. Ces dernières seront au cœur de toutes les négociations, puisque seule une bonne coopération avec leurs services permettra aux États de développer un cadre réellement protecteur, tant pour les abonnés de ces chaînes que pour les jeunes créateurs de contenus.