ENQUETE FRANCEINFO. Le Barcarès, ses plages, son casino... et son maire mis en examen pour extorsion
Alain Ferrand, 62 ans, est un personnage qui semble sortir d’un film dont les dialogues auraient été écrits par Michel Audiard. Affable, énergique, il manie le verbe tantôt pour séduire, tantôt pour attaquer. De taille moyenne, ses larges épaules et son physique bonhomme lui confèrent un air sympathique. Mais l’homme, qui supporte mal la contradiction, peut aussi rapidement hausser le ton.
Ancien professeur de gestion dans une école hôtelière de la région toulousaine, rien ne semblait le prédestiner à devenir gérant de casinos, de discothèques, de restaurants, ou encore d’hôtels de luxe en Afrique. Pourtant, dès 1987, il achète le Lydia, un bateau échoué sur une des plages du Barcarès (Pyrénées-Orientales), et le transforme en casino. Dans la foulée, il ouvre un restaurant et une boîte de nuit, toujours au Barcarès. Il ne s’arrête pas là, puisqu’il fonde, avec Francis Perez, une holding, Grand-Sud, et rachète une série de casinos dans le sud-est de la France.
Homme d’affaires influent, Alain Ferrand fait ses débuts en politique en 1991 comme conseiller municipal du Barcarès. Quatre ans plus tard, il devient maire. Sa carrière connaîtra ensuite des hauts et des bas. Il doit laisser le fauteuil de maire à son épouse, Joëlle, au gré de ses inéligibilités. Et quand elle-même est condamnée, il reprend sa place. Un jeu de chaises musicales qui ne semble pas déplaire aux électeurs, puisqu’ils l’ont reconduit à la tête de la mairie dès le premier tour en 2020, avec près de 65% des voix…
Un homme d’affaires… judiciaires
Ses premiers démêlés avec la justice, Alain Ferrand les doit à ses activités dans les casinos. Au début des années 1990, la holding Grand-Sud apparaît dans un rapport parlementaire qui s’intéresse au blanchiment d’argent dans les établissements de jeux. Les parlementaires auraient repéré des "mouvements de capitaux suspects au sein d'une holding qui contrôle des casinos du Languedoc-Roussillon". En 1992, la section des jeux et des courses des Renseignements généraux de l’époque interpelle Alain Ferrand et Francis Perez. Ils sont soupçonnés de faire de la cavalerie financière entre des établissements de jeux du sud de la France et du Jura. Ils passent quelques jours dans la maison d’arrêt de Dijon. Puis la Cour de cassation condamne définitivement Alain Ferrand en 1999. Il écope pour abus de biens sociaux et recel de ce délit de trois ans de prison avec sursis, d’une interdiction de gérer des établissements de jeux et de trois ans d’inéligibilité.
En 1998, il avait déjà passé vingt-quatre jours en prison dans le cadre d’une autre affaire, cette fois de prise illégale d’intérêt au détriment d’une société d’économie mixte (SEM) du Barcarès. Mandaté par le conseil d’administration, il avait placé dix millions de francs (1 525 000 euros) sur un compte d’intérêts, qui aurait pu lui rapporter 100 000 francs (un peu plus de 15 000 euros).
Des commerçants sous pression
Son CV judiciaire aurait pu s’arrêter là, mais en mai 2021, il a été mis en examen dans le cadre d’une autre affaire : la justice le soupçonne d'extorsion en bande organisée, de concussion, de perception indue d’impôt et de complicité de soustraction de documents. Depuis plusieurs années, Alain Ferrand demanderait aux gérants de campings de participer aux frais de réaménagement de la route passant devant chez eux. Problème : en théorie, la voirie est de la compétence de la communauté urbaine de Perpignan. La commune n’est donc pas censée investir dans ces travaux. Le maire aurait également demandé aux restaurateurs de louer un modèle précis de parasol, et exclusivement à la mairie. Quelques récalcitrants s’y sont opposés. L’avocat de plusieurs bars et campings, Sylvain Donnève, affirme qu'ils ont alors été victimes de pressions : "Cela peut être le fait d’envoyer des agents de la police municipale régulièrement pour venir relancer les gérants, et les menacer en leur disant, par exemple, que tel restaurant ne bénéficiera pas de son droit de terrasse." Un fonctionnaire municipal semble accréditer cette thèse. Évoquant son action auprès des commerçants, Philippe Rivière, policier municipal dans la station balnéaire, affirme : "Nous allions les harceler. On allait les verbaliser parce que leur terrasse dépassait d’une table ou deux. C’était toute la journée, en permanence. On ne servait qu’à ça."
Dans le cadre de cette enquête, Alain Ferrand a été placé sous contrôle judiciaire. Il ne peut se rendre à la mairie et dans son département que les mardis et les vendredis. Et il doit impérativement quitter le département des Pyrénées-Orientales à 19 heures. Mais lorsqu’il a été mis sur écoute, les policiers de Marseille ont découvert l’existence d’un stratagème qui lui permettait d’être alerté des visites des policiers. Selon un compte rendu d’une décision de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, la secrétaire de mairie lui lançait un message codé : “Lorsqu’elle disait, en conversation, ''l’écureuil est dans l’arbre'', il s’agissait d’un code pour prévenir le maire de la présence des autorités de police”, peut-on lire. Dans le même document, on apprend qu’Alain Ferrand aurait violé son contrôle judiciaire, au moins une fois.
Un festival au service des activités du maire ?
