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Insolite et Faits divers

ENQUÊTE FRANCEINFO. "En sortant de ce rendez-vous, j'ai failli faire une connerie" : quand des médecins de la police remettent en cause des arrêts de travail

"En sortant de ce rendez-vous, j'ai failli faire une connerie" : quand des médecins de la police remettent en cause des arrêts de travail Les médecins de la police nationale ont pour mission de vérifier l'état de santé des fonctionnaires et leur aptitude à exercer. Mais selon certains témoignages recueillis par franceinfo, cet objectif ne serait pas toujours respecté, au mépris de la santé des policiers. Alice* se souvient très bien de ce vendredi 4 novembre 2016. Elle revient du supermarché, des sacs de courses plein les bras. D'un coup, impossible de bouger. Direction les urgences. Le verdict tombe : hernie discale, à opérer tout de suite. Hospitalisation, convalescence... La policière alsacienne doit s'arrêter de travailler plus de trois semaines. L'agente, qui a réussi le concours d'officier de police judiciaire quelques mois plus tôt, retourne travailler le 30 novembre 2016. Mais à l'été 2017, elle se retrouve à nouveau dans l'incapacité de bouger. Sa hernie la refait souffrir. Une deuxième opération lui est proposée en urgence le 17 août. Après ces deux arrêts-maladies, Alice est convoquée par la médecine de la police. Elle est reçue par le docteur Christian Frey, le médecin inspecteur au sein du Secrétariat général pour l'administration du ministère de l'Intérieur (Sgami), pour une visite de contrôle. Ses conclusions sont indispensables car elles valident l'aptitude à exercer. S'ils sont jugés inaptes lors de ce rendez-vous, les agents peuvent être révoqués. Christian Frey reçoit Alice dans son cabinet le jeudi 26 octobre 2017. Elle lui fait part de ses douleurs lombaires persistantes, plus de deux mois après son opération. Mais il estime qu'elle est apte à reprendre dès le lundi suivant, le 30 octobre, alors que son médecin préconisait encore un mois de repos.  Surprise, Alice sollicite le diagnostic d'un second médecin et l'avis du comité médical, une instance de l'administration qui juge si les fonctionnaires sont aptes ou non. Le 28 novembre 2017, ce dernier décide de suivre l'avis du médecin de la police et lui demande de reprendre son service dès le lendemain. Le 29 novembre 2017, jour de son retour au travail, impossible de sortir de sa voiture. "Ce même jour, l'IRM a malheureusement objectivé une récidive précoce de la hernie discale, ce qui a nécessité une nouvelle intervention", écrit son médecin traitant dans un rapport que franceinfo a pu consulter. Elle sera arrêtée jusqu'en mars 2018. Aujourd'hui, la policière, à qui sa commissaire promettait qu'elle "irait loin", a mis sa carrière en pause, écœurée de voir sa santé dégradée. Depuis, le médecin messin a été révoqué par l'Ordre des médecins et condamné à deux reprises, en 2019 et en 2021, pour des agressions sexuelles sur des fonctionnaires de police. Contacté par franceinfo, son avocat n'a pas souhaité répondre à nos questions. Ordonné de reprendre ses fonctions Si le cas d'Alice semble "extrême" aux yeux de Christophe Girard, ancien coprésident de l'association SOS Policiers en détresse, ce fonctionnaire engagé sur la question de la prévention des suicides souligne que des arrêts-maladies sont régulièrement remis en cause par l'administration. "C'est souvent le cas pour les pathologies difficilement vérifiables, comme des maux de dos, des troubles psychologiques", constate-t-il. C'est précisément ce qui est arrivé à Pascal*. Lorsque nous le rencontrons au printemps, le quadragénaire est agité. Cela fait des mois qu'il ne dort plus et ressasse ses déboires avec les médecins de la police. "Je suis à fleur de peau", s'excuse-t-il à plusieurs reprises. Il a officié à la police aux frontières de l'île de Saint-Martin, pendant neuf ans, jusqu'en septembre 2017. Date à laquelle la tempête Irma a tout dévasté sur son passage. A l'époque, les fonctionnaires sur place sont réquisitionnés pour venir en aide aux habitants, dont Pascal, qui en plus d'aider les sinistrés dans des conditions chaotiques, perd sa maison et ses biens. Selon le psychiatre qui le suit depuis son retour dans l'Hexagone en 2017, il est victime de stress post-traumatique. De retour chez sa mère en Alsace après la catastrophe, où il vit depuis décembre 2020, il est lui aussi reçu par Christian Frey. Pour Pascal, ce premier rendez-vous est particulièrement traumatisant. "Je me suis vu mourir après l'ouragan, raconte-t-il d'un ton vif, et je suis reçu par ce docteur qui me demande comment je compte me suicider, en me citant des exemples. En sortant de ce rendez-vous, j'ai failli faire une connerie." Et le policier de s'emporter : "S'il y a 25 suicides par an dans la police, c'est aussi à cause de ces médecins." Interrogé sur ce cas, Christian Frey n'a pas répondu à nos sollicitations. Un bouclier avec inscrit "stop aux suicides dans la police", dans une manifestation de policiers, à Bruxelles (Belgique), le 31 mars 2019. (MAXPPP) Pascal est également reçu par le docteur Henri Brunner, à l'été 2018. A l'issue de l'entretien, le psychiatre