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ENQUETE FRANCEINFO. "La Ligue du LOL" : comment un groupe Facebook créé "pour s'amuser" s'est transformé en machine à humilier

Ce groupe Facebook, créé en 2009 par le journaliste Vincent Glad, a harcelé sur les réseaux sociaux des dizaines de personnes. Franceinfo a recueilli les témoignages de victimes et d'anciens membres, afin de comprendre comment cette "Ligue du LOL" a pu en arriver à de tels faits.  "Je suis juste dépassé par tout cela." Hésitant à nous répondre, un ancien membre de "La Ligue du LOL" confie péniblement avoir reçu "une centaine" de messages de menaces en moins d'une semaine. Il assure ne rien avoir su, quelques années plus tôt, de l'envers du décor de son groupe Facebook. Tout, pour lui, devait y rester privé. "J'ai l'impression que ça vire au lynchage", lâche l'ex-"liguo".  Ce "lynchage", des dizaines de femmes et d'hommes disent l'avoir subi de la part de "La Ligue du LOL", au tournant des années 2010. Depuis le 5 février, les témoignages émergent à grande vitesse sur les réseaux sociaux. Ils révèlent comment ce groupe Facebook d'une trentaine de personnes, fondé pour "s'amuser", selon les mots de son créateur, est devenu une entreprise d'humiliation. "Un club d'hommes qui se trouvent cool" "En 2009, j'ai créé un groupe Facebook nommé 'La Ligue du LOL', où j'ai ajouté des amis et quelques personnes qui me faisaient rire sur Twitter." Dimanche 10 février. Vincent Glad répond aux accusations visant sa "Ligue", sous le feu des critiques depuis un article publié par CheckNews. Le journaliste, passé de 20minutes.fr à Slate en 2009, publie un long texte d'"explications" et d'"excuses" sur Twitter.  Voilà pour la genèse de "La Ligue du LOL". Ce groupe est donc parti d'un autre réseau : Twitter. Vers la fin des années 2000, l'oiseau bleu émerge en France. "A l'époque, il n'y avait pas beaucoup de monde, confirme Nora Bouazzouni, journaliste et traductrice travaillant ponctuellement pour franceinfo.fr. On y croisait beaucoup de geeks, de blogueurs, de gens dans les médias, la communication et la publicité." Plusieurs membres de "La Ligue du LOL" font partie de ces "figures" pionnières du Twitter français. Parmi elles, des communicants, des graphistes, et plusieurs journalistes. Cette catégorie forme une part importante de la "Ligue", selon une liste de ses membres qui a beaucoup circulé en ligne.  "Je connaissais les journalistes de cette liste. Ils faisaient partie des gens 'cool' de Twitter", appuie Aude Baron, rédactrice en chef à Eurosport. Celle-ci les croise à l'occasion des "cafés des O.S.", des rencontres lancées en référence à un article du Monde sur les "forçats de l'info" où les journalistes web sont surnommés "les O.S." du métier. Un jeune confrère, parmi les premiers à utiliser Twitter en France, voit également ces membres de la "Ligue" "lors d'apéros". "Des accointances se sont créées comme ça, et de là est née l'idée de 'La Ligue du LOL'", relate-t-il.  En 2010, la journaliste, très active sur Twitter, travaille en tant que community manager à 20minutes.fr. L'un de ses collègues fait alors partie de "La Ligue du LOL". Mélissa Bounoua, elle, entend simplement parler d'un "groupe" Facebook. Il s'y partage des "blagues", des tweets et articles et des "plans de soirée", comme l'indiquent plusieurs sources contactées par franceinfo. "On y voyait des commentaires comme : 'Qui veut sortir jeudi soir ?' ou 'J'ai écrit un article sur tel sujet, pouvez-vous mettre un like ou commenter ?'", se remémore un ancien membre de la "Ligue". Mais parmi les liens partagés, cette personne voit aussi des articles signés par Thomas Messias et Lucile Bellan. Ceux-là ne sont pas postés pour un "partage" ou un "like", mais dans le but très clair de dénigrer leurs auteurs. Ce même membre voit également "des blagues extrêmement craignos", des "commentaires dégueulasses" et des "photos compromettantes". Les moqueries émergent dans le groupe Facebook, puis se répandent sur Twitter. Melissa Bounoua voit des messages "qui ne vont pas". C'est alors le jeu en vogue. Vincent Glad lui-même fait ce constat dans un article pour Slate, datant de juin 2009 et intitulé "Comment devenir une star de Twitter". Il conseille de "s'embrouiller avec toute la communauté Twitter", le réseau social étant "idéal" pour les "clashs". "En 140 signes, les insultes et les coups bas partent très vite devant