Depuis plusieurs années, le début du mois de juillet est synonyme de musique électronique au Barcarès. Le festival de trois jours, baptisé Electrobeach, est devenu le plus important de France dans ce style musical. Il est organisé via une société d’économie mixte (SEM) : Event Made In France (EMF). Problème : d’après la chambre régionale des comptes, l’Electrobeach est organisé "sans fondement juridique". Car l’animation touristique relève des compétences de la communauté urbaine de Perpignan, et non pas de la commune. Les magistrats relèvent aussi que le festival “a servi les intérêts privés de deux sociétés, dont l’une appartient au maire". L’Electrobeach se tient à deux pas de la discothèque Le Marina et du restaurant Les Voiles blanches, réunis dans la même société Le First Burger, une société d’Alain Ferrand. Pour Didier Melmoux, de l’association Anticor, il y aurait là un mélange des genres. "Les évènements en marge de l’Electrobeach sont organisés selon des conventions qui lient la SEM, la mairie du Barcarès et un prestataire, qui prévoient des animations au sein de l’établissement du maire, relève le coordinateur d'Anticor. Tous les festivaliers passent devant sa boîte de nuit, donc cela génère des entrées et des consommations."
Le festival Electrobeach rassemble habituellement près de 200 000 festivaliers. Le 13 juillet 2017. (MICHEL CLEMENTZ / MAXPPP)
Autre témoignage embarrassant, celui d’un homme qui, tout en travaillant pour un partenaire du festival, et donc théoriquement pour le compte de la SEM, organisait des soirées spéciales baptisées Pool Party DJ Mag, au sein même de la boîte de nuit du maire, pendant le festival. Quand la justice a commencé à s’y intéresser, ce témoin a rédigé un courrier, envoyé au procureur de Perpignan : "En 2018, monsieur Ferrand m’a conduit de force à la mairie car il m’a indiqué qu’il devait mettre en place un stratagème pour justifier l’organisation de nos ''Pool Party', explique-t-il. Il m’a retenu de force en mairie pendant plus de six heures. J’ai été contraint de rédiger une convention le dédouanant de toute implication dans l’organisation des 'Pool party'. C’était la condition pour qu’il me laisse repartir de la mairie." Alain Ferrand, que nous avons joint, réfute cette histoire et considère que ce témoignage est un mensonge.
Des versements en argent liquide inexpliqués
Autre point qui intéresse les enquêteurs : la comptabilité de la société d’économie mixte EMF. La chambre régionale des comptes relève des dépenses inexpliquées comme des voyages à l’étranger, notamment à Las Vegas, ou encore à Santa Monica aux États-Unis. Ses observations s’arrêtent en 2018. Mais, dans la comptabilité de 2020 et 2021, que la Cellule investigation de Radio France a pu consulter, apparaissent encore de nombreuses dépenses, alors que le festival n’a pas eu lieu à cause de la crise sanitaire. Par exemple, la SEM a passé une commande de 30 000 euros en 2020 à un grossiste en boissons, puis de 130 000 euros l’année suivante, là encore en l’absence de festival. Des commandes qui intriguent Didier Melmoux, de l'association Anticor : "On s’aperçoit que la SEM achète des boissons, mais on ne sait pas pour qui, ni où ça va."
Des mouvements d’argent liquide interrogent également. En 2020, première année sans Electrobeach, près de 50 000 euros sont sortis de la comptabilité de la SEM, alors que 64 000 euros y sont entrés. En 2021, les mêmes mouvements apparaissent. D’où vient cet argent ? Mystère. Pour Alain Ferrand, il n’y a aucun problème, nous a-t-il affirmé, assurant qu’"aucune espèce n’avait circulé". À cela s’ajoute une autre enquête conduite par les gendarmes de la section de recherches de Montpellier. Ils se demandent si certains appels d’offres passés dans le cadre du marché de Noël de la commune en 2017 n’ont pas été irréguliers.
Alain Ferrand au marché de Noël du Barcarès en 2020 (GOT OLIVIER / MAXPPP)
Des méthodes musclées
D’autres griefs ne font pas l’objet d’une enquête, mais posent aussi question. Certains responsables de chantiers affirment que la municipalité exigerait des entreprises qu’elles démarrent les travaux sans versement d’acompte, contrairement à l’usage. Stéphanie, une cheffe d’entreprise dont nous avons modifié le nom, raconte avoir reçu un soir une visite inhabituelle : "Le maire nous a expliqué qu’il fallait quand même commencer le chantier. Sinon, il nous faisait comprendre qu’il nous enverrait son équipe : des hommes de main. Lorsqu’ils sont arrivés devant notre domicile, c’était impressionnant, se souvient la cheffe d’entreprise. Ils étaient plusieurs, dont deux cachés, comme s’ils étaient prêts à l’assaut. Le lendemain, nous avons dû retourner travailler." Des faits, là encore, que le maire dément et dont il se dit étranger. Alain Ferrand nous a aussi dit qu’il fallait "arrêter de détruire son action" car il est "un bâtisseur". Il n’a pas souhaité nous en dire plus sur le fond, mais dans une interview réalisée par une webtélé locale le 11 juin 2021, TV Cat.fr, il expliquait : "Aujourd’hui, on m’accuse de faits relativement graves, mais sans raison objective et sans pouvoir qualifier ce genre d’accusation. La violence avec laquelle j’ai été traité, humainement, c’est très difficile et douloureux."