estime que son cas ne relève pas d'un stress post-traumatique. Il évoque un état de "revendication". Dans un court rapport, que franceinfo a pu consulter, le docteur estime que le fonctionnaire est "acculé de dettes" et "ne pense qu'à les rembourser". Il conclut que Pascal peut reprendre le travail. A l'été 2019, l'administration lui intime de reprendre ses fonctions à Saint-Martin dans un délai de 12 jours. Puis à l'été 2020, elle lui laisse cinq jours, sinon elle considérera qu'il a abandonné son poste. Des expertises psychiatriques de qualité ? Le docteur Henri Brunner, qui a examiné Pascal, est rompu aux expertises psychiatriques. Ancien praticien hospitalier et expert auprès de la cour d'appel de Colmar (Haut-Rhin) et de compagnies d'assurances depuis 45 ans, il a aujourd'hui plus de 70 ans et travaille pour la police du Grand Est. Mais il est accusé par d'anciens patients et des médecins de "bâcler ses analyses" et de donner l'impression de "répondre à des commandes", selon le docteur Georges Federmann contacté par franceinfo. "Cela fait 30 ans que j'essaie de mettre en lumière ses pratiques", explique le spécialiste strasbourgeois, à l'initiative de la procédure. Le principal intéressé réfute en bloc ces accusations. Interrogé sur ses pratiques, l'expert assure qu'il n'a "jamais eu de problèmes" devant la justice. "J'avais une activité d'expertise importante, justifie-t-il. Je faisais environ 700 expertises par an (soit environ deux par jour), dans tous les domaines : judiciaire, civil et pénal... Il faut bien préciser qu'en un an cela fait 700, en deux ans 1 400, en trois ans, 2 100. Donc qu'il y ait quelques mécontents là-dedans, c'est inévitable." Ce chiffre élevé peut s'expliquer par "la nature des expertises", avance Maurice Bensoussan, président du Syndicat des psychiatres français. "Dans le cas d'un contrôle d'arrêt-maladie, les questions sont relativement plus simples, car il s'agit de confirmer ou non un diagnostic." Quant au chiffre avancé par son confrère, il précise : "Deux expertises par jour, c'est possible, mais on ne fait pas grand-chose d'autre à côté. Il peut y avoir des expertises de qualité, faites en quantité." Interrogé sur ses rapports avec l'administration, Henri Brunner dément lui toute complaisance : Des "dérives" liées aux arrêts-maladies Les témoignages que franceinfo a recueillis illustrent le problème des arrêts de travail annulés, et le problème, présent dans le Grand Est, existerait aussi dans d'autres régions. C'est le cas au sein de la compagnie de circulation de Paris où la moitié des fonctionnaires du service (150 sur 300) était en arrêt-maladie à la fin septembre 2021, selon des syndicats dans Le Figaro. Convoqués à la demande de la Direction de l'ordre public et de la circulation (DOPC), certains ont toutefois été jugés aptes à reprendre le travail malgré les ordonnances de leurs médecins. "On remet un policier apte au travail alors qu'il a 16 de tension", s'offusquait alors Hubert Gimenez, délégué syndical chez Unité SGP Police, auprès de France 3 Ile-de-France. Selon l'avocat Mathieu Baronet, qui représente plusieurs policiers dans le même cas qu'Alice et Pascal, les annulations d'arrêts-maladies pourraient s'expliquer par le "manque d'indépendance" de médecins employés par l'administration. Ces annulations, qu'il qualifie de "dérives", seraient selon lui "liées à l'absence totale d'impartialité de la part de certains médecins". "Même si ce n'est pas systématique", ajoute-t-il. Un constat partagé par le syndicat majoritaire Unité SGP, qui affirme à franceinfo "se battre pour une plus grande indépendance des médecins des Sgami". Une politique du chiffre qui fait souffrir Interrogée sur ce point, la police nationale précise que les médecins "appointés par l'administration" sont soumis "à des obligations déontologiques". "Ce n'est pas la hiérarchie qui décide, mais le médecin statutaire n'est pas non plus le médecin personnel de l'agent", souligne l'administration auprès de franceinfo. Avant de rappeler que dans "une écrasante majorité" des cas, "le contrôle médical demandé par la hiérarchie aux médecins de l'administration aboutit à confirmer l'arrêt-maladie".  Il faut dire que les arrêts de travail sont fréquents dans ce métier très exposé. Travail de nuit, horaires décalés, exposition à la violence... Sans compter sur la politique du chiffre et des impératifs de résultats qui pèsent sur les fonctionnaires. "Depuis la fin des années 2000, cette politique consiste à évaluer le travail des policiers sur des critères quantitatifs, résumant l'activité des policiers à des résultats qui sont facilement mesurables", analyse Marc Loriol, sociologue et spécialiste de la souffrance au travail.  Autant de raisons qui peuvent conduire les forces de l'ordre à des troubles psychiques, voire des suicides. Selon le syndicat Unité SGP Police, qui craint qu'un triste record soit battu cette année, 30 policiers ont mis fin à leurs jours entre le 1er janvier et le 31 mai 2022. L'année la plus noire pour la profession remonte à 1996 : ils étaient 71 à être passé à l'acte, selon Libération. * Les prénoms ont été modifiés.

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