les yeux incrédules de toute la communauté qui s'amuse à 'retwitter' les meilleures saillies." C'est un véritable "effet de meute" qui s'opère, selon les témoignages des victimes. D'un coup, dès qu'un membre de la "Ligue" décide de s'en prendre à une cible, son message est retweeté par plusieurs dizaines d'autres comptes – identifiables ou anonymes. Un autre membre de la "Ligue" joint par franceinfo reconnaît qu'au sein du groupe, "on se retrouvait autour de la moquerie de certaines personnes". Il explique que les "liguos" pouvaient cibler individuellement des personnes sur Twitter, ou réagir à plusieurs "à la nouvelle publication d'une 'cible' habituelle". Il se défend néanmoins de toute action coordonnée entre les quelque 30 membres du groupe.  Quand le "LOL" se mue en harcèlement Avec le recul, Aude Baron comprend que la "Ligue" visait, avant tout, "des personnes en situation de vulnérabilité". "Ils ciblaient des femmes, des homosexuels, des juifs. Et ils appuyaient là où ça faisait mal." Le groupe développe plusieurs techniques pour se moquer, insulter, harceler, selon les témoignages de victimes. Certains tweetent avec leur véritable identité, quand d'autres se cachent derrière des comptes anonymes tels que @foutlamerde ou @languedeuxpute.  Nora Bouazzouni a le souvenir de plusieurs personnes lui parlant d'un "organigramme" de "La Ligue du LOL". Il y avait, selon ces échos, des membres passifs, d'autres chargés d'observer telle ou telle cible. Certains, notamment Stephen des Aulnois (connu sous le pseudonyme @desgonzo) ou encore Baptiste Fluzin (@soymalau), avaient pour "mission" de réaliser des photomontages. Quelques-uns, enfin, devaient archiver des tweets et captures d'écran sur le site de curation Pearltree, dont D. D. autre membre de la "Ligue", était le community manager, selon Numerama.  Jeune journaliste à l'époque, aujourd'hui vulgarisatrice scientifique, Florence Porcel en a fait les frais. Le harcèlement, dit-elle, "a commencé par des tweets malveillants de plusieurs comptes", et ce, "de manière répétée". "Ensuite, j'ai eu droit à un photomontage à caractère pornographique." Les comptes visant Nora Bouazzouni usent des mêmes techniques. "J'ai eu des insultes à caractère sexuel et misogyne, des photomontages pornographiques, raconte-t-elle. Et il y avait toujours une connotation raciste." Mélanie Wanga, journaliste, a également subi ce racisme.  Sexisme, racisme, homophobie, grossophobie et antisémitisme... Laurence Guenoun, photographe et réalisatrice, a relaté sur Twitter avoir vu circuler "des créations à caractère antisémite" la visant. La quadragénaire écrivait alors pour le blog Mégaconnard, dont le fondateur a été la cible d'un photomontage le présentant avec une étoile jaune. "Ils s'attaquaient soit aux personnes un peu en fragilité, soit aux personnes qui avaient un peu de notoriété", analyse Laurence Guenoun. Christophe Ramel, à l'époque community manager et blogueur de 20 ans, partage le même constat. Lui a reçu, comme beaucoup d'autres, "très régulièrement des messages insultants, vulgaires". Le nom de son blog devient un hashtag pour partager des contenus "vraiment obscènes". D'autres blogueurs de l'époque, et surtout des blogueuses, sont également attaqués pour leur visibilité. C'est le cas de Galliane – son pseudonyme sur Twitter –, une community manager approchant alors la trentaine qui relatait des "choses intimes" de sa vie sur son blog. La jeune femme est en parallèle modèle photo et réalise des nus. "C'était la porte ouverte pour me traiter forcément de pute", raconte-t-elle.  Si Galliane est attaquée, c'est aussi, selon elle, parce qu'elle est l'amie de deux cibles privilégiées du groupe, Thomas Messias et Lucile Bellan. Le couple est pris en grippe, entre autres, pour ses convictions féministes. "Il y a des gens qui trouvent qu'essayer de défendre les droits des femmes, quand on est un homme, c'est un peu ridicule", commente Thomas Messias. Pour l'attaquer en ligne, "on a régulièrement dit qu['il] étai[t] émasculé". Un ancien membre de "La Ligue du LOL" reconnaît, auprès de franceinfo, que "certaines femmes [et hommes] ont en effet été moquées pour leur parole féministe".  Du harcèlement en ligne aux attaques IRL A plusieurs reprises, le harcèlement dépasse les frontières d'internet pour se produire IRL ("in real life"). C'est ce qui est arrivé à Florence Porcel. Alors qu'elle travaille pour "Le Grand Webzé" sur France 5, plusieurs hommes viennent l'encercler sur le plateau, à la fin d'une émission. Elle reconnaît parmi eux un membre de "La Ligue du LOL", mais préfère encore aujourd'hui taire son nom. Ils la somment de leur présenter l'animateur de l'émission. Ce que la jeune femme accepte de faire, sous la pression. Vient ensuite un canular téléphonique d'un autre "liguo", le journaliste D. D.. Ce dernier appelle Florence Porcel en se présentant comme un producteur de télévision, qui lui fait miroiter un poste de chroniqueuse. Quelques jours plus tard, leur conversation est mise en ligne, et le restera pendant six ans. "C'était extrêmement humiliant", lâche la jeune femme. Après des années de harcèlement en ligne, la blogueuse beauté Capucine Piot est elle aussi victime d'un canular. Un autre membre de la "Ligue", avec qui elle a eu une relation, lui fait croire qu'il est séropositif.  La blogueuse témoigne aussi que les apéros de ces "twittos", au bar L'Autobus, dans le 11e arrondissement, prennent une tournure tout à fait différente. Dans ces soirées où les "liguos" se rendent régulièrement, plusieurs personnes interrogées par franceinfo voient arriver de très jeunes filles, fascinées par ces cadors du web. Et certains en profitent, selon ces témoins. "Il y a eu des histoires de filles un peu glauques", confirme une personne les ayant côtoyés. "Ces filles jeunes qui les admiraient ont été prises en photo, et des photos de leurs seins ou de leur culotte circulaient sur Twitter, précise Nora Bouazzouni. Des gens plus âgés, à des postes à responsabilité dans les rédactions, assistaient à ces soirées. Ils n'ont pas dit stop." Des alertes dès 2010 Parfois victimes, souvent spectateurs, des journalistes avaient certains des membres de la "Ligue" comme collègues. Plusieurs ont tenté de mener l'enquête, ou d'alerter. Début 2010, un ancien journaliste de Libération, Gilles Klein, prend son téléphone pour joindre le directeur de la rédaction, Laurent Joffrin. Il s'indigne du harcèlement répété subi par la consultante et communicante Florence Desruol, proche de l'UMP, sur Twitter. "Florence n'en pouvait plus. J'ai contacté Laurent Joffrin pour qu'il demande à son journaliste, Alexandre Hervaud, de la laisser tranquille", se remémore-t-il. Interrogé par Checknews, Laurent Joffrin dit ne pas se souvenir de cet appel. Mais selon Gilles Klein, il a bien parlé à Alexandre Hervaud, membre de "La Ligue du LOL". Le 24 février 2010, ce dernier publie un tweet ironique. Il y mentionne clairement l'échange téléphonique entre son supérieur et Gilles Klein.  En parallèle, Florence Desruol décide d'alerter le chef de Vincent Glad à Slate, Johan Hufnagel. Par téléphone, le directeur de la rédaction de Slate réplique : "C'est un gamin, je vais lui dire", selon la consultante. Auprès de Numerama, Johan Hufnagel répond que Florence Desruol "tenait un discours un peu décousu". Il défend Vincent Glad. "Evidemment, la victime n'est sans doute pas celle que je pensais", concède-t-il au site d'information.  En août de la même année, plusieurs victimes de la "Ligue" décident d'adresser une lettre aux employeurs de leurs harceleurs. Pascal Cardonna, coordinateur à Radio France, Florence Desruol, consultante, et Christophe Colinet, journaliste, en sont à l'origine. Mais le courrier fuite sur Twitter avant d'être envoyé. Christophe Colinet est appelé par Vincent Glad, nommé dans la lettre. Ce dernier s'insurge. "C'est un jeu, c'est du LOL, t'exagères", dit-il.  La lettre, encore à l'état de brouillon, se retourne contre ses rédacteurs. "Il y a eu un déferlement de violence et de haine. Les membres de la 'Ligue' sont devenus les victimes. Je n'étais qu'une folle, qui voulait me venger de pauvres petits twittos qui m'embêtaient", décrit Florence Desruol, qui quitte ensuite le réseau social pendant huit mois. "On a eu des références sur 'les heures les plus sombres de notre histoire'" se rappelle Christophe Colinet, sans regretter cette initiative. "A partir de la lettre, ils ne pouvaient plus faire comme s'ils ne savaient pas." L'existence de la "Ligue" s'ébruite, en particulier dans les couloirs de certaines rédactions. Editeur à Slate de 2015 à 2017, Boris Bastide affirme que les noms de ses membres journalistes étaient connus. "Il y avait quelque chose qu'on ne voulait pas voir collectivement même s'il y avait une forme de bruit de fond : on savait qui c'était, qu'ils s'en étaient pris à des féministes sur Twitter, il y avait une forme d'écume", développe-t-il. A Slate, l'idée d'enquêter sur "La Ligue du LOL" émerge pourtant en conférence de rédaction. Nous sommes en 2016. Lucile Bellan raconte une partie du harcèlement qu'elle a subi à Charlotte Pudlowski, alors rédactrice en chef de Slate. Celle-ci demande à l'un de ses journalistes d'enquêter, mais l'idée est mise en pause. "Nous n'étions pas une rédaction d'enquête. Nous avions peu de moyens, la parole était moins libre qu'avant #MeToo. Nous avions aussi peur de représailles, donc nous voulions être sûrs d'être béton", relate-t-elle. Boris Bastide décide finalement de poser une question sur la "Ligue" au site de Libération Checknews, dès sa création, en 2017.  Dans le sillage de #MeToo, Marie Kirschen lance de son côté une enquête sur la "Ligue" à BuzzFeed, en 2018. "J'ai commencé à regarder ce qu'il y avait encore en ligne, mais il ne restait pas grand-chose… J'ai lancé quelques interviews, relate-t-elle. Il m'était revenu aux oreilles qu'ils s'étaient un peu vantés d'avoir effacé toutes les preuves, et qu'ils ne s'inquiétaient pas du tout." L'enquête est abandonnée, une nouvelle fois faute de moyens. Mardi 5 février, Thomas Messias, pigiste à Slate, évoque publiquement le cas d'un "journaliste modèle qui joue les exemples après s'être bien amusé au sein de meutes de harceleurs de féministes". Se sentant visé, Alexandre Hervaud tweete une réponse depuis son compte personnel. Une réaction qui pousse d'autres victimes à réagir. Boris Bastide saisit l'occasion. Il crée une adresse e-mail anonyme, de peur de représailles, et écrit de nouveau à Checknews, le jour même. Cette fois, l'enquête aboutit en quelques jours.  "Sept, huit ans après, ça me fait trop mal" Neuf ans après les faits, les victimes mettent enfin un nom sur les dizaines de comptes anonymes qui repartagaient systématiquement insultes, montages et détournements à leur encontre. Florence Porcel reconnaît "les pseudos Twitter" : "J'ai reconnu les gens, j'ai reconnu les modus operandi, j'ai reconnu tout ça." Le même harcèlement a produit les mêmes conséquences sur la vie des victimes. La dépression en fait partie, explique Galliane. "Il y a eu des périodes où ça m'enfonçait dans la dépression." Les cadors de la "Ligue" ont régi la vie et l'humeur de leurs victimes, même à des milliers de kilomètres. "J'étais en dépression à Montréal", confie Nora Bouazzouni, qui a vécu au Canada de septembre 2009 à juillet 2010.  "Sept, huit ans après, ça me fait trop mal", confie une journaliste anonyme, victime de railleries et d'un photomontage moqueur avec son visage. Aujourd'hui, elle évoque des pseudos de membres de la "Ligue" qui lui "donnent le frisson". Les conséquences ne sont pas que psychologiques. Les victimes étaient en majorité des aspirants journalistes, communicants et blogueurs qui débutaient sur les réseaux sociaux. Leur carrière et leur réputation en ont pâti. "J'étais dans la communication et le marketing. J'ai arrêté de travailler à cause de ça", confie Florence Desruol, en burn out après ce cyberharcèlement.  Aujourd'hui, ce sont leurs harceleurs qui suspendent leur présence sur les réseaux sociaux. Depuis la révélation de leurs agissements, certains membres de "La Ligue du LOL", dont certains ont obtenu en dix ans des postes à responsabilité, ont été sanctionnés. Vincent Glad et Alexandre Hervaud, chef de service web, ont été mis à pied à titre conservatoire à Libération, tout comme D. D. et F.-L. D., respectivement rédacteur en chef et rédacteur en chef adjoint, à la rédaction des Inrockuptibles. Même conséquence pour G. L. à Usbek et Rica et R.L-A. (@claudeloup), consultant chez Publicis. Le studio de podcasts Nouvelles Ecoutes a mis fin à l'émission de Guilhem Malissen. Stephen des Aulnois, lui, s'est retiré de la rédaction en chef du Tag parfait, un magazine en ligne spécialisé dans la culture porno. D'autres membres de la "Ligue" ont été depuis entendus par leurs employeurs, tels que la Mairie de Paris.  Les victimes contactées par franceinfo espèrent surtout que ces révélations donneront lieu à une prise de conscience sur la réalité du cyberharcèlement. "Quand on nous dit qu'on n'a pas le droit d'exister virtuellement, on se dit qu'on n'a pas le droit d'exister dans la vraie vie", rappelle Thomas Messias